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Chapitre 9
A quatorze heures trente, le chef Sagol s’était garé sur le parking de la mairie. L’église se situait cinquante mètres plus loin sur une butte. Le clocher dominait toute la vallée et, du promontoire, devant l’entrée principale, on bénéficiait d’un panorama exceptionnel. Comme des tâches blanches dans une prairie, les villages défilaient devant les yeux du chef. La campagne s’était habillée de vert, les villages et les hameaux formaient des îlots blanchâtres dans un océan de verdure.
Il y avait déjà beaucoup de monde sur le parvis, les villageois faisaient la queue devant les livres de condoléances. Le chef Sagol s’inséra dans la file et attendit patiemment son tour. Deux registres étaient disposés de part et d’autre du porche d’entrée. Chacun avançait d’un pas feutré, ce silence ajoutait de l’intensité à la solennité de la démarche. Lorsque vint son tour, il prit le stylo et écrivit quelques mots. La feuille était bien remplie, mais la plupart des gens s’étaient contentés de mettre leur nom et adresse et leur signature. Il n’y avait que deux personnes qui avaient griffonné quelques lignes. Le premier texte était rédigé d’une main tremblante. L’épistolaire disait ceci : « mon cœur saigne pour vous, ma pensée va vers vous, la paix soit avec vous. » Le chef Sagol se dit, au vu de l’écriture et de la formule, que l’auteur était de la même génération que les défunts. L’autre dédicace était plus brève et conventionnelle : « adieu mes amis. » En bas de la feuille, le chef Sagol écrivit : Je cherche la vérité pour honorer vos mémoires, soyez-en assurés. Il tourna la page du livre broché de velours noir et il pénétra dans l’église.
Les haut-parleurs diffusaient une toccata de Bach. Le curé était celui de la paroisse. Son territoire était vaste, il s’étendait sur une dizaine de communes. Sagol se disait, qu’en ces périodes de chômage, personne n’avait songé à confier une mission de recrutement à l’ANPE , heureusement, personne ne se doutait de ses pensées, elles n’auraient pas été appréciées par l’assistance. Le fourgon mortuaire n’était pas encore arrivé avec les corps et la famille. Les deux premières rangées de bancs, de chaque côté, étaient vides. Le public se répartissait de part et d’autre. Le chef Sagol trouva une place au quatrième rang entre Gisèle, l’infirmière et le chef des employés communaux, Emile.
Il était presque quinze heures, lorsque le sacristain ouvrit les vantaux de la grande porte. Les employés des pompes funèbres(aussi funèbres que leurs pompes) poussèrent un catafalque sur roulettes, c’était le cercueil d’Antoinette Drochard. Le nom était gravé sur une plaque de cuivre vissée sur le dessus du couvercle. Ils posèrent délicatement la boîte en chêne sur des tréteaux et ressortirent avec leur chariot. Le transport du cercueil de Germain fut plus laborieux. Une roulette se grippait de temps en temps et l’employé, situé à droite, soulevait de son côté pour soulager les roulements. Il avait l’air de fatiguer et il suait à grosses gouttes.
Les deux défunts étaient côte à côte, Régis et sa sœur Martine se tenaient la main. Des larmes coulaient le long des joues de madame Bedel. Monsieur Bedel soutenait sa femme tandis que l’épouse de Régis, vêtue de noir, était impassible. Sur le banc, derrière le fils et la fille des défunts, se trouvaient trois garçons et une fille. C’étaient les petits enfants de Toinette et Germain. Franck, qui était le plus âgé, ressemblait à son père et paraissait affecté par la disparition de son grand-père et de sa grand-mère. Hugues Bedel venait juste d’arriver du Japon. Son père était allé le chercher à l’aéroport à une heure et quart de voiture du village. Vanessa et Kévin se tenaient aussi la main, « ces deux-là, se dit Sagol, sont soudés jusque dans la peine. »
Maintenant les croque-morts apportaient des couronnes, des gerbes, des bouquets de fleurs. Il y avait beaucoup de roses. De sa place, le chef Sagol pouvait lire les épithètes : à nos voisins et amis, à nos amis de la part du conseil municipal, à nos grands-parents.
Une couronne plus ovale que ronde attira l’attention du chef. Elle ne comportait que deux mots sur un ruban de couleur violette : à toi. Le chef trouvait ce dernier message sibyllin, mais pourquoi pas.
Toutes ces compositions florales étaient disposées de part et d’autres des cercueils. Seules deux couronnes de roses blanches se trouvaient sur le devant du catafalque et touchaient la tête des cercueils. Aucune inscription ni ruban n’ornaient ces compositions. « Ce sont probablement des fleurs commandées par la famille, se dit Sagol. »
L’église était pleine et le sacristain avait fermé la porte centrale. Chaque rangée était occupée ; les défunts, habitants de la commune depuis des décennies, étaient connus de chaque villageois. Dans les campagnes, il faut avoir de bonnes raisons pour ne pas assister aux obsèques d’un voisin ou d’un ami, même si c’est juste une connaissance. Le chef Sagol avait repéré tous les habitants du hameau sans exception. Même les plus mécréants se trouvaient dans l’édifice.
La présence de tous, corroborait l’intime conviction du chef Sagol. Il pensait que l’assassin n’était pas un habitant du village. Pour ne pas orienter trop tôt l’enquête vers d’autres directions, il s’était abstenu de laisser paraître quoi que ce soit auprès de ses subordonnés. Il préférait laisser les choses se décanter, dans une semaine il serait temps de privilégier d’autres pistes.
Il y eut soudain un silence, la musique de Bach s’était éteinte comme dans un souffle. Le prêtre, qui s’était assis à gauche de l’autel, se leva et s’approcha du micro. Il prit la parole dans une attitude empreinte de foi et de recueillement. Il commença par ces mots :
– Chers frères et sœurs, chers amis, nous sommes réunis aujourd’hui autour d’Antoinette et de Germain Drochard.
Il se signa et l’assistance fit de même, hormis quelques personnes qui baissèrent la tête. Les incroyants se comportent ainsi dans toutes les cérémonies. C’est une forme de respect envers ceux qui croient et, quoi qu’on en dise, une communion avec la peine de tous. Le curé relata la vie d’Antoinette et Germain, il avait personnalisé ses propos en disant « Toinette. »
– Une vie pleine, remplie de l’amour des autres. Toinette si dévouée, attentive au bien-être de sa famille. Toinette, impliquée dans les actions caritatives de la paroisse. Toinette qui soutenait Germain quand sa santé avait décliné.
Le chef Sagol, absorbé dans ses pensées, s’était évadé un instant du prêche de l’homme d’église. Il réfléchissait au faire-part qu’il avait lu dans le journal :
« Monsieur et Madame Régis Drochard, leurs enfants Franck, Kévin et Vanessa ;
Monsieur et Madame Bedel Lucien et leur Fils Hugues ;
Les parents et amis, ont la douleur de vous faire part du décès dans sa quatre-vingt-cinquième année de Madame Antoinette Drochard.
Les obsèques seront célébrées le samedi dix-huit mai à quinze heures en l’église du chef-lieu. Cet avis tient lieu de faire-part ».
Le même texte figurait au-dessous pour annoncer la disparition de Germain. Le chef Sagol se dit qu’il aurait des choses à demander à Régis Drochard et à Martine Bedel.
Le prêtre continuait son homélie, ce fut au tour de Germain d’être encensé. « C’est fou les qualités que l’on nous trouve au moment de notre disparition, se dit Sagol. »
Quelques personnes vinrent au micro parler des chers disparus. La première à se présenter pour évoquer Toinette fut la présidente de l’association caritative paroissiale. Cette dame n’avait pas d’âge, c’est du moins l’impression qu’elle donnait. Son visage ressemblait à un masque de cire, blanc, inexpressif, sans aucune ride, aucun sourire. Sa voix d’automate débitait quelques lignes griffonnées sur une feuille. L’émotion semblait être restée à la porte de l’église. Enfin, elle regagna sa place, sur la même rangée que le chef Sagol, mais dans la travée en face. La deuxième fut Madame Robion, l’épouse du plombier. C’était une belle femme rousse, grande âgée d’une quarantaine d’années. Elle s’attacha à faire ressortir la convivialité et la disponibilité du couple. Avec sobriété et une émotion bien contrôlée, Madame Robion faisait revivre Toinette et Germain. A la fin de sa lecture, elle ravala un sanglot, essuya une larme et regagna sa place.
Vanessa Drochard grimpa la marche jusqu’au micro, elle n’avait pas de papier avec elle. Elle prit la parole, dans un sanglot.
– Je pourrais dire tellement de choses sur Mamy et Papy…
Je dirais qu’ils m’ont appris la vie,
Le sens des choses,
Le parfum des roses,
Tout cela je vous le dois,
C’est dur de clore ainsi une vie,
Mais moi, je ne suis pas de cet avis.
J’entends toujours vos voix,
J’ai encore besoin de vous Mamy et Papy,
Vous, aux paupières closes,
Voyez les regards qui se posent.
On ne va pas oser
Ainsi vous laisser.
Le souvenir sera le plus fort,
Votre lumière sera mon or
Vanessa partit en sanglots, elle avait réussi à dire son texte qu’elle avait mémorisé par cœur. Là, devant ses parents, ses frères et ces cercueils, elle était tétanisée ne pouvant plus bouger. Des torrents de larmes coulaient le long de ses joues. Kévin, qui avait autant de larmes que sa sœur, se leva et alla la chercher. Vanessa se jeta dans les bras de son frère, comme un marin tombé à la mer et à qui l’on envoie une bouée. Elle s’accrochait à lui et ils regagnèrent leur place en s’essuyant mutuellement leurs larmes.
Le chef Sagol, qui pourtant en avait vu bien d’autres, était lui aussi très ému. Cette petite avait réussi à transmettre sa peine. La musique du requiem de Mozart avait pris le relais. Le curé récita des prières reprises en cœur par les habitués de la paroisse. Vint le moment de l’eucharistie. Martine Bedel et son frère Régis communièrent, les enfants aussi. Un grand nombre de personnes de l’assistance quittèrent leur place pour aller recevoir le corps du Christ. Le chef Sagol, en bon mécréant, ne communia pas.
Le prêtre récita d’autres prières liturgiques, puis il fit signe de s’asseoir et se posa sur la chaise à gauche de l’autel. Le sacristain prit le relais avec sa panière en osier recouverte de tissu en velours rouge. Chacun sortit un billet ou une pièce de sa poche, rares étaient ceux qui laissaient passer le quêteur sans rien donner. Mozart jouait plus fort son requiem. Quand le curé reprit la parole, la musique cessa. Il se dirigea vers les catafalques avec le goupillon et l’encensoir qu’il agita au-dessus des dépouilles de Toinette et Germain. Le chef Sagol n’aimait pas l’odeur de l’encens, elle le prenait aux narines et le faisait tousser et éternuer. L’encenseur passa à côté de lui, il retint sa respiration. L’officiant remit l’instrument au sacristain qui alla le ranger. Il n’avait plus que le goupillon. Un petit vase rempli d’eau bénite était disposé sur un catafalque. Le curé aspergea les cercueils en effectuant le signe de croix avec le goupillon et passa le relais à Régis. Celui-ci se leva et se signa devant sa mère et devant son père. Sa sœur et le reste de la famille s’étaient rangés derrière lui. Martine reçut le goupillon des mains de son frère. Elle avait beaucoup pleuré, mais elle gardait une allure droite et fière. Hugues, comme sa mère, savait se contrôler. Malgré une douleur intense, il ne laissait rien voir, son séjour au Japon y était peut-être pour quelque chose. Les Asiatiques sont experts pour cacher aux autres leurs sentiments profonds. Franck, l’aîné, n’avait pas une larme, mais une expression d’absence, une autre forme du chagrin. Vanessa, toujours soutenue par son frère, trempa le goupillon dans le vase, et faillit le renverser tant elle tremblait. Kévin, plus que jamais attentif à sa sœur, réussit à éviter la chute. Il transmit le goupillon à Monsieur le Maire et alla se rasseoir sur le banc. Le premier magistrat, un homme d’une cinquantaine d’années, avait la chevelure toute blanche. Il passa le relais et se dirigea vers la sortie et chacun fit de même.
Les cloches se mirent à sonner le glas. Les villageois s’étaient regroupés à l’extérieur, sur le promontoire qui domine le village et les environs. Le chef Sagol avait béni les corps et Martine l’avait fixé intensément à son passage. Maintenant, il attendait dehors que les corps sortent de l’église, ainsi que la famille, pour aller au cimetière.
Dans la plupart des enterrements, les gens rentrent chez eux après l’office. La famille et les proches vont au cimetière. Il arrive aussi que la famille exige une stricte intimité lors de l’inhumation. Ceci est précisé par le prêtre durant la messe. Ici aucune consigne n’avait été donnée. Le chef Sagol décida d’aller au cimetière, il souhaitait voir un maximum de choses. C’était un moment particulier et tout ce qui clochait se percevait bien lors de la cérémonie. Toutefois, le chef Sagol n’avait pas encore assez d’informations pour faire avancer son enquête.
Les croque-morts sortirent les cercueils l’un après l’autre, la famille suivait derrière. Régis, sa sœur Martine et les enfants se mirent sur le côté, des villageois vinrent présenter leurs condoléances. Certains faisaient la bise, d’autres serraient la main. Le chef Sagol s’approcha de Martine et Régis, il mit sa main sur leur épaule en disant qu’il était avec eux. Ils baissèrent la tête tous les deux en même temps, mais ne lui soufflèrent mot. Il serra la main des enfants et partit un peu plus loin au bord du promontoire. Pendant ce temps, les employés des pompes funèbres avaient installé les cercueils dans les fourgons mortuaires, les fleurs étaient chargées dans un autre véhicule.
Le convoi prit la direction du cimetière distant d’environ deux cents mètres. La famille suivait dans un véhicule. Quelques personnes prirent la direction de la dernière demeure de Toinette et Germain, le chef Sagol suivit le mouvement. Il fallut à peine cinq minutes au petit groupe pour se trouver devant les grilles du cimetière communal. L’ouvrier municipal, détaché à cette occasion, avait ouvert une entrée sur le côté pour permettre cortège mortuaire de pénétrer et d’approcher jusqu’aux tombes de la famille Drochard. On pouvait l’apercevoir qui venait en direction de l’entrée principale, pour procéder à l’ouverture de la grille. Les jours d’inhumation, le cimetière était fermé dans les heures précédant la mise en terre. C’était pour éviter les incidents qui avaient eu lieu dans le village voisin où un vandale avait saccagé le site sur lequel devait avoir lieu une inhumation. Des photos pornographiques avaient été collées sur les pierres tombales voisines. Des préservatifs, remplis d’eau, pendaient aux croix des tombes. La plaisanterie était de très mauvais goût et les auteurs de cette farce macabre n’avaient jamais été découverts. Le maire avait donc pris cette décision et l’employé municipal exerçait une surveillance discrète des allées et venues.
En plus de la famille, du curé et du maire, le chef Sagol compta environ trente-cinq personnes. Le prêtre fit une brève prière et les croque-morts descendirent les cercueils: Germain le premier, puis Toinette fut mise au-dessus. Les deux époux seraient ensemble pour l’éternité. Le curé bénit la tombe et quitta l’assemblée. Le Maire prit la parole, il relata brièvement les mandats successifs qu’ils avaient effectués Germain et lui. Il mit en exergue son implication désintéressée pour le bien de ses concitoyens. « Il est ému, le brave homme, et assez sincère, se dit Sagol. » Le premier magistrat de la commune embrassa la famille et se retira. Régis saisit une poignée de terre et la jeta sur le cercueil de sa mère. La terre recouvra une partie de la plaque en cuivre, on ne lisait plus que « Toi », le reste était déjà sous la terre.
Lorsque le chef Sagol s’approcha, pour jeter lui aussi une poignée de terre, il ne put s’empêcher de penser à cette couronne qu’il avait vue dans l’église et qui portait cette dédicace : « A toi ».Il jeta la terre et fit demi-tour.
A l’extérieur du cimetière, le maire discutait avec l’employé municipal, Sagol les salua. Le maire lui répondit et s’excusa auprès de l’employé. Il vint à la rencontre de Sagol Il lui demanda où en était l’enquête.
Les deux hommes s’étaient rencontrés la semaine précédente, le jeudi soir exactement. L’entretien avait été cordial, mais le maire avait compris qu’il n’avait pas affaire à un débutant et il fut rassuré. Ayant côtoyé Germain pendant de longues années, il était très impliqué dans la découverte de la vérité.
Le chef Sagol l’informa qu’à ce stade des investigations, aucune information sérieuse ne pouvait être communiquée.
– Pour l’instant, il y a peu de pistes, mais je pense qu’à la fin de la semaine prochaine nous en saurons plus.
Sagol se garda de s’exprimer davantage, de toute façon il ne lui confierait rien. Il ne faut pas heurter la sensibilité d’un édile local, mais moins on en dit, moins il risque d’y avoir de fuites et de problèmes.
Le chef Sagol retourna au parking de la mairie pour récupérer son véhicule et rentrer chez lui. Il était seize heures trente et madame Sagol serait revenue de sa foire à la brocante lorsqu’il franchirait le seuil de son appartement.