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Chapitre 10
Nous sommes lundi vingt mai, il y a six jours que Toinette et Germain ont été découverts. Il est six heures et le chef Sagol chantonne un vieil air du genre de ceux qu’il collectionne. Il chante comme beaucoup de gens dans la salle de bains. Il vient de terminer sa toilette et le rasage, puis met une eau de toilette offerte par son épouse. Il s’habille et s’apprête à rejoindre ses subordonnés à la caserne de gendarmerie, à une vingtaine de kilomètres de là. Il ne dérange pas sa femme, elle dort encore. Il prend la route, le soleil n’est pas levé depuis longtemps. Il apprécie le paysage très verdoyant en cette saison. Il se dit que la région est magnifique et que le mois de mai mérite l’adjectif de joli qui lui est si souvent accolé. Le soleil brille sur les prairies, la rosée du matin renvoie, tels des diamants, les éclats de ses perles. Le chef est de très bonne humeur, il pense que la vie est belle et qu’elle mérite d’être vécue. « Bon sang! Une journée comme aujourd’hui est capable de vous faire oublier cent jours de grisaille, se dit-il. »
Il n’est guère plus de sept heures lorsqu’il gare son véhicule devant la gendarmerie. Le chef de brigade est déjà sur le terrain. Ils se saluent mutuellement et Sagol lui fait un bref résumé de l’état d’avancement des travaux. Le chef l’emmène dans son bureau et lui remet des courriers apportés par la navette.
Une enveloppe, estampillée du cachet du procureur de la République, l’intrigue. Il l’ouvre immédiatement, il y a là un courrier de deux pages. Le procureur fait état de sa dernière rencontre avec le garde des Sceaux. Il y a peu, celui-ci avait convoqué tous les procureurs de la République de l’hexagone. Il leur avait signifié que la justice se devait, à l’image de la Société, d’être plus performante. Le budget de chaque juridiction devait être géré en « bon père de famille ». La performance était à ce prix. Sagol, qui savait lire entre les lignes, avait déjà tout compris. Il lut quand même les lignes suivantes. Le procureur de la République s’était engagé, au nom de tous ses collaborateurs, à montrer l’exemple de l’effort budgétaire. Il avait accepté de rendre une partie de son budget et d’obtenir des résultats supérieurs à l’année précédente.
Sagol bouillait intérieurement ; mais le meilleur était dans la page suivante. Le procureur affirmait avoir reçu une lettre du juge Julie Silovsky. Elle s’inquiétait, dans une affaire de meurtre de deux personnes âgées, de la profusion d’analyses ADN et autres, demandées sur ce dossier assez classique. Madame Silovsky trouvait qu’il y avait une disproportion de moyens déployés et de coût peu en rapport avec l’importance de l’affaire.
Le chef Sagol, bien que non-croyant, crut qu’il était mort et que c’était un test pour savoir s’il devait être aiguillé sur le paradis ou sur l’enfer. Il pensa un instant appeler le juge Silovsky ou aller la rencontrer. Il se ravisa rapidement. Il lui fallait donner le change et surtout ne pas offrir de brèche dans laquelle pourrait s’engouffrer le poison nommé Silovsky. Il se répéta qu’il faisait beau et que tout allait bien. Aujourd’hui je suis de bonne humeur se rappela-t’il.
La suite du courrier n’était qu’un condensé de mises en garde et d’obligations à respecter les directives de monsieur le Procureur. Sagol se dit que, pour l’instant, ses investigations ne seraient pas freinées par ce courrier car les demandes d’analyses en cours seraient honorées. Le tour de vis sera pour les demandes à venir qui devront toutes avoir l’aval de Madame Silovsky. Le chef prit la décision de ne rien dire à ses subordonnés, il aviserait le moment venu.
Les autres correspondances concernaient aussi l’affaire Drochard, comme il convenait de l’appeler. Il y avait des réponses d’autres brigades de gendarmerie à des questions de routine. Le chef Sagol avait devant les yeux un rapport concernant le facteur Nicolas Favant. Il le parcourut en diagonale, il le remettrait tout à l’heure à Gilles.
Tout le monde était dans le hall d’accueil et parlait du week-end. Le gendarme Liard était allé voir une compétition de karting. Son collègue nordiste s’était rendu en Bourgogne faire une visite des caves et de quelques monuments historiques. Gilles, quant à lui, était parti pour deux nuits en refuge dans le massif de la Vanoise. Tous étaient très contents de leur week-end. Le chef Sagol, éprouvé par l’enterrement, était allé voir un ami. Ils étaient prêts à affronter les aléas du dossier de Toinette et Germain.
Le gendarme Gilles prit en main l’enquête sur Nicolas. Le chef Sagol lui avait remis les rapports établis par la brigade de gendarmerie d’Abbeville dans la Somme. Le facteur était originaire d’un petit village d’une centaine d’âmes en Picardie, le village s’appelait Guiguoil. Ses parents vivaient toujours au pays. Son père avait pris sa retraite de mécanicien agricole, sa mère n’avait jamais travaillé, enfin elle n’avait jamais été déclarée chez un employeur. En réalité, pour faire bouillir la marmite, elle avait eu des tas de petits boulots non déclarés : nourrice, vendangeuse en Champagne et aussi le ramassage des betteraves. Nicolas Favant avait une sœur plus jeune que lui. Elle s’était mariée à un gars de la région. Elle avait trois enfants en bas âge: un garçon de trois ans et des jumeaux âgés de deux ans; enfin, des faux jumeaux puisqu’il s’agissait d’un garçon et d’une fille. C’étaient des gens sans histoires. Nicolas avait vécu là-bas jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans. Il avait réussi un concours des PTT et était « monté » à la capitale. Il était resté quatre ans à Paris. Ses parents ne comprirent pas qu’il ne soit pas revenu vivre et travailler au pays. Quand il leur annonça qu’il avait demandé sa mutation dans la région Rhône-Alpes, son père faillit s’étouffer de dépit. Il se fâcha pendant plusieurs mois avec son fils. Nicolas n’en démordit pas. Il obtint sa mutation deux ans après sa demande. Il est toujours au même bureau de poste à ce jour.
La gendarmerie d’Abbeville avait joint le témoignage de l’institutrice qui avait fait la classe à Nicolas à l’école primaire. Le cours moyen de première année était mélangé avec celui de deuxième année. A l’époque, il n’y avait pas assez d’élèves pour faire deux classes. Mademoiselle Lebrun, enseignante à la retraite, certifiait que Nicolas était un élève studieux, mais assez rêveur, il préférait parler de tout ce qui avait trait à la nature et aussi aux étoiles. Elle ne signalait pas de fait qui aurait attiré son attention ou fait l’objet d’une punition, hormis les chamailleries habituelles des garçons de son âge.
Deux amis d’enfance avaient été entendus. Tous deux faisaient des éloges de leur camarade de classe. Ils construisaient des cabanes ensemble après la classe ou pendant les vacances. Ils avaient même commencé leur vie amoureuse avec la même partenaire (dixit monsieur Burelli). Nicolas avait un certain succès auprès des filles de la région. Il semble qu’il ait fréquenté pendant deux ans mademoiselle Ginoux, mais elle a préféré un autre camarade qui est vétérinaire à Abbeville. Le gendarme Gilles se dit que Nicolas n’en avait pas parlé jusqu’à présent.
Gilles avait rencontré le receveur de la poste. Il lui avait posé des questions sans rien laisser paraître sur le facteur Favant. Nicolas était un excellent camarade de travail. Il avait effectué des remplacements sur d’autres tournées avant d’être le titulaire du centre du bourg. Tous les clients ne souhaitaient qu’une chose, c’est que le jeune reste. Il était plébiscité par tous les usagers. « Décidément, se dit Gilles, il n’y a pas de faille chez cet homme là. Il doit bien y avoir quelque chose qui cloche. »
Concernant sa vie amoureuse actuelle, le gendarme Gilles savait qu’il vivait avec une jolie infirmière plus jeune que lui. Ils formaient un couple amoureux et personne ne jasait sur leur compte. Gilles indiqua aussi dans son compte rendu, que Nicolas Favant avait un casier judiciaire vierge.
Le gendarme nordiste peaufinait son rapport d’enquête sur madame Gisèle Recouvrat, infirmière libérale. Ses parents, originaires du village d’à côté, étaient décédés depuis dix ans. Sa mère avait été emportée par un cancer. Le mal avait fait des ravages pendant des mois avant qu’elle n’en parle à sa fille. Lorsqu’elle se confia enfin à Gisèle, il ne lui restait que vingt-huit jours à vivre. Gisèle ne put qu’aider à l’accompagnement, afin que sa mère ne souffrît pas. Elle l’enterra par un après-midi gris de novembre ; un jour où il n’y a plus de ligne d’horizon car le ciel s’est installé dans l’herbe sombre des prairies.
Son père ne desserra plus les lèvres et dix jours plus tard, Gisèle prit de nouveau le chemin étroit qui mène au cimetière. Il n’avait pas supporté l’absence. Le médecin, qui constata le décès, pencha pour une mort naturelle. Aucun signe ne laissait supposer une autre fin. Son père s’était laissé mourir, le chagrin était trop lourd.
Comme à son habitude, Gisèle se réfugia dans le travail. Elle ne montra sa douleur à personne. Elle continua à transporter sa cargaison d’optimisme. L’adversité était devenue sa compagne. Elle le savait, elle se disait qu’il y a des êtres comme cela. D’aucuns l’appellent la fatalité, d’autres le hasard ; Gisèle croyait à la destinée, persuadée que tel était son karma.
On ne lui connaissait qu’un ami intime, il était directeur d’école et s’appelait Georges Bazin. C’était un camarade d’enfance. Depuis qu’il avait divorcé, Gisèle passait parfois de longues soirées chez lui. Il logeait au-dessus de l’école communale, dans un village à quinze kilomètres du bourg où Gisèle avait son cabinet et son appartement. Des enfants ont rapporté qu’ils ont vu Gisèle sortir le matin par la porte de l’appartement du directeur. Les langues vont vite en besogne dans les campagnes, nombre de gens affirmaient qu’ils étaient amants. C’est probable, à moins que la santé de monsieur le directeur nécessite une piqûre très matinale. On ne connaissait pas de passion à Gisèle Recouvrat, son seul violon d’Ingres c’était les autres. Les week-ends, elle allait bénévolement à la maison de retraite discuter avec les pensionnaires qui n’avaient pas de visites.
Le nordiste annota la chemise de couleur verte qui contenait trois feuillets. Le premier concernait la requête informatique auprès du service central du casier judiciaire à Nantes. Le second répertoriait les actes effectués auprès de Toinette et Germain. Le troisième feuillet contenait le résumé des investigations du gendarme nordiste. Aucun élément ne laissait planer le doute sur l’intégrité morale de Gisèle. De plus, le gendarme ne voyait pas comment madame Recouvrat aurait pu hisser les victimes et leur passer la corde autour du cou. Cependant, avec le juge d’instruction, il ne fallait rien négliger.
Le gendarme Liard rassemblait les informations qu’il avait recueillies sur madame Bessonnat Liliane, la boulangère. Elle était une enfant de la DDAS. Abandonnée à la naissance, elle avait vécu de familles d’accueil en foyers pour l’enfance. Elle avait coutume de dire que sa mère était la République et son père, le président de la République.
Liliane avait quitté l’école à dix-sept ans pour la boulangerie Bessonnat. Volontaire et intelligente, elle comprit très vite quels étaient ses atouts dans la vie. Elle en conclut que sa seule richesse résidait dans son physique. Elle avait des formes généreuses qu’elle montrait à qui savait regarder. Naturellement, le boulanger Bessonnat succomba à ses charmes, mais il était marié. Liliane, calculatrice, se dit qu’avec un peu de patience, elle arriverait à évincer sa patronne. Vingt-huit mois plus tard, l’épouse du boulanger décédait des suites d’une longue maladie.
Liliane, dans les bras de monsieur Bessonnat depuis plus de vingt-huit mois venait d’avoir dix-neuf ans, son amant en avait quarante-huit. Aujourd’hui, le boulanger Bessonnat a pris un ouvrier et s’apprête à se retirer progressivement.
Elle épousa le boulanger l’année de ses vingt ans. Elle eut un garçon cinq mois plus tard et une fille l’année suivante. Le boulanger n’avait pas eu d’enfant de sa première épouse. Notre homme était heureux et Liliane prenait très au sérieux son rôle de patronne. Lorsque les enfants furent plus grands, elle remit au goût du jour les tournées en campagne que la première madame Bessonnat avait abandonnées pour cause de santé. Elle trouvait du plaisir dans cette activité qui lui permettait de s’évader de la boulangerie et de son vieux boulanger.
Avec les grossesses et quelques années de plus, les formes de Liliane s’étaient développées davantage. Sa poitrine, qu’elle montrait généreusement, était bien ronde et ferme. Sa taille était restée mince, et sa chute de reins s’était aussi accentuée. Elle mettait des jupes courtes et souvent fendues sur le côté. Les clients pouvaient apercevoir une cuisse et parfois, quand elle montait sur un tabouret pour attraper les pains en haut du présentoir, une culotte minuscule excitait le regard des messieurs. Certaines clientes n’envoyaient jamais leur mari chercher le pain. Elles disaient que la boulangère était une croqueuse d’hommes.
Le boulanger, usé par le labeur, était souvent fatigué. En revanche, son épouse, dans la force de l’âge, souffrait du manque d’appétit sexuel de son mari. Comme toujours, Liliane savait tirer parti d’une situation. Elle se mit en quête d’un amant jeune et fougueux. Elle se dit qu’il valait mieux un homme marié. Un jeune pourrait se faire des illusions et s’accrocher, au risque de mettre en péril une situation chèrement acquise. Elle livrait le pain trois fois par semaine chez monsieur Durand, un bel homme brun qui travaillait dans un cinéma. Il offrait le café à Liliane les jours de tournée. Aux dires des voisins, elle devait en boire plusieurs car les haltes étaient assez prolongées. Un jour, un client, qui voulait son pain avant de partir au travail, se dirigea chez Monsieur Durand. Il aperçut les deux amants, nus dans la cuisine. Ils étaient tellement affairés, qu’ils ne le virent pas. Il rebroussa chemin et bientôt, le seul à ne pas connaître l’épisode fut ce brave boulanger. Certains dans le bourg baptisèrent monsieur Bessonnat ,« Raimu », une allusion au film « la femme du boulanger ». Il ne manquait que « Pomponette ».
Liard ne voyait pas le mobile qui aurait pu pousser la boulangère à assassiner ses clients. Comment aurait-elle fait pour agir en si peu de temps, alors qu’elle était attendue chez les voisins? Et puis, elle était robuste, mais pas au point de transporter Toinette et Germain.
Le chef Sagol était pensif, son capital « bonne humeur » de la journée était bien entamé par les directives du procureur. Il voyait Julie Silovsky sur une falaise et un coup de vent l’emportait au large, loin, loin, loin. Elle se dégonflait et c’est un pantin, semblable à ceux des rites païens, qui s’abîmait dans l’océan. Il se secoua et reprit le dossier sur lequel il travaillait depuis quelques instants. Il s’agissait des investigations concernant les deux employés municipaux.
Emile Quesnoy était originaire du Pas de Calais. C’était un « boyau rouge » comme disent les gens du Nord. Ses parents étaient venus se louer comme ouvriers agricoles pour la récolte du tabac. Ils s’étaient plus dans la région et avaient trouvé un fermage. Emile était né ici, il fit des études techniques. Son brevet de technicien en poche, il se fit embaucher sur des gros chantiers de construction. Il parlait souvent de cette époque, du percement des tunnels alpins pour le passage de l’autoroute.
Il s’était marié avec une fille également originaire du Nord. Elle était rousse, comme lui. Il lui avait fait deux filles, rousses comme leurs parents. Après le mariage, Emile Quesnoy avait du mal à faire sa valise le dimanche soir pour partir loin de son foyer. A la naissance de sa deuxième fille, il se mit en quête d’un emploi plus sédentaire.
La démographie du village était galopante. L’équipe municipale, menée par un maire dynamique, favorisait l’arrivée de nouveaux habitants. La politique de construction était bien maîtrisée. Elle se faisait en harmonie avec l’habitat ancien, en privilégiant le maintien des zones vertes agricoles. Face au développement de la commune, il fallut embaucher du personnel. Emile présenta sa candidature. Le conseil municipal à l’unanimité décida de le recruter. Germain, en tant que responsable de la commission des travaux, fut le premier, après le maire, à collaborer avec Emile. Les deux hommes se prirent d’amitié, voilà pourquoi le fourgon de la commune était souvent dans la cour chez Toinette et Germain Drochard.
Emile était un chasseur, il gardait des jours de congé pour aller traquer le sanglier ou le chevreuil. C’était pittoresque de le voir en tenue de chasse. Il avait une casquette à carreaux, comme en ont les gentlemen farmers au Royaume-Uni. Avec son teint de pêche, sa tignasse rousse et ses vêtements en velours, il ne lui manquait que la pipe. Il avait l’allure « british ». Seul l’accent et la consommation de gros rouge permettaient de faire la différence. Emile ne ratait jamais une battue et surtout le repas, copieusement arrosé, pour fêter l’abattage de quelque spécimen. Il se faisait tout petit, l’Emile, quand il rentrait chez lui ; sa femme n’aimait pas beaucoup voir son homme dans cet état. Il posait ses affaires et allait immédiatement se coucher. Heureusement pour lui, elle n’était pas rancunière.
Le chef Sagol constata que, malgré ce penchant pour la bouteille, le chef Emile était quelqu’un de gentil, travailleur et convivial. Il ne trouva pas trace de querelles ou d’histoires, des « fâcheries » comme l’on dit dans ce pays. Emile Quesnoy n’avait pas d’antécédent judiciaire. Sagol ne plaçait pas l’Emile dans la liste des suspects, mais il ne l’écartait pas systématiquement. « Il était trop tôt pour éliminer du monde, se dit-il. »
René Deruaz avait quarante et un ans, le même âge que son chef. En réalité, il était plus vieux de deux jours. Il était né un trois février, et son chef le cinq. Emile l’avait recruté peu de temps après avoir pris son poste. Il avait examiné sa candidature avec Germain. Après l’entretien, Germain avait fait valider l’embauche par le conseil municipal.
René était travailleur, limité intellectuellement, mais il compensait par son dévouement. Il était célibataire, on ne lui connaissait aucune liaison. Sa timidité l’empêchait de nouer des contacts avec la gent féminine. Lorsqu’il voyait une jolie femme, il devenait tout rouge et baissait les yeux. La boulangère prenait un malin plaisir à prendre des poses suggestives, le pauvre homme ne savait plus où se mettre. Hormis ses complexes envers les femmes, René était le clone de son chef. Il avait le même physique, il était chasseur et il aimait bien boire un coup.
Avant de travailler pour la commune, il avait fait de multiples petits boulots dans le bâtiment et aussi dans l’agriculture. Aucun de ses anciens employeurs n’a le souvenir de problèmes avec René Deruaz, excepté une anecdote rapportée par des ouvriers sur un chantier. Un soir à la fin de la journée, ils avaient décidé de faire un tour en ville. Ils s’étaient rendus dans un bar chaud du centre-ville. Ils étaient quatre et chacun négocia avec une fille pour aller passer un moment agréable. Ils montèrent à l’étage chacun leur tour car il n’y avait que deux chambres libres. Les deux premiers garçons montèrent avec les filles. Ensuite, ce fut au tour des deux suivants, dont René. Les autres buvaient un verre en les attendant. Trois minutes après, ils virent René descendre en slip avec ses chaussures et ses vêtements à la main, poursuivi par la fille en petite culotte et un balai à la main. René partit seul dans la rue, la fille presque nue, n’osa pas le poursuivre dehors. Lorsque le troisième eut fini ses petites affaires, ils prirent le chemin du retour et trouvèrent René au bord de la route. Ils ne surent jamais ce qui s’était passé.
Le chef Sagol pensa qu’il n’y avait pas eu de différend de ce genre chez Toinette et Germain. René Deruaz n’était sûrement pas l’assassin.
Joseph Cuchet se souvenait parfaitement de la livraison de fuel domestique chez Toinette et Germain Drochard. Il en a vu du monde depuis ce jour! Néanmoins, comme il conserve un double de toutes les livraisons, c’est facile de se rappeler.
Le compteur électronique indiquait deux mille trois litres livrés à onze heures trente-deux ; depuis quelques mois la société Riord avait modernisé son système de facturation. L’entreprise avait fait l’acquisition d’appareils programmables, le compteur mesurait la quantité livrée et le prix à payer. Les résultats étaient imprimés, lors de la livraison, sur une facture délivrée directement. C’était un gain de temps appréciable et cela permettait au chauffeur-livreur d’encaisser immédiatement la livraison.
Le gendarme Gilles s’était rendu au siège de la société Riord. Il avait rencontré le PDG de l’entreprise, monsieur Jacques-Louis Riord, arrière-petit-fils du fondateur Théophraste Riord. L’aïeul de Jacques Louis Riord avait commencé par un commerce de bois charbon et huiles. La maison Riord s’était développée surtout durant les périodes de guerre. D’ailleurs, quelques anciens du pays n’hésitaient pas à affirmer que la boutique s’était enrichie avec l’argent de l’ennemi. Ce genre de rumeur se répandait fréquemment dans les campagnes, la réussite est toujours suspecte.
Aujourd’hui, la société exerce deux activités bien distinctes : le commerce du fuel domestique et la vente de matériel agricole. Si l’activité pétrolière est florissante, la diminution du nombre d’agriculteurs a fortement pénalisé le commerce des machines. Aussi, une branche loisirs a vu le jour et monsieur Riord mise beaucoup sur la vente aux particuliers pour prendre le relais.
Joseph Cuchet est un personnage haut en couleurs. Il travaille depuis quinze ans dans l’entreprise. Il mesure un mètre soixante-dix et doit peser plus de cent kilos. Il a toujours une casquette de marin vissée sur la tête. Sa figure est d’une teinte proche de la lie de vin. Son patron assure qu’il ne boit pas au travail et que c’est un bon employé. Il n’est jamais absent et les clients ne se plaignent pas de ses services. Il roule dans une vieille guimbarde, il faut les voir le dimanche avec la Simone , sa femme. Elle est à l’image de son mari, un physique à l’identique, avec un visage rougeaud; elle aussi aime bien la bouteille. Au volant de sa vieille Citroën AMI SIX, il musarde dans les villages alentours. Pas d’excès de vitesse, Joseph se déplace à la vitesse de l’escargot. Parfois, il se range sur le bas-côté et laisse passer une heure ou deux avant de repartir. Il appelle ça le temps de la digestion.
Simone et Joseph n’ont pas d’enfants, « pas le temps qu’il dit lorsqu’on lui en parle. »
Joseph a effectué son service militaire dans la marine, il a bourlingué sur tous les océans. Il garde la nostalgie de cette période. Lorsqu’il a bu un coup, il chante des chansons de marins. C’est pathétique car l’homme chante faux, mais peu lui importe, il chante et il pleure en même temps. Il faut le voir, avec ses grands yeux bleus mouillés au milieu d’un visage cramoisi. Il n’est pas en cale sèche, ces jours-là. Il est aussi capable de vous faire un discours suivi d’une démonstration sur les cordages et les nœuds de marine. Joseph est intarissable sur le sujet. Il a chez lui un grand tableau où sont reproduits, avec des cordes, tous les nœuds répertoriés par les gens de mer. C’est un cadeau de Simone.
Le gendarme Gilles était très attentif en écoutant la bande qu’il avait enregistrée dans les locaux de la société Riord. Il se dit que monsieur Joseph Cuchet était à ranger dans la liste des suspects.
Le docteur Giraud ouvrit la porte au chef Sagol. C’était un homme blond, les cheveux bouclés, grand, « au moins un mètre quatre-vingt-dix, pensa Sagol. » Il devait avoir environ quarante ans. Il reçut le chef dans son cabinet. Le chef Sagol avait pris soin de lui téléphoner avant de se présenter. Il y avait trois personnes dans la salle d’attente. « Je serai aussi bref que possible, lui avait certifié Sagol au téléphone. »
Le docteur Giraud était affable. Il ne donnait pas l’impression d’être pressé, comme certains de ses confrères. Les deux hommes entamèrent une conversation empreinte de courtoisie et de considération réciproque.
Le docteur rappela qu’il était le médecin traitant des époux Drochard depuis un peu plus de onze ans. Il avait le dossier médical de Germain devant les yeux et il pouvait sans crainte de se tromper, donner la date de leur première rencontre. Il confessa au chef Sagol que la santé de Germain avait empiré ces dernières semaines et qu’il craignait une amputation d’un pied. « Dieu lui a épargné cette épreuve, dit-il. »
Toinette, quant à elle, n’avait pas de traitement en cours. Cependant, le docteur, tenu au secret médical, hésita avant de révéler au chef Sagol qu’elle avait un cancer. Il ne le lui avait pas dit, pas plus qu’à sa famille. « Vous savez, à son âge l’évolution n’aurait pas été très rapide, alors à quoi bon inquiéter tout le monde. »
Le chef Sagol pensait comme le docteur Giraud: « Ce médecin est aussi un humaniste, voilà une preuve. »
Le docteur Giraud précisa qu’il était passé à la demeure de Toinette et Germain vers dix heures quarante-cinq. Excepté les problèmes d’irrigation d’un pied, il avait trouvé Germain en assez bonne forme. Lui aussi était surpris par cette fin tragique. Il avait du mal à comprendre cet acte. Il ne voyait pas d’ennemi à « ces gens de bien ». Bien sûr, en tant que disciple d’Hippocrate, il n’approuvait pas le penchant de Germain pour la boisson. Il se disait qu’il était dur de lutter contre des traditions ancestrales. Il avait le même problème face à l’obésité. Les gens sont vexés si l’on ne désire qu’un verre d’eau, ils proposent toujours de l’alcool ou du sirop.
Le chef Sagol demanda au docteur Giraud s’il connaissait les enfants et les petits-enfants. Ce dernier répondit par l’affirmative. Il n’avait pas d’élément qui ne soit connu des gendarmes. Il n’avait aucune information sur Ginette, la fille qui vit en Afrique.
– Cela fait partie des secrets de famille et ici, comme dans tout le monde rural , il y en a en excès. Ce sont des rancœurs, des haines parfois et beaucoup de non-dits qui pourrissent l’existence d’êtres innocents.
Le chef Sagol était convaincu de la sagesse de son interlocuteur. Il lui demanda ce qu’il pensait de l’euthanasie.
Le docteur Giraud sourit en lui disant que la fin tragique des époux Drochard ne répondait pas à ces critères.
– Je conçois ce geste comme un acte avec sa conscience. Il arrive parfois que ma conscience soit en conflit avec mon serment d’Hippocrate. Dans ces cas, la souffrance et la volonté du malade dictent ma conduite, mais vous savez monsieur Sagol, le désir de vivre est immense, même chez le condamné à mort. L’euthanasie est un mot qui s’emploie au singulier monsieur Sagol, nous n’avons qu’une conscience.
Il lui posa une ultime question :
– Docteur, êtes-vous croyant?
Celui-ci répondit en une phrase :
– Monsieur Sagol, lorsque j’accouche une mère, je donne la vie et je crois en Dieu, mais lorsque je ferme les yeux d’un jeune, mort sur la route, je deviens athée.
Sagol n’en demanda pas plus, il prit congé du docteur Giraud. « Celui-là n’ira pas dans la liste des suspects ou alors je ne comprends plus rien, se dit-il. »
A midi, Gilles et le chef Sagol déjeunèrent ensemble, Liard et le nordiste rejoignirent leur appartement de fonction.
Le gendarme Gilles avait demandé conseil à ses deux collègues qui connaissaient bien les restaurants du coin. L’établissement choisi s’appelait le « Croque en Bouche ». La cuisine était familiale et classique, ils prirent un plat du jour.
Placés dans un recoin de la salle à manger, ils étaient tranquilles. Ils firent le point sur leur travail de la matinée. Emile Quesnoy, René Deruaz, Joseph Cuchet et le docteur Giraud avaient fait l’objet de leurs investigations, ce lundi matin.
Gilles relata au chef son entretien avec monsieur Riord, l’employeur de Joseph Cuchet. Le gendarme avait repéré un élément troublant : Joseph Cuchet était passionné par la marine.
Le chef Sagol se demandait où son collaborateur voulait en venir. Il ne manifesta aucune impatience, il connaissait suffisamment son subordonné pour savoir qu’il ménageait souvent ses effets. Le gendarme Gilles asséna son information :
– Joseph Cuchet collectionne les nœuds de marine ; il possède un tableau sur lequel sont confectionnés, avec de la corde, tous les nœuds marins.
Sagol comprit vite l’importance de cet élément. Il demanda aussitôt à Gilles si des photos de la corde, ayant servi à la macabre besogne, avaient été prises le jour de la découverte des victimes. Gilles lui répondit qu’il en avait vu dans le dossier et qu’il faudrait approfondir le sujet.
Le chef Sagol relata sa visite au cabinet du docteur Giraud. Il l’informa que Toinette avait un cancer et que le docteur, pour ménager sa patiente et la famille, s’était tu.
– Ça aussi c’est quelque chose d’important. Eviter la déchéance et la souffrance au couple pourrait être le mobile du crime, chef.
– Avec ce que ce médecin m’a dit, sur Dieu, la vie, la mort et l’euthanasie, j’écarte cette idée mon cher. Si le docteur Giraud est le coupable, il faut vite que je change de métier.