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Chapitre 12
Mardi, huit heures, le docteur Tardieu venait d’arriver. Peu loquace, comme à son habitude, il fut reçu par le chef Sagol qui le remercia de s’être libéré et s’excusa pour la gêne occasionnée par cette sollicitation non prévue. Il suivit Sagol dans une pièce à l’écart. Les deux hommes allaient recevoir les personnes à prélever.
Toutes les convocations avaient été remises. Le nordiste et Liard n avaient pas fait part de réticence ou d’empêchement. Tous étaient présents : messieurs Guccione l’entrepreneur, Seigle transporteur à la retraite, Montfort publiciste, Robion plombier-professeur de yoga bénévole, Carle cadre de la grande distribution, Fargeau cimentier à la retraite, Nicolas Favant facteur, Emile Quesnoy chef de travaux, René Deruaz employé municipal et Joseph Cuchet chauffeur livreur. Ils admettaient tous bien volontiers la nécessité d’un prélèvement ADN.
L’atmosphère était tendue, chacun voulait en finir le plus vite possible. Le chef Sagol avait mis à la disposition du docteur Tardieu douze flacons, il en utilisa dix. Ils furent étiquetés au fur et à mesure et répertoriés sur un document signé conjointement par le médecin et le chef Sagol.
Chacun partit dès le prélèvement effectué. Même le facteur Nicolas, d’ordinaire assez bavard, n’avait rien dit ; toute cette affaire l’avait secoué. Il pleuvait depuis le matin, les habitants du hameau regagnèrent au plus vite leurs véhicules. Messieurs Montfort et Robion étaient venus ensemble, avec la voiture de marque SAAB du publiciste, c’était un véhicule de fonction. Messieurs Seigle et Guccione en avaient fait de même, Monsieur Seigle avait sorti sa BMW. Les autres protagonistes étaient venus individuellement. Seul Nicolas était venu à pied s’abritant sous un grand parapluie au tissu arc-en-ciel. Il était un peu plus de neuf heures trente, lorsque le docteur Tardieu démarra son 4 X 4. Un véhicule VW se gara non loin sur le parking de la gendarmerie
Quatre jeunes gens sortirent de la Golf GTI. Le conducteur, Hugues Bedel, était accompagné de ses trois cousins, Franck, Kévin et Vanessa Drochard. Ils avaient rendez-vous avec le responsable de l’enquête, l’adjudant-chef Sagol. Il les reçut brièvement ensemble, puis leur précisa que chacun allait être auditionné individuellement. Il confia Franck au gendarme nordiste, Kévin à Liard, Gilles entendrait Vanessa et Hugues serait donc entendu par le chef Sagol.
Hugues Bedel avait hérité du caractère fier et hautain de sa mère. Il se tenait droit comme un poteau et fixait le chef Sagol de son regard bleu acier. En vieux briscard, le chef ne rentra pas dans son jeu et fixa d’emblée les règles de l’entretien.
– Monsieur Bedel, je vais être amené à vous poser un certain nombre de questions, certaines seront indiscrètes, gênantes ou vous paraîtront saugrenues. Sachez que c’est un passage obligé pour nous permettre d’avancer dans la recherche de la vérité sur la disparition tragique de vos grands-parents. J’attends de vous une coopération totale. Puis-je compter sur vous monsieur Bedel ? .
La réponse d’Hugues Bedel fut prononcée avec le timbre clair d’une voix assurée :
– Je vous dirai tout ce que je sais monsieur Sagol.
– Présentez-vous, dites-moi ce que vous faites ?
– Je m’appelle Hugues Bedel, j’ai vingt-trois ans et je fais des études de commerce international à l’école supérieure de commerce de Lyon. Je suis actuellement en stage à Osaka, au Japon, pour une firme nipponne de cosmétique, je vous épargne le nom.
– Que pouvez-vous me raconter sur vos grands-parents ?
– Ils étaient ma grand-mère et mon grand-père et, à ce titre, ils étaient les meilleurs et sont irremplaçables dans mon cœur.
– Je vous comprends, mais vous n’avez pas répondu à ma question. Je voudrais savoir quel genre de gens c’était ?
– Je crois que vous m’avez mal compris monsieur Sagol, je ne leur connaissais que des qualités, les défauts c’est aux autres d’en dresser l’inventaire. On ne peut être objectif en amour.
– Votre grand-père se confiait-il parfois à vous ?
– C’était un homme du terroir, il montrait peu ses sentiments et ses affaires encore moins.
– Et votre grand-mère ?
– Elle adorait papoter, parler de tout et de rien, c’était plus une confidente. Cependant, elle ne se livrait pas, elle écoutait beaucoup.
– Avez-vous une idée sur le meurtre monsieur Bedel ?
– Pas le moins du monde, si je devais émettre une hypothèse, je pencherais pour un rôdeur ou un marginal.
– Parlez-moi de vos parents .
– C’est un couple uni, nous sommes une famille soudée. Je m’entends parfaitement avec ma mère et mon père.
– Votre père ne venait jamais chez ses beaux-parents, quelle en était la raison ?
– Je ne sais pas, il faudrait lui poser la question monsieur Sagol.
– Oui, mais vous avez bien remarqué cela, vous ne vous êtes jamais posé la question ?
– Pas le moins du monde.
Le chef Sagol avait vite repéré des phrases qui revenaient dans les propos d’Hugues Bedel « pas le moins du monde » en était l’exemple. Donc, si je vous comprends, ce qui se passe d’inhabituel autour de vous ne vous concerne pas.
Hugues Bedel commençait à se tortiller sur sa chaise, il était mal à l’aise.
– Je ne crois pas. Mes parents m’ont donné une éducation. Ce qu’ils m’ont appris, c’est de m’occuper de ce qui me regarde et de m’y investir à fond. Le reste n’est que perte de temps et d’énergie. Je m’en suis fait une règle de vie et cela s’applique à la question que vous m’avez posée.
Le chef Sagol imperturbable lui posa une autre question :
– Connaissez-vous votre tante, Ginette Drochard ?
– Je ne l’ai jamais rencontrée, si c’est ce que vous souhaitez m’entendre dire.
– Je ne souhaite rien monsieur Bedel, je me contente de poser mes questions conformément à la déontologie en la matière.
– Excusez-moi, toute cette histoire me perturbe un peu et j’en deviens désagréable.
– Si vous voulez nous pouvons faire une pause, le temps de boire un verre d’eau et, si vous fumez, d’aller en griller une .
– Merci je ne fume pas, finissons-en ; un verre d’eau s’il vous plaît.
Le chef Sagol lui versa un verre d’eau et lui demanda s’il connaissait les voisins de Toinette et Germain ?
– Lorsque j’étais plus jeune, je rencontrais les habitants du hameau, ma mère m’emmenait souvent chez mes grands-parents. Depuis que j’effectue mes études de commerce international, mes séjours sont devenus plus espacés.
– Vos grands-parents avaient-ils des soucis de voisinage selon vous ?
– Non
– Vous leur écriviez fréquemment et eux vous répondaient-ils souvent ?
– Je recevais une lettre par quinzaine. C’était mamy Toinette qui écrivait.
– Parlait-elle de soucis de santé ou de conflit avec quelqu’un ?
– Pas à ma connaissance monsieur Sagol.
– Je vous remercie monsieur Bedel de votre disponibilité, je vous raccompagne.
Hugues Bedel serra la main de l’adjudant-chef Sagol et se dirigea vers sa voiture. Il pleuvait toujours.
Le chef Sagol réfléchissait en se tenant la tête à deux mains. Il n’avait pas réussi à percer deux mystères : en découvrir plus sur Ginette Drochard et savoir pour quelle raison monsieur Bedel ne venait jamais chez Toinette et Germain. Ce jeune Hugues Bedel, était un sacré client, de la graine de décideur. La succession de l’entreprise Bedel était toute trouvée.
Franck Drochard était un jeune homme effacé. Le nordiste se montra agréable afin de le mettre à l’aise. Il ressemblait trait pour trait à son père et son grand-père. Il était grand, musclé, le cheveu blond avec des yeux bleus-verts. Le nordiste lui demanda de préciser son état civil. Il répondit qu’il allait avoir vingt six ans. Il était célibataire et il travaillait avec son père dans la vente de fruits et légumes.
Le gendarme lui demanda ce qu’il pensait de ce crime. Etonnamment, Franck Drochard déclara, qu’à leur âge, ses grands-parents étaient morts avant la déchéance. Le Pandore était stupéfait de cette réponse aussi tranchée. Il ne laissa rien paraître et posa une autre question :
– Que saviez-vous de l’état de santé de vos grands-parents ?
– Oh ! Ma grand-mère se portait bien, mais mon grand-père avait de gros soucis avec son diabète. Il était incontinent, ce qui le minait atrocement.
– Avez-vous une idée sur le coupable ?
Franck Drochard était assez primaire, il regarda le nordiste droit dans les yeux et il lui dit :
– Si je connaissais le coupable, je serais venu vous livrer son nom depuis longtemps.
Le nordiste lui posa encore quelques questions de routine. Il avait compris, dès le début de l’entretien, que Franck Drochard était un gentil garçon. Il était limité et ne connaissait que le premier degré. Il se dit qu’il ne voyait pas le petit-fils faire du mal à ses grands-parents. Il faudrait continuer à chercher ailleurs. Il raccompagna Franck. Celui-ci grommela un « au revoir » entre ses dents et courut se mettre à l’abri dans la voiture de son cousin.
Kévin Drochard suivit le gendarme Liard dans un bureau au fond du couloir. Il était à l’aise, ne paraissant pas intimidé par les lieux. Il avait fait deux bises à sa sœur avant qu’elle ne se dirige vers une autre pièce avec le gendarme Gilles.
– Quel âge avez-vous monsieur Drochard ?
– Je viens d’avoir vingt-deux ans.
– Vous étudiez ou vous avez une activité professionnelle ?
– Je suis conducteur de train à la SNCF.
Liard lui posa les mêmes questions que ses collègues et il obtint les mêmes réponses. Kévin était à l’aise sur chaque sujet abordé. Il répondait sans détour.
Le gendarme Liard lui demanda de parler de sa mère, ensuite de son père, de son frère Franck et aussi de sa sœur Vanessa. C’était surtout pour l’amener à parler de sa sœur que Liard avait commencé par les autres membres de la famille. Kévin eut une réponse qui venait du fond de son cœur :
– Vanessa, c’est l’amour de ma vie, rassurez-vous en tout bien tout honneur. Son souffle c’est ma joie, son sourire c’est mon paradis, ses yeux c’est mon océan.
Liard était tout autant surpris que séduit par le discours de son interlocuteur.
– Monsieur Drochard, trouvez-vous normal de penser comme cela. Quel âge a votre sœur ?
– Monsieur le gendarme, j’ai une vie tout à fait normale, j’ai une copine et ça marche très bien entre nous. Vanessa c’est autre chose, j’appellerais cela de l’osmose et c’est réciproque. Elle à vingt et un ans, nous avons onze mois de différence.
Liard continua sur le sujet:
– Que disent vos parents d’une telle relation entre frère et sœur?
– Jusqu’à l’âge de douze ans, ils aimaient nous voir ensemble. Après ils ont essayé de nous séparer, ils se sont vite aperçus que rien n’y faisait. Je suis parti au collège comme pensionnaire. Vanessa ne mangeait plus et pleurait tout le temps. Je suis revenu à la maison et nous avons retrouvé notre joie de vivre.
– S’il arrivait un malheur à votre sœur, que feriez-vous ?
– Je serais très malheureux, pour le reste je n’ai aucune idée.
– Connaissez-vous monsieur Favant, le facteur ?
– Oh oui ! C’est un chic type, je ne crois pas qu’il puisse faire du mal à quelqu’un, c’est un doux rêveur.
– Connaissez-vous monsieur Robion ?
– Tout à fait, c’est un excentrique, un plombier qui professe le yoga ce n’est pas fréquent.
– Ses relations avec vos grands-parents ?
– Elles étaient très bonnes. Mes grands-parents étaient des gens tolérants et la famille Robion aussi, ils s’appréciaient mutuellement.
Le gendarme Liard était perturbé par la relation entre Kévin et Vanessa, son esprit revenait sans cesse sur eux. Il décida de clore l’audition. Il demanda à Kévin s’il avait autre chose à dire.
Kévin souhaitait que l’on retrouve vite l’assassin, le deuil pourrait commencer ce jour-là. Il rejoignit son frère et son cousin dans la voiture, Vanessa était encore avec le gendarme Gilles.
Vanessa Drochard était une jeune fille qui ne manquait pas de charme. Le gendarme Gilles appréciait ce visage d’ange aux grands yeux bleus. Elle semblait si forte et fragile à la fois. Elle était vêtue d’un sweat-shirt court qui laissait entrevoir la peau blanche de son ventre. Un jean taille basse moulant laissait deviner des formes parfaites. Gilles avait du mal à cacher son admiration. Le voyeur, qu’il y a en chaque homme, se révélait à lui. Il se raisonna afin d’entamer l’audition. Heureusement pour, lui mademoiselle Drochard ne chercha pas à user de ses atouts.
Gilles lui demanda si elle était étudiante. Vanessa l’informa qu’elle était en faculté à Lyon où elle étudiait l’histoire de l’art ; elle souhaitait à l’issue de son cursus universitaire, travailler pour les musées nationaux.
Gilles était séduit. Il demanda si elle se dirigeait vers une spécialisation. Cette dernière avait une passion pour les arts primitifs, en particulier l’art des peuples d’Afrique subsaharienne. Bien que féru d’art, le gendarme Gilles ne se sentait pas à la hauteur pour parler de ce sujet avec Vanessa Drochard. Il passa à autre chose.
– Parlez-moi de votre frère Kévin ?
Vanessa, surprise, demanda au gendarme Gilles ce que cette question avait à voir avec le décès de ses grands-parents. Gilles s’en tira en prétextant que c’était pour mieux cerner la personnalité de chacun des membres de la famille Drochard.
Vanessa parla de Kévin, de ce lien si particulier entre eux. Elle fit même une comparaison avec de la télépathie. Elle termina en disant que cela paraissait curieux pour les autres, mais que pour eux c’était comme ça depuis sa naissance et que leur passion était inaltérable. Nous en avons beaucoup parlé Kévin et moi. Pour nos futurs conjoints, ce sera la part non négociable de nos vies.
Gilles lui demanda si ses parents rendaient souvent visite à ses grands-parents.
– Oui, mon père passait deux à trois fois par semaine, parfois seul, parfois avec ma mère. Maman s’entendait bien avec mamy Toinette, et mon grand-père adorait chahuter maman et son accent. Maman est d’origine bourguignonne, elle roule les r…
Le gendarme Gilles posa une question sur le voisinage :
– Quels sont les voisins qui vous semblent antipathiques ?
Vanessa répondit du tac au tac:
– Aucun. /
Puis elle se ravisa et murmura:
– Peut-être le cimentier, celui là je ne le sens pas.
– Expliquez-vous, mademoiselle Drochard ?
– C’est purement de l’intuition, rien de concret.
Gilles voulut savoir si elle avait une idée sur le meurtre et sur la méthode utilisée.
Vanessa, des larmes dans les yeux, lui dit :
– C’est odieux et je ne vois qu’un barbare pour tuer. Il faut avoir une énorme dose de folie pour s’en prendre à des personnes de cet âge. Parmi nos connaissances et relations, personne n’a un tel profil.
Le gendarme Gilles posa beaucoup de questions identiques à celles que posaient Liard, le nordiste et le chef Sagol.
Vanessa apportait les mêmes réponses que les autres. Gilles avait entendu sortir le cousin et les frères de Vanessa, il abrégea l’audition.
– Mademoiselle Drochard, permettez-moi de vous raccompagner et de me pardonner si certains propos étaient indiscrets, je ne fais que mon métier.
– Je comprends monsieur et je ne vous en veux pas du tout, il s’avère nécessaire de fouiller dans toutes les directions. La vérité ne vient pas toute seule à vous, il faut souvent la chercher dans des endroits sombres.
« Quelle intelligence, quand la tête et le corps sont aussi bien faits, c’est du plaisir. Voilà le rayon de soleil de ma journée pensa Gilles. »
Vanessa s’engouffra dans la GOLF, la pluie continuait d’arroser la contrée.