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Chapitre 13
L’adjudant-chef Sagol réunit ses collaborateurs pour faire le bilan de la matinée, il souhaitait aussi parler du « Logis Nuit ». Il donna la parole à chacun.
Le nordiste commença le premier. Il avait constaté les limites de Franck Drochard, il ne fallait pas trop le bousculer. Il était gentil, mais on ne devait pas lui confier grand-chose dans la famille. « A écarter de la liste des suspects, dit le gendarme. »
Gilles prit la suite de son collègue nordiste. Son entretien avec Vanessa Drochard avait été intense, la petite avait la tête sur les épaules. Elle n’avait pas apporté d’élément significatif, hormis qu’elle « ne sentait pas le cimentier » ; une intuition, affirmait-elle. Elle assumait sereinement le lien privilégié qu’elle avait avec son frère Kévin.
Liard raconta à peu près la même histoire sur le témoignage de Kévin Drochard. En outre, Kévin pensait le plus grand bien de monsieur Robion, plombier et professeur de yoga.
Le chef s’exprima à son tour. Hugues Bedel avait du caractère et le tempérament de sa mère. Il ne s’en laissait point conter. Il prétendait ignorer la raison qui empêchait monsieur Bedel, père, d’aller chez Toinette et Germain. Il dit n’avoir jamais rencontré sa tante Ginette et tout ignorer.
Le nordiste souhaitait faire le point sur la visite de la veille auprès de monsieur Roger Cancelier, le responsable du « Logis Nuit »:
– C’est une association de type loi de 1901. Instituteur à la retraite, il a choisi de faire du bénévolat. La municipalité du bourg souhaitait mettre à disposition un local pour les marginaux et S.D.F. de passage. C’est une manière de faire du social et d’encadrer, autant que possible, cette population. Roger est un homme à poigne et il sait s’y prendre. Il consacre son temps et son énergie aux autres. Veuf depuis une dizaine d’années, il n’a pas d’enfant ; ceci explique son investissement dans l’action humanitaire. Le « Logis Nuit » est ouvert tous les jours à partir de dix huit heures. Roger et un autre bénévole sont présents plus tôt, ils travaillent en étroite liaison avec la banque alimentaire et les « Restos du Cœur ».
Le nordiste poursuivit :
– Nous lui avons posé des questions sur les gens qui sont passés ces dernières semaines. Il n’y a pas eu d’incident majeur. L’ennemi, dans ce type de structure, c’est l’alcool. Lorsqu’un pensionnaire est ivre, il arrive qu’il fasse preuve de violence. Dans ces cas-là, ils ne sont pas trop de deux pour maintenir le calme dans le bâtiment.
La capacité d’accueil est de douze lits, elle est rarement atteinte. La région attire peu les clochards, ils préfèrent le sud de la France ou les grandes villes. La campagne est moins permissive.
C’est en majorité une clientèle d’habitués qui font une halte. Pour dormir, il n’y a que deux conditions : Il est obligatoire de décliner son identité et ne pas faire de bruit à partir de vingt et une heures.
Le nordiste conclut :
Monsieur Cancelier collabore avec la gendarmerie, il a parfois besoin de nous et réciproquement. Il est certain qu’il nous alertera si une information intéressante parvenait à ses oreilles.
Le chef Sagol était satisfait, il ne fallait négliger aucune piste, celle du rôdeur devait être exploitée.
– Maintenant, nous allons revoir nos hypothèses. Depuis une semaine, nous avons rencontré du monde et il nous faut mettre de l’ordre dans tout ça. Gilles, je vous donne la parole.
Le gendarme Gilles s’adressa à ses trois autres collègues :
– Si vous êtes d’accord, je ferais trois cases. Dans la première, je mettrais les personnes qui sont à mettre hors de cause et je donnerais la raison. Dans la deuxième, les suspects et pourquoi ils le sont. Enfin, dans le dernier tas, les personnes que nous n’avons pas encore vues.
Sagol lui signifia que ça lui convenait et les deux autres approuvèrent d’un signe de tête.
Gilles reprit son exposé.
– Première case : Nicolas Favant, le facteur. Il a découvert le corps et n’avait pas le temps d’assommer Germain, de le pendre, d’aller chercher Toinette et de procéder à peu près de même.
– Sur ce point, nous sommes tous d’accord il me semble; au suivant.
– Gisèle Recouvrat, l’infirmière et Liliane Bessonnat, la boulangère n’avaient pas assez de force pour cette tâche.
– Nous admettons volontiers, Gilles, vous aussi messieurs ?
Le nordiste et Liard étaient du même avis.
– Pour Emile Quesnoy et René Deruaz, c’est plutôt de l’intuition. Je ne vois vraiment pas pour quel motif l’un ou l’autre ou les deux, auraient procédé à cette funeste action.
Le chef Sagol, lui non plus, ne voyait pas, mais il penchait plus pour la case « suspects » .
– Passons aux suivants s’il vous plaît.
– Claude Prigent, le PDG de « Medic Home », ne va quand même pas tuer la poule aux œufs d’or, en l’occurrence ses clients.
– Bien vu, cher ami. On ne tue pas sa source de revenus, ça semble élémentaire.
– Régis Drochard avait trop d’amour pour ses parents.
– Probable, Gilles, mais nous pourrons affiner notre jugement lorsque maître Radoin nous communiquera la teneur du testament.
– Pour sa sœur, Martine Bedel, j’ai des observations similaires. De plus elle n’aurait jamais eu la force indispensable pour hisser les corps.
– Oui, oui, dit Sagol.
– Franck Drochard le petit-fils avait un amour sincère pour ses grand-parents, c’est improbable.
Les trois gendarmes approuvèrent d’une seule voix.
– Kévin Drochard a un alibi indiscutable, il conduisait un TGV entre Lyon et Marseille. Sa sœur Vanessa, est une jolie plante, mais pour ça il fallait du muscle, pas de la plastique.
– Gilles, vous êtes incorrigible! Votre point faible c’est les femmes, mais vous avez raison.
– Hugues Bedel était au Japon.
– Ça fait loin, celui-là peut se justifier sans problème.
– Il y a ensuite les voisines du quartier. Je ne vais pas les énumérer, mais les femmes ne sont pas suffisamment costaudes pour l’avoir fait.
– Monsieur Carle, cadre de la grande distribution, était en déplacement vers Montpellier, alibi vérifié et confirmé.
– Bravo messieurs, dit Sagol.
– Idem pour monsieur Montfort qui se trouvait à Paris. Sa présence est confirmée sur le vol Saint-Exupéry Orly à l’heure du crime. Voilà pour le premier groupe. Avant de passer au deuxième, je voudrais juste m’absenter deux minutes, la nature n’attend pas.
– Faites mon cher, nous en profiterons pour boire un verre d’eau et nous dégourdir les jambes, répliqua Sagol.
Gilles revint des toilettes. Ses collègues avaient mis des gobelets en plastique et une bouteille d’eau, il se servit un verre avant de continuer. Le chef Sagol avait voulu le tester, il ne fallait pas décevoir.
– Dans la seconde liste, j’ai quelques suspects, mais bien entendu aucune preuve. Je serai donc prudent. Il convient de ne pas prendre pour argent comptant ce que je vais dire.
– Que de précautions oratoires, mon cher. On dirait que vous marchez sur des œufs.
– C’est un peu ça, chef.
– Je commence par le docteur Giraud. Il connaissait parfaitement l’état de santé de ses deux patients et il pourrait avoir eu la crainte de les voir souffrir.
Le chef Sagol s’emporta un peu.
– Je vous ai déjà dit que l’euthanasie ne s’est jamais vue sous cette forme, mais mettons donc le brave docteur dans cette liste.
Gilles était ennuyé. Cependant, il pensait qu’il ne fallait pas être arc-bouté sur l’hypothèse, selon laquelle, il n’y avait pas eu de geste d’euthanasie aussi cruel. Il ne répondit pas à son chef.
– Continuez, mon cher Gilles.
– Joseph Cuchet, le livreur de fuel de la société Riord, aurait eu le temps d’accomplir le forfait pendant le remplissage de la cuve. Ce qui frappe surtout, c’est cette passion pour les nœuds utilisés dans la marine. Les nœuds des pendus étaient parfaitement réalisés.
– Là, je vous suis complètement, mais ne nous emballons pas, ça paraît trop évident.
– Le cas de monsieur Bedel, patron de la quincaillerie du même nom, est aussi une énigme. Il nous faut savoir pourquoi il ne venait jamais rendre visite à ses beaux-parents, alors qu’il a assisté aux obsèques.
– Il ne pouvait pas faire moins, chef, il y avait trop de monde pour que son absence passe inaperçue. Il s’agissait d’être vu, c’était de la représentation.
– Gilles vous êtes perspicace, lui dit Sagol.
– Monsieur Gilbert Robion, le plombier-professeur de yoga, est dans ce groupe de par son excentricité. De plus, n’oublions pas qu’il a été condamné pour une affaire de drogue.
Le chef Sagol penchait aussi pour ce groupe concernant Robion, mais sans certitude. C’était plus une intime conviction.
– Le cimentier, avec son caractère hautain et son côté « je sais tout » n’inspire pas la sympathie. Son projet d’achat du terrain de Germain et le refus de vente de ce dernier, font que je le range dans les suspects.
– Qu’en pensez-vous messieurs ? Je ne vous ai guère entendus sur les propositions de notre collègue Gilles ?
Le nordiste répondit du tac au tac. Il était d’accord avec lui, mais il n’était pas intervenu pour éviter des palabres inutiles.
Liard tint des propos identiques, il préférait l’action à la réflexion.
Le gendarme Gilles continua :
– Monsieur Seigle, transporteur à la retraite, a eu des différends : un feu de broussaille allumé par Germain et des poules qui ont dévasté son jardin. C’est un peu léger pour tuer quelqu’un, mais je préfère le voir dans cette liste.
– Vous en avez encore beaucoup, demanda Sagol ?
– Pour les suspects, le dernier est monsieur Toni Guccione. C’est lui qui a décroché les corps. Ses empreintes sont donc partout et cette bonne action lui fournit un alibi.
Sagol applaudit :
– Messieurs c’est du grand art! Je n’y aurais pas pensé, mais nous ne sommes pas à Scotland Yard; enfin, c’est pour vous faire plaisir, Gilles.
Cette fois, c’est Liard qui demanda une petite interruption. Les trois autres sortirent dans la cour de la caserne , la pluie avait cessé, il y avait des flaques d’eau partout. Ils firent quelques pas, puis reprirent le chemin du bureau.
Sagol se leva et prit la place de Gilles. Il le remercia et lui dit que, s’il n’y voyait pas d’inconvénient, il allait parler de la troisième case.
– Bien entendu, vous pouvez ajouter vos commentaires avisés.
Gilles était satisfait de lui passer le relais, il aimait bien observer sa méthode de travail.
– Dans les personnes à voir, il y a le chauffeur de car scolaire, monsieur Pedro Nunes, Je ne crois pas à une possible culpabilité, mais nous le verrons quand même. Je dois aussi contacter le responsable de la société « Plein Soleil », portes et fenêtres en P.V.C. Il est possible que nous trouvions quelque chose dans cette direction. Il reste aussi la piste immobilière. Nous devons rencontrer les agences de la région et investiguer au-delà du quartier. Autre indice à rechercher du côté des rôdeurs et surtout revoir les bénévoles de « Logis Nuit », ils peuvent nous apporter du grain à moudre. Messieurs, je vous demande une seule chose pour cette après-midi, revoyez monsieur Cancelier. Il faut obtenir les coordonnées des bénévoles ayant passé les nuits situées entre le dimanche précédant le double meurtre et cette nuit. Vous devez tous les auditionner. La séance est levée.
Ils se dirigèrent comme un seul homme vers la sortie. La matinée avait été longue.