Accueil › Forums › Textes › KELLER, Richard – Les Deux Bouts de la corde › Répondre à : KELLER, Richard – Les Deux Bouts de la corde
Chapitre 14
Après le repas, les trois gendarmes prirent contact avec monsieur Cancelier. Il habitait une vieille maison en pisé. Ce matériau, utilisé autrefois, était constitué d’un mélange de terre battue et de paille. Avant l’industrialisation et l’avènement du moellon, chaque région utilisait les matériaux et les ressources locales. Le pisé était un excellent isolant. Les bâtisses gardaient la chaleur l’hiver et une bonne fraîcheur l’été. Les murs étaient très épais à la base et se rétrécissaient au fur et à mesure de la hauteur. La terre craignait l’humidité, il était donc primordial d’éviter les gouttières et les infiltrations. Un bon drainage et une surveillance fréquente permettaient de garder les bâtiments en bon état.
Monsieur Cancelier reçut les trois gendarmes dans sa cuisine. Le gendarme Gilles lui demanda s’il se souvenait des bénévoles qui avaient assuré les nuits, depuis le dimanche précédant le meurtre des époux Drochard.
– Je m’en souviens parfaitement, nous ne sommes que trois ce mois-ci. Les deux autres sont messieurs Pietri et Rivaroux. Je vous marque leur adresse sur un post-it .
Gilles remercia monsieur Cancelier et les trois gendarmes montèrent à bord de la& Peugeot.
Monsieur Pietri était un secrétaire de mairie à la retraite. Il s’était investi dans le bénévolat afin de garder le contact avec l’aide sociale qui avait rempli une grande partie de sa vie active. Il habitait à environ huit cent mètres de chez son ami, monsieur Cancelier.
Lorsque les gendarmes se garèrent devant la villa « Mon Rêve », ils aperçurent monsieur Pietri derrière une haie, un sécateur à la main. Il connaissait les Pandores Liard et le nordiste. Ils se serrèrent la main. Le jardinier avait pris soin d’enlever ses gants et de poser son sécateur dans la brouette.
– Quel bon vent vous amène? Vous savez, après la pluie de ce matin, je nettoie un peu, les rosiers sont des arbustes fragiles, et c’est ma passion.
Le nordiste expliqua le but de la visite :
– Nous voudrions avoir une description des personnes qui ont dormi au « Logis Nuit » et savoir si vous avez remarqué un détail inhabituel .
– Cher ami, il y a eu peu de passage, cinq ou six routards tout au plus. Il y en a qu’un qui nous causait du souci. Il était ivre et se vantait d’avoir tué la terre entière. Tenez, maintenant que nous en parlons, il avait lu le meurtre dans le journal qui est au refuge. Eh bien ! Figurez-vous qu’il prétendait en être l’auteur. J’aurai dû vous le signaler.
Liard lui demanda s’il pouvait décrire l’ivrogne en question et surtout s’il avait une trace de son identité.
– Il n’ est pas très grand, brun aux yeux noirs et il a les jambes arquées comme un cow-boy. Il a un tatouage sur un avant-bras, ça représente une ancre de marine avec une corde enroulée autour. Son nom est facile à retenir, il s’appelle Bekrane.
Le nordiste pensa que, décidément, les cordes devenaient le sujet de conversation le plus fréquent.
– Dites-moi, sur quel bras figure ce tatouage ?
– Je ne puis vous affirmer lequel avec certitude.
Liard s’adressa de nouveau à monsieur Pietri :
– Il vous a quitté quel jour, savez-vous où il allait ?
– Il est parti le vendredi matin, il disait qu’il allait voir des amis à Bourgoin. J’ai une idée, il y a un refuge de nuit là-bas, essayez de voir avec eux. Il est fréquent que nos pensionnaires d’une nuit dorment dans des structures voisines de la nôtre.
Gilles n’avait rien dit. Il avait lassé faire ses collègues qui connaissaient bien leur interlocuteur. Il prit la parole pour remercier monsieur Pietri. Ils se serrèrent la main et filèrent chez monsieur Rivaroux. Il habitait à deux kilomètres de là.
Monsieur Rivaroux résidait dans un lotissement. Il n’y avait personne, les volets étaient clos. Un voisin vint à leur rencontre. Il leur apprit que Monsieur Rivaroux était parti pour deux ou trois jours rendre visite à sa sœur malade. Ils remercièrent le voisin et tournèrent en direction de la gendarmerie.
Le gendarme nordiste décrocha le téléphone et composa le numéro de la brigade de Bourgoin. Il demanda à parler au gendarme Huysmans.
– Allô ! Qui est à l’appareil ?
– Jeff Huysmans, bonjour, Jean-Baptiste Van de Veroeveurenhys.
– Comment vas-tu cher ami? Ça fait longtemps que nous n’avons pas conversé.
– En effet, tu sais ce que c’est, le temps passe vite.
– Et pourtant quand j’y pense, c’était hier que nous nous amusions ensemble dans les corons. Le « Ch’ti » me manque, et toi ?
– C’est sûr, mais la région est tellement super que la nostalgie du pays s’estompe.
– Je suppose que tu ne m’appelles pas uniquement pour prendre des nouvelles. Que puis-je faire pour toi ?
– Eh bien Jeff ! nous avons un double meurtre sur les bras et très peu d’indices. Il se trouve qu’un vagabond, du nom de Bekrane, est suspecté et il pourrait se trouver dans vos parages.
– Ecoute, ce nom ne me dit rien, mais je vois avec mes collègues et je te rappelle, dans une heure maxi, à la gendarmerie. Ca te va?
– Tout à fait, je ne bouge pas en attendant ton appel. A tout à l’heure, Jeff.
Jeff Huysmans et Jean-Baptiste Van de Veroeveurenhys (surnommé le nordiste, en raison de la difficulté à prononcer son nom sans l’écorcher) se connaissaient depuis le berceau. Ils avaient vécu toute leur enfance à Wattrelos, leurs pères respectifs étaient mineurs. Le bassin minier n’offrant pas de travail à ses enfants, ils avaient opté tous deux pour la gendarmerie. Au début, ils se voyaient souvent, puis avec les années et le mariage de Jeff, les relations s’étaient espacées. C’est souvent comme cela. Les amitiés les plus solides ne résistent pas toujours à l’arrivée d’une autre personne dans la relation existante. Désormais, ils se téléphonaient de temps à autre, mais leur amitié était toujours là, simplement mise entre parenthèses.
– Trente-huit minutes, exactement, s’étaient écoulées, lorsque le téléphone sonna dans le bureau du nordiste. C’était Jeff, il avait un renseignement intéressant à lui communiquer.
– Alors, Jeff, il y a du neuf ?
– Tu peux le dire, je crois qu’on a ton client. Il n'aurait pas un tatouage sur l’avant-bras ?
– Une ancre de marine entourée de cordes.
– Il a été arrêté cette nuit pour tapage nocturne et voies de fait sur un policier dans le centre-ville.
– Il faudrait que nous puissions l’interroger rapidement.
– C’est moins facile que tu ne le penses. Il est en garde à vue au commissariat, pas à la gendarmerie.
– Qu’est-ce que ça change? Un suspect est un suspect.
– Tu as raison, mais ici la guerre des polices n’est pas tout à fait finie. Le commissaire et le chef de brigade sont comme chien et chat. Quand ils peuvent se faire des croche-pattes, ils n’hésitent pas. Tu ne les verras jamais jouer à la belote ensemble. C’est dommage car ce sont des grands professionnels.
– Tu peux faire le nécessaire Jeff ou préfères-tu que j’en parle à l’adjudant-chef Sagol, le responsable de l’enquête ?
– Non, nous allons ruser. Je vais obtenir son transfert chez nous pour un motif légitime. Une fois dans la brigade, nous aviserons.
– C’est d’accord, j’aimerais pouvoir l’interroger demain matin au plus tard.
– Tu peux compter sur moi.
– Le nordiste savait que son ami Jeff était un homme de parole. Il raccrocha, pleinement soulagé.
Il alla informer le chef Sagol. Ce dernier semblait très heureux que ses gendarmes aient retrouvé la trace de monsieur Bekrane; enfin un individu plus suspect que les autres.
– Si votre ami Jeff éprouve trop de difficulté, j’appellerai mon ami Jean-Pierre Bouchet, il pourra débloquer la situation.
– Je vous remercie, chef et je me languis de voir, demain, ce qu’il a dans le cervelet ce Bekrane.
– Moi aussi, car le juge Silovsky et le procureur se font trop pesants.
Le lendemain matin, à huit heures, le téléphone sonna à la gendarmerie du bourg. Le double meurtre avait eu lieu le mardi quatorze mai. Aujourd’hui, mercredi vingt-deux mai, cela faisait exactement huit jours que le forfait avait été commis.
Le gendarme Jeff Huysmans annonçait une bonne nouvelle :
– Bonjour, nous sommes en route pour vous amener un individu se nommant Bekrane. Nous serons chez vous vers neuf heures, préparez le café .
Liard, qui avait pris la communication, s’était relâché sur sa chaise. Il avait les deux pieds sur le bureau, lorsque le chef Sagol entra.
– Bonjour Liard, il semble que ce matin vous transformez le bureau en plage, il ne vous manque que les espadrilles et la crème solaire.
Liard ne laissa qu’un pied sur le bureau, il avait ramené l’autre sous la chaise.
– C’est que chef, je vais vous annoncer enfin une bonne nouvelle, le suspect Bekrane est en route, il sera ici avant neuf heures, alors pardonnez-moi ce moment de doux délire.
– Mon cher, faute avouée est à demi pardonnée et avec ce que vous venez de me communiquer, je vous pardonne aussi l’autre moitié.
– Nous allons pouvoir explorer cette piste, chef, mais le coco semble imbibé et il n’est pas toujours cohérent d’après nos collègues.
– Vous ont-ils dit comment ils avaient procédé pour l’emprunter à la police ?
– Non, mais nous le saurons tout à l’heure.
A neuf heures précises, le fourgon, en provenance de la gendarmerie de Bourgoin, se gara dans la cour de la caserne. Le chauffeur descendit ouvrir l’arrière du véhicule. Deux Pandores, encadrant un homme d’une quarantaine d’années, s’extirpèrent du Peugeot. Il y avait le gendarme Jeff Huysmans et deux autres collègues. Le nordiste fit les présentations. L’homme menotté, les mains dans le dos ne bronchait pas.
Jeff déclara :
– Voici quelqu’un qui a des choses à vous raconter. Il a soif alors, il cause plus .
Bekrane s’était voûté et le manque de boisson le faisait trembler légèrement. Il avait le cheveu noir et poisseux, comme quelqu’un qui transpire et ne se lave pas les cheveux. Des gouttelettes apparaissaient sur son front. Il se mit à parler avec un fort accent, celui que l’on trouve ailleurs qu’à la campagne. C’était surprenant car cette façon de s’exprimer était inhabituelle pour quelqu’un de cette génération. Le langage et les mots utilisés ressemblaient étrangement au vocabulaire des rappeurs de banlieues.
– Eh! les keufs, j’veux du rouquin !
Le nordiste répondit qu’il aurait de l’eau.
Bekrane répliqua : « j’nique ta meuf! »
Le chef Sagol n’apprécia pas beaucoup cette familiarité. Il demanda à ses hommes de placer le suspect dans une cellule avec une bouteille d’eau en plastique. Il demanda aux trois gendarmes de Bourgoin de venir avec lui et aux autres de les rejoindre dans un bureau. Liard faisait le café pendant que tous discutaient en toute liberté.
Sagol s’adressa à Jeff :
– Dites-moi gendarme Huysmans comment avez-vous fait pour extirper notre homme du commissariat ?
– C’est tout bête, chef, il y avait un petit contentieux sur un dossier de vol de bijoux à la tire. J’ai contacté mon collègue inspecteur et je lui ai mis le marché en main : c’était le renseignement contre la mise à disposition du dénommé Bekrane.
– Maintenant chef, je vais vous demander dix jours de perm’ supplémentaires.
Le chef Sagol, visiblement de bonne humeur, répondit qu’il n’avait rien contre, mais, compte tenu des circonstances, il ferait transiter sa demande par le bureau de monsieur Nicolas Sarkozy pour suite à donner.
Jeff le remercia par une courbette et un large sourire, le courant passait bien entre les deux hommes.
Le chef Sagol reprit la parole. Il demanda à Jeff si le suspect pouvait être intégralement pris en charge, ici, ou s’ils ne pouvaient en disposer que le temps de l’interrogatoire.
– Il est totalement à vous, d’ailleurs nous allons vous saluer. Le café était bon, c’est à refaire et même dans l’autre sens. Nous aurons du mal à rivaliser autour de la cafetière, mais nous essaierons.
Les trois gendarmes prirent congé et disparurent dans le fourgon. Le nordiste avait accompagné son copain Jeff jusqu’au parking.
Le chef Sagol voulait procéder à l’interrogatoire de monsieur Bekrane. Celui-ci s’était recroquevillé dans un coin de la cellule. Il portait un survêtement siglé des trois bandes d’une marque connue. Le capuchon de la veste était rabattu sur son visage. Le suspect se cachait. Liard s’approcha de lui et lui dit de se lever, l’homme ne bougea pas. Il le secoua un peu, il ne broncha pas plus. Liard voulut l’attraper par les épaules, l’homme lui plongea dans les jambes en essayant de le faire tomber. Le gendarme Liard était sur ses gardes et l’homme s’affala, tandis que le pandore était à un mètre de lui. Le nordiste vint prêter main forte à son collègue, ils soulevèrent notre homme en le prenant fermement sous les bras. Il fut prévenu, qu’au prochain geste d’énervement ou de rébellion, ils le menotteraient aussi aux jambes.
Il marcha sans rechigner avec les deux hommes. Ils lui intimèrent l’ordre de s’asseoir et de répondre aux questions qui seraient posées. Le suspect marmonna des mots inintelligibles, les Pandores supposèrent qu’il était d’accord pour coopérer.
Gilles commença par lui demander son état civil.
L’homme grommela.
– Je m’appelle Youssef Bekrane, fils de Mustapha Bekrane, mort pour la France et d’Aicha Ben Ait.
Sagol se dit que c’était probablement un fils de harki, mais ce n’était pas important pour l’enquête.
Gilles lui demanda de préciser sa date de naissance.
– Le quinze avril.
– De quelle année ?
– Mille neuf cent soixante-deux.
– Que faites-vous dans la région monsieur Bekrane ? interrogea le chef .
A chaque question, Bekrane essayait de se tourner vers l’investigateur. Il trembla sur sa chaise et répondit oui
Le chef haussa le ton .
– Je vous demande ce que vous faites dans la région ?
– Je voyage.
– Pour le plaisir ou le travail ?
– Je ne sais pas.
– Avez-vous un travail ?
– Je suis au RMI.
– Donc, vous voyagez pour le plaisir ?
– C’est ça, pour le plaisir, oui c ‘est ça, pour le plaisir.
Le client avait le don d’agacer le chef Sagol qui se mit en retrait et demanda aux trois autres de continuer.
Le nordiste prit le relais.
– Vous avez couché au « Logis Nuit » la nuit du mercredi quinze au jeudi seize mai, vous confirmez?
– Je me rappelle pas les dates.
– Où étiez-vous le lundi treize et le mardi quatorze mai ?
– En voyage, moutarde.
– Que voulez-vous dire par « en voyage moutarde » ?
– Voyage épice.
– Vous souvenez-vous du « Logis Nuit » ?
– Oui « Logis Nuit ».
– Vous avez lu le journal ?
– Oui, j’ai lu deux vieux.
– Vous avez lu deux vieux? répèta le nordiste
– Oui, morts pendus, bien fait.
– Qu’est-ce qui est bien fait monsieur Bekrane ? reprit le chef Sagol.
– Bien pendus les vieux, je dis bien pendus.
– Pourquoi dites-vous ça ? Vous les connaissez ?
– Les deux vieux, kaput, c’est normal.
Au bout de deux heures, Youssef Bekrane tremblait comme une feuille. Chaque fois qu’un des gendarmes formulait une question sur le double meurtre, il laissait entendre que c’était normal, que le travail était bien fait et qu’il avait bien travaillé.
Le chef Sagol et ses subordonnés étaient partagés sur la culpabilité de Youssef Bekrane. Gilles et le nordiste étaient contre, le chef et Liard plutôt pour, mais chacun reconnaissait qu’il faudrait des aveux plus détaillés. Ils reprirent l’interrogatoire.
Il était onze heures et demie et Youssef Bekrane annonça qu’il avait une déclaration à faire contre un verre de vin. Le chef Sagol accepta et on apporta un verre de vin rouge au suspect. Bekrane vida le verre d’un trait. L’absorption de cette petite dose d’alcool eut pour effet de calmer notre homme.
– Donnez-moi un autre verre s’il-vous plaît.
Sagol refusa.
– Dites-nous d’abord ce que vous savez. Ensuite, nous verrons.
– C’est au sujet des vieux, c’est moi.
Sagol lui demanda de répéter.
– Les pendus dans le journal, c’est moi.
Il se mit à trembler fortement, il se tordait sur la chaise. Les gendarmes étaient perplexes, Gilles prit le relais.
– Pourquoi monsieur Bekrane, pourquoi les avez-vous tués ?
– Trop vieux, trop soif.
– Vous dites qu’ils étaient trop vieux et que vous aviez trop soif?
– Oui, j’ai trop soif, toujours trop soif.
Sagol lui demanda s’il était prêt à signer ses aveux ?
– Non. Toi, tu me donnes pas à boire.
Sagol haussa le ton et lui demanda s’il pouvait expliquer où habitaient « les deux pendus », comme il disait.
– Oui, c’est plus haut que « Logis Nuit », ça je me rappelle, il y a un chien.
– Comment il est ce chien monsieur Bekrane ? demanda le nordiste.
– Comme un chien, marron avec une queue.
– De quelle race, monsieur Bekrane ?
– Je connais pas les races, je suis fatigué.
Sagol regarda sa montre. Ils tournaient en rond depuis près de trois heures.
– Avez-vous faim monsieur Bekrane ?
– Oui, j’ai soif, je suis fatigué par vos questions.
Sagol demanda à Liard d’aller chercher des sandwichs pour tout le monde. « Aujourd’hui, ça ne sera pas un repas gastronomique pensa -t’il. »
Ils réintégrèrent Youssef Bekrane dans sa cellule. Ce dernier était en manque et tremblait de tous ses membres. Sagol avait l’habitude des alcooliques sévères. Il était dangereux de procéder à un sevrage total, il fallait lui donner un peu d’alcool de temps en temps. Bekrane pourrait boire un verre de vin rouge en mangeant.
Liard revint avec cinq sandwichs. Comme il ne savait pas si monsieur Bekrane était musulman, il avait fait garnir le pain avec du poulet. Il aurait préféré du bon saucisson sur une baguette beurrée, mais il valait mieux éviter un incident, si possible. Le suspect prit le casse-croûte sans poser de question, il avala le verre de vin d’un trait. Sagol se dit qu’à ce train il faudrait un autre verre dans moins d’une heure.
A treize heures trente, le chef Sagol décida de reprendre l’interrogatoire. Ils reprirent les mêmes questions. C’était une technique pour user l’adversaire. L’interrogatoire ressemblait à un combat, ou plutôt à une corrida, car les protagonistes ne disposaient pas des mêmes armes. Les gendarmes étaient le torero, ils usaient la bête avant de porter l’estocade. Bekrane était le taureau, il était arrivé affaibli dans l’arène. Ils lui avaient planté des banderilles, ils se préparaient à l’acculer dans un coin.
Seul contre tous, le taureau Bekrane semblait bien fragile. Ce n’était pas un pur produit de manade, un fier combattant. Il faisait penser aux vachettes, que l’on voit l’été, pour amuser le touriste dans les stations balnéaires. Il luttait de manière désordonnée et la seule issue était la mise à mort. Les questions se mélangeaient dans sa tête, ses réponses étaient incohérentes. Il avait l’impression que tout allait de plus en plus vite et il ne comprenait pas ce qui se passait. Parfois ses réponses sonnaient juste, alors le chef Sagol parlait plus doucement. Il aimait qu’on lui parle doucement, il dirait tout ce qu’on voulait si on lui parlait doucement car il avait mal à la tête.
Le chef Sagol lui demanda une fois de plus s’il était l’auteur de ce crime. Il répondit oui.
Gilles formula la question différemment.
– Avez-vous assassiné madame et monsieur Drochard ?
– Je suis pas un assassin.
Cela faisait cinq heures qu’il était interrogé. Le chef Sagol décida de faire une très courte pause. Bekrane fut remis en cellule, puis Sagol s’adressa aux trois autres :
– Messieurs je vais informer le juge Silovsky, mais avant je souhaite avoir des aveux signés. Le suspect, malgré des propos altérés par son état, semble reconnaître avoir participé à l’assassinat. Il donne des explications, je voudrais quand même savoir comment il a fait avant de prévenir le juge.
Bekrane tremblait de nouveau. Sagol lui demanda:
– Comment avez-vous procédé pour pendre Toinette et Germain ?
– Je l’ai posé sur un plot de bois.
– Qu’en avez-vous fait après le meurtre ?
– Je l’ai remis dans le tas de bois.
– Il est où, ce tas de bois?
– Dans la remise.
Sagol se dit qu’il ne pouvait pas inventer une telle histoire, il donnait des détails plausibles. Si Bekrane n’était pas le coupable, il s’agissait d’un sacré affabulateur. A la demande du chef, Gilles s’était mis dans une autre pièce pour téléphoner au docteur Tardieu afin d’effectuer des prises de sang et vérifier l’état de santé du suspect. Le secrétariat répondit qu’il avait pris un jour de congé et qu’il n’était pas joignable. Gilles appela le docteur Giraud. Ce dernier précisa qu’il avait encore deux personnes à recevoir. Il serait là dans trente à quarante minutes.
Lorsque le docteur Giraud arriva, Youssef Bekrane avait signé des aveux. Il tremblait et pleurait sur une chaise. Le médecin l’examina. Il le trouva en bonne santé et signa un certificat qu’il remit au chef Sagol. Ensuite, il lui administra un calmant et procéda aux prélèvements de sang (ADN, Gamma GT et autres analyses liées à l’alcoolisme du suspect).
Le chef Sagol remercia le docteur Giraud. Ce dernier, par discrétion, ne posa aucune question sur l’affaire Drochard. Il salua les gendarmes et le suspect et retourna à ses obligations. Le chef, qui appréciait déjà le docteur Giraud, se trouva conforté dans l’opinion qu’il avait du praticien et surtout de l’homme. Giraud était un type bien, il savait faire la part des choses, être curieux par nécessité et être discret par éducation.
Le chef Sagol préparait un rapport pour madame Silovsky juge d’instruction. Il voulait que son compte rendu, de la garde à vue de monsieur Youssef Bekrane, soit le plus bref possible. De toute façon il allait l’appeler dans les minutes à venir.
Pendant que Youssef Bekrane dormait dans sa cellule, à quelques mètres de là, les quatre gendarmes s’étaient réunis. Ils confrontaient leurs points de vue concernant la présentation au parquet du suspect.
– Messieurs , le chef Sagol se leva de sa chaise.
– Messieurs, j’ai encore des doutes. Nous avons des aveux, il nous reste à trouver les preuves. Les aveux sont parfois précis. Si nous avons les empreintes c’est gagné, sinon, avec un bon avocat, je vous fiche mon billet que le dossier ne résistera pas longtemps.
Gilles prit la parole :
– Chef, le plot de bois, ce n’est pas nous qui l’avons inventé.
– C’est vrai et j’avoue que c’est le seul aveu auquel j’accorde du crédit. Cet homme est trop rongé par l’alcool, les neurones sont touchés et parfois je cherche la cohérence dans ses propos.
Le nordiste interrogea :
– Quel est le mobile du crime, puisque rien n’a été volé hormis un jambon?
Sagol répondit:
– Ouais! Et il faut avoir la réponse rapidement. Youssef est-il musulman et, si oui, est-il pratiquant ?
Liard répliqua:
– S’il ne mange pas de porc, qu’est-ce qu’il aurait fait du jambon ?
– Messieurs, pendant que je préviens le juge, peaufinez quelques questions avec monsieur Bekrane.
Le chef Sagol appela le palais de justice.
– Passez-moi le bureau du juge Silovsky.
– De la part de qui ?
– L’adjudant-chef Sagol.
– Julie Silovsky à l’appareil. Je vous écoute.
– Bonjour madame le juge, je vous appelle au sujet de l’affaire Drochard.
– J’attends des résultats monsieur Sagol, vous faites quoi ?
– Mon travail madame, simplement mon travail, et mon équipe aussi.
– Il y a trois jours que je n’ai pas eu de rapport de votre part.
– Le travail de terrain a perturbé la rédaction et la transmission des documents. Je ne manquerai pas de vous les transmettre madame.
Julie Silovsky était aussi désagréable qu’à l’accoutumée. Toutefois, le chef Sagol perçut de la lassitude chez son interlocutrice. Il se garda bien de faire une allusion quelconque à la future naissance. Madame Silovsky était imperméable à tout sentiment humain. Sagol l’avait baptisée la « cyber juge ». Il se souvenait de leur entrevue quelques jours auparavant, ainsi que ses remarques désobligeantes auprès du procureur de la république.
– Que désirez-vous monsieur Sagol ?
– Vous informer que nous avons un suspect en garde à vue.
– Avez-vous des charges contre lui ?
– Bien entendu madame, sinon je ne vous aurais pas dérangée.
Julie Silovsky était épuisée, sa grossesse n’était pas une partie de plaisir. Elle demanda des précisions. Le chef Sagol sentait venir l’heure de sa revanche. Il répliqua qu’il ne pouvait donner plus d’éléments par téléphone, elle recevrait un fax dans les minutes à venir.
Le juge Silovsky était une femme intelligente. Elle comprit qu’elle n’obtiendrait rien de plus de la part du responsable de l’enquête.
– J’attends vos documents afin de prendre une décision concernant la mise en examen de l’individu suspecté.
– J’attends votre prise de position madame le juge, à plus tard.
Julie Silovsky n’eut pas le temps de répliquer, Sagol avait raccroché. Le téléphone lui renvoyait la sonnerie caractéristique qui l’agaçait. Elle était lasse et, bien que satisfaite de l’avancement de l’enquête, elle fut contrariée par l’aplomb du chef Sagol.
Le chef était devant le fax. Le rapport pour madame le juge d’instruction, Julie Silovsky, était dans le chargeur de la machine. Chaque fois qu’une feuille avançait, il imaginait sa destinataire trépignant d’impatience devant la lenteur du débit. Sa conscience lui susurrait : « c’est à l’image de ta justice, Julie. »
Il était dix-huit heures trente, Youssef Bekrane dormait toujours dans sa cellule, son corps s’agitait de temps en temps. Parfois, il était pris de spasmes violents et il râlait. Le docteur Giraud avait prévenu. Monsieur Bekrane risquait de s’agiter souvent, mais sa vie n’était aucunement menacée par le sevrage actuel. En revanche, dans les jours à venir, il conviendrait de confier son cas à un service spécialisé dans la désintoxication.
Sagol attendait la réponse du juge avant de libérer ses collaborateurs. Youssef Bekrane était en garde à vue depuis le matin neuf heures trente. Ils avaient encore près de trente-neuf heures avant l’expiration du délai de garde à vue.
Le fax se mit à crépiter. Le compteur indiquait que le document contenait deux pages. Gilles tendit les feuilles à son chef. Sagol reconnut le cachet du tribunal et la signature de Julie Silovsky. Il prit la première page et parcourut le document. Madame le juge abondait dans le sens de l’enquête. Le jeudi vingt-trois mai, à huit heures, elle souhaitait voir le suspect dans son bureau afin de lui signifier sa mise en examen pour le meurtre des époux Drochard. Le deuxième feuillet ne contenait que les cachets et signature de madame le juge. Aucun autre commentaire ne figurait sur le document. Le chef Sagol eut un petit sourire en coin, il pensait déjà au lendemain.
Le soleil brillait sur la région, la météo annoncait des températures estivales. En ce jeudi, le chef Sagol et le gendarme Gilles attendaient devant le palais de justice. Ils avaient laissé le soin à leurs deux collègues de transférer monsieur Youssef Bekrane jusqu’ici.
Il était sept heures cinquante lorsque le fourgon arriva devant le palais de justice. Les deux hommes rejoignirent Liard et le nordiste. Liard était au volant, le nordiste descendit avec son prisonnier. Youssef Bekrane semblait avoir une démarche encore plus chaloupée que la veille . Ses jambes arquées et sa démarche faisaient penser à quelqu’un dont les membres étaient coincés au niveau des hanches.
Liard, reparti garer le fourgon dans l’enceinte du palais, rejoindrait ses collègues par un autre accès. Sagol demanda si le prévenu avait été raisonnable cette nuit. Le nordiste répondit qu’il avait dormi jusqu’à six heures ce matin et qu’il avait déjeuné normalement.
Les trois gendarmes aperçurent leur collègue qui courait pour les rejoindre. Ils étaient à deux mètres du bureau de madame Silovsky. Le chef Sagol frappa à la porte, une jeune femme au cheveu ras et noir ouvrit.
– Bonjour monsieur Sagol, entrez je vous prie. Madame Silovsky aura un léger retard, elle vous demande de bien vouloir l’excuser.
Les gendarmes se tournèrent les uns vers les autres, sans parler. Ils firent asseoir Youssef Bekrane, les quatre hommes restèrent debout. L’attente dura près de vingt minutes, enfin la porte s’ouvrit. Madame Silovsky apparut dans l’entrebâillement. Elle était méconnaissable, le visage boursouflé était livide. Elle avait dû se dépêcher car elle était essoufflée. Se déplaçant lourdement, elle contourna le groupe et se posa dans son fauteuil.
Elle commença par une phrase d’excuses :
– Pardonnez-moi ce retard, un petit souci de santé indépendant de ma volonté.
Le chef Sagol se leva, il libéra le prisonnier des menottes.
– Je vous présente monsieur Youssef Bekrane, madame le juge.
– Monsieur Bekrane, savez-vous pour quelle raison vous êtes devant moi aujourd’hui ?
Bekrane secoua la tête, mais n’articula aucun son.
– Je ne vous ai pas entendu monsieur Bekrane .
– Oui, madame la juge.
Madame Silovsky reprit l’interrogatoire d’identité, Bekrane se mit à trembler. Le juge répéta les informations recueillies par les gendarmes. Le suspect ne pouvait se contrôler, le manque d’alcool se faisait cruellement sentir. Julie Silovsky continua d’interroger le prévenu. Ce dernier répondait par des onomatopées incompréhensibles. Tel un rouleau compresseur, madame Silovsky continuait son monologue. Les Pandores médusés contemplaient la scène.
– Monsieur Youssef Bekrane je vous mets en examen pour l’assassinat d’Antoinette Drochard le mardi quatorze mai. Avez-vous quelque chose à déclarer ?
– J’ai tué personne, c’est pas moi madame.
Bekrane s’effondra sur la chaise, il pleurait.
– Monsieur Sagol voici le document pour la mise sous écrou du sieur Youssef Bekrane. Bon travail. Nous procéderons à la reconstitution après-demain vers dix heures, si vous n’y voyez pas d’objection monsieur Sagol.
– C’est entendu madame le juge.
– Monsieur Bekrane, samedi matin, nous ferons la reconstitution, nous nous transporterons sur le lieu du crime. Avez-vous un avocat ?
Il ne répondit rien.
– Voulez-vous que je commette un avocat pour vous défendre monsieur Bekrane ?
Youssef Bekrane tremblait, il répondit oui.
– Je fais le nécessaire, messieurs à bientôt.
Les quatre gendarmes firent le salut militaire, ils menottèrent le prisonnier et quittèrent le bureau du juge d’instruction.
– Direction la maison d’arrêt, en route messieurs, dit l’adjudant-chef Sagol.
Pendant le trajet, les quatre gendarmes furent silencieux. Ils conduisirent le prévenu à bon port et le confièrent aux bons soins de l’administration pénitentiaire.
Le chef Sagol leur parla franchement :
– Je sais ce que vous pensez de la reconstitution un samedi matin, madame Silovsky a voulu montrer qu’elle reprenait les choses en main. Vous avez bien travaillé et je préfère bosser avec vous qu’avec elle. N’entrons pas dans son jeu. De plus, je ne suis toujours pas convaincu à cent pour cent de la culpabilité de notre présumé coupable. Il faudra être attentif aux informations que nous pourrions glaner par ailleurs.
Samedi vingt-cinq mai, le chef Sagol et le gendarme Gilles étaient allés extraire Youssef Bekrane de la maison d’arrêt. Ils étaient accompagnés de deux collègues pour l’emmener au bourg. Le juge Silovsky les rejoindrait à la brigade de gendarmerie.
Monsieur Bekrane était nerveux, il se passait sans cesse les mains dans sa chevelure noire. Il n’avait pas adressé la parole aux gendarmes. Arrivé à destination, il avait été placé dans une cellule en attendant l’arrivée du juge. Un avocat était déjà là et demanda à être seul avec son client.
L’avocat ressemblait plus à un premier communiant qu’à un ténor du barreau. Il avait les cheveux châtains clair, les yeux marrons derrière des lunettes avec des petits verres, la monture était invisible. Il devait avoir moins de trente ans. Il avait été désigné par le bâtonnier, comme c’est toujours le cas pour une désignation d’office. Malgré sa jeunesse, il prenait le dossier à cœur et Bekrane semblait content de le rencontrer.
Il asséna trois mots à son défenseur :
– C’est pas moi.
– Je comprends monsieur Bekrane, mais j’ai besoin d’en savoir plus. Il vous faut m’expliquer ce qui s’est réellement passé.
– C’est pas moi, je me rappelle plus .
– Pour vous défendre il ne faudra pas dire « c’est pas moi », mais le prouver monsieur Bekrane. Allons, faites un effort, il est presque dix heures et madame le juge arrive.
– Je veux pas la voir.
– Madame Silovsky se présente à la gendarmerie avec plus de ponctualité que jeudi, observa le gendarme Gilles.
Julie Silovsky avait meilleure mine, elle demanda si tout était prêt.
Le chef Sagol lui dit qu’elle pouvait donner le signe de départ.
A l’exception de deux gendarmes de permanence, tout l’effectif disponible était mobilisé pour sécuriser les lieux.
Outre le fourgon qui transportait le présumé coupable, trois voitures de gendarmerie, suivaient derrière l’avocat et le juge. Les pandores se déployèrent tout autour de la propriété de feu Toinette et Germain. Lorsque les gendarmes voulurent extraire Youssef Bekrane du fourgon et lui enfiler un gilet pare-balles, il refusa tout net de descendre et de participer à la reconstitution.
Julie Silovsky appela l’avocat et se rendit auprès de Youssef. Rien n’y fit. Il affirmait qu’il n’avait rien à faire ici et qu’il resterait dans la voiture. Madame Silovsky était excédée, elle menaça le prévenu. L’avocat prit le relais de son client et se déclara solidaire.
-Madame le juge, je ne participerai pas à cette mascarade, je reste avec mon client.
– Maître, si vous pensez agir conformément au code de déontologie de votre profession, vous êtes dans l’erreur. Je saisirai le bâtonnier sur cet incident déplorable.
La jeunesse n’empêchait pas notre homme d’avoir du caractère. /
– Madame vous me parlez de déontologie, je connais une parabole où l’on parle de paille et de poutre dans l’œil. Je crois que la teneur de vos propos s’applique parfaitement à la situation. Si je suis solidaire de mon client, c’est que j’estime que ses droits sont bafoués. Je n’ai pas eu connaissance du dossier et j’ai rencontré mon client quelques minutes seulement avant votre arrivée. Il me semble que vous estimez avoir trouvé un coupable et souhaitez aller vite. Ne confondons pas vitesse et précipitation.
– Vous avez terminé maître ?
– Absolument madame.
– Alors messieurs, allons-y.
Julie Silovsky déclara aux gendarmes qu’elle prendrait un figurant parmi eux. Les gendarmes ne manifestèrent aucun signe de désapprobation, le chef Sagol les avaient prévenus qu’il fallait éviter tout incident avec madame la juge. Ils pénétrèrent dans la maison.
Dix minutes après, le convoi repartait dans l’autre sens, la reconstitution était terminée. Comme à son habitude, madame le juge prit sèchement congé sans saluer l’avocat du prévenu.
Youssef Bekrane avait compris qu’il avait un vrai avocat et il accepta de le revoir dès le lundi.
Le chef Sagol serra la main de l’avocat, l’échange fut vigoureux. Les deux hommes n’échangèrent pas un mot sur ce qui venait de se passer. Avec un regard et une poignée de mains, ils s’étaient tout dit. Sagol pensa que l’on pouvait être jeune et de l’autre côté de la barrière, tout en étant un homme et un vrai.