Répondre à : KELLER, Richard – Les Deux Bouts de la corde

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#151731
Richard KellerRichard Keller
Participant

    Chapitre 16

    Ce mercredi vingt-neuf mai, Julie Silovsky était en forme. Le bébé qu’elle portait lui avait octroyé une nuit de récupération. Elle arriva au palais de justice quelques minutes avant neuf heures. Elle montait les escaliers du parvis, lorsque maître Raynaud parvint à sa hauteur.

    – Bonjour madame le juge, j’ai du nouveau dans l’affaire du meurtre des époux Drochard. Je vous apporte une demande, pourriez-vous m’accorder quelques instants ?

    Madame Silovsky était de bonne humeur, elle prit la peine de répondre gentiment au jeune avocat.

    – Bonjour maître, laissez-moi le temps d’arriver, je pourrai vous voir dans un quart d’heure dans mon bureau.

    – C’est entendu madame le juge, à tout de suite.

    Gaël se dit que c’était son jour de chance, il saisit son téléphone portable et composa un numéro. La boîte vocale égrena son message : « je suis le confident de Jane, vous pouvez tout me dire, elle vous rappellera. » Gaël fut bref : « bonjour Jane, c’est Gaël, je voulais vous souhaiter une bonne journée, à plus tard. »

    Deux minutes après, son téléphone vibrait dans la poche de son blouson.

    – Allô ! C’est Jane à l’appareil, c’est vous Gaël ?

    – Bonjour Jane, je suis content de vous entendre.

    – Moi aussi, votre retour s’est bien passé ?

    – Oui excellent, grâce à une bonne fée. Et vous, comment ça va?

    – Bien, hier j’ai fait une rencontre passionnante.

    Gaël s’engouffra dans la brèche ouverte sciemment par Jane :

    – Passionnante ou passionnée ?

    Jane répondit à cette sollicitation :

    – Je crois que le deuxième mot est plus proche de la vérité.

    – Moi aussi je préfère le deuxième. J’aimerais vous revoir Jane.

    Jane laissa passer un blanc avant de lui répondre. Gaël trouva ces trois secondes interminables.

    –  Oui Gaël, j’ai envie de vous revoir .

    – Si nous mettions au point ce week-end, qu’en pensez-vous ?

    – J’avais quelque chose de prévu, mais je vais m’arranger. Je vous rappelle ce soir.

    – C’est d’accord Jane, encore mille mercis, bonne journée et à ce soir.

    – A ce soir, Gaël.

    Il regarda sa montre.

    – Oh là là ! J’espère que madame Silovsky me pardonnera, je suis en retard.

    Le juge Silovsky reçut maître Raynaud. Ce dernier lui expliqua l’objet de sa visite.

    – Madame le juge, je possède les preuves de l’innocence de mon client, monsieur Bekrane.

    – Ah oui ! Rien que ça monsieur Raynaud! Vous pensez qu’il est innocent bien sûr?

    – Non seulement il l’est, mais nous le prouvons madame.

    – Expliquez-moi, maître.

    – Je vous remets ma demande écrite et, si vous le désirez, nous en discutons.

    Julie Silovsky parcourut le document. Elle comprit vite que le jeune avocat avait trouvé un alibi solide pour son client.

    – Maître, ce n’est pas en claquant des doigts que je vais prendre la décision de libérer monsieur Youssef Bekrane. Je dois d’abord m’assurer d’un certain nombre d’éléments.

    – Quels éléments madame le juge?

    – J’en vois au moins trois monsieur Raynaud : l’audition de messieurs Cochet et Tardy du foyer « Les Bernaches », le visionnage des bandes vidéo de la gare de Dijon (si elles existent) et enfin, les résultats des analyses ADN en cours. Lorsque j’aurai tous ces éléments en main, je pourrai statuer.

    – Quel délai doit-on envisager ?

    – Le plus long, ce sont les analyses ADN. Pour le reste je m’occupe de faire une réquisition auprès de la SNCF. Concernant les responsables du foyer, je ne sais pas encore si je les convoque ou si je me rends à Dijon. Vu mon état de santé, je pense qu’ils seront auditionnés ici.

    Gaël prit le risque d’importuner madame Silovsky en répétant sa question :

    – Quand, madame le juge ?

    – Maître, vous ne lâchez jamais ! Je dirais dans huit jours si tout se passe comme prévu. Avez-vous informé votre client ?

    – Pas encore.

    – Ne lui donnez pas de délai. En prison, les faux espoirs sont des poisons violents.

    – J’accepte volontiers votre conseil, madame Silovsky.

    – Dites-moi maître, comment avez-vous fait pour obtenir ces informations ?

    Gaël Raynaud arbora son plus beau sourire pour répondre au juge d’instruction :

    – Ça fait partie des secrets de la défense. Il faut garder sa part de mystère.

    – Je comprends maître, je crois que vous n’êtes pas loin de gagner la partie.

    – Madame le juge, merci d’avoir prêté une oreille attentive à mes arguments et surtout de m’avoir reçu sans rendez-vous. Je vous souhaite une bonne journée.

    – A vous aussi maître, à bientôt.

     

    Maître Raynaud décida de rendre visite à son client. Youssef Bekrane était nerveux, il tremblait un peu. Cela faisait plus d’une semaine qu’il avait été appréhendé par les policiers de Bourgoin. Le sevrage était une épreuve difficile.

    Tout d’abord, Gaël demanda de ses nouvelles. Il voulait tester la capacité de compréhension de Youssef avant de lui communiquer le résultat de ses investigations.

    – Alors monsieur Bekrane, comment ça va ce matin ?

    – Mieux, monsieur Gaël.

    – Le moral est meilleur ?

    – Un peu, mais ils me donnent pas à boire.

    – C’est normal, dans une maison d’arrêt, il n’y a pas d’alcool.

    – Je veux sortir, je suis pas coupable, j’ai tué personne monsieur Gaël.

    – Je comprends et je fais tout pour ça monsieur Bekrane.

    Gaël était satisfait, son client avait un discours structuré. La privation d’alcool était dure à supporter pour Youssef, mais elle permettait à son esprit de quitter les vapeurs éthyliques. Le corps souffrait, mais la compréhension devenait bien meilleure.

    Le jeune avocat pensa qu’il fallait essayer de tester la volonté de son client.

    – Youssef, si je vous sors de là, faites-moi une promesse .

    – Oui, monsieur Gaël?

    – Promettez-moi de vous soigner pour redevenir l’homme que vous étiez.

    – Je comprends pas, moi j’ai soif.

    – Youssef, ça ne prend pas avec moi. Je vous sors de là et après vous allez faire une cure ; nous sommes d’accord ?

    – Quand vous allez me sortir de la prison ?

    – J’ai une bonne nouvelle, j’ai trouvé des témoins à Dijon. Connaissez-vous le foyer « Les Bernaches » ?

    – Très gentil monsieur Tardy, il m’a donné du pain d’épice.

    Gaël eut un sourire de satisfaction. Son client recouvrait peu à peu la mémoire, il se souvenait bien de l’homme qui l’avait emmené à la gare. Il ne voulut pas en dire plus. Youssef risquait d’interpréter ses propos à sa façon et madame Silovsky en prendrait ombrage. Il tenait à maintenir la relation avec le juge car le premier contact s’était avéré catastrophique. L’épreuve de force n’est pas la meilleure façon de défendre un client se disait-il.

    Gaël salua son client en lui promettant de revenir dans moins d’une semaine. Youssef rejoignit sa cellule ragaillardi, l’espoir renaissait en lui.

     

    Le chef Sagol faisait le point avec ses collaborateurs, c’était, pensait-il, une des dernières fois. Lorsque les résultats des analyses ADN seront connus, il ne restera plus qu’à boucler le dossier et passer à une autre affaire. Il ne se doutait pas que la vérité serait toute autre.

    Le téléphone sonna, le gendarme Gilles décrocha :

    – Gendarme Gilles, je vous écoute.

    – Ici Julie Silovsky, bonjour monsieur Gilles, je souhaite parler à votre chef l’adjudant-chef Léo Sagol.

    Gilles fut surpris par l’utilisation du prénom de son chef, personne dans la gendarmerie ne l’appelait comme ça. Le ton aussi le déconcerta: « madame Silovsky a mangé du miel, se dit-il. »

    – Il est ici, je vous le passe, au revoir madame le juge.

    – Au revoir monsieur Gilles.

    – Adjudant-chef Sagol à l’appareil.

    – Julie Silovsky, bonjour monsieur Sagol.

    – Bonjour madame le juge, que puis-je pour vous ?

    – Je viens de recevoir Maître Gaël Raynaud, l’avocat de monsieur Youssef Bekrane. Maître Raynaud m’a apporté des éléments nouveaux de nature à disculper monsieur Bekrane. J’ai immédiatement déclenché les investigations nécessaires, je pense que la défense a raison. J’attends la confirmation des tests d’ADN, le témoignage de deux responsables d’un foyer à Dijon et le visionnage d’une bande vidéo à la gare de Dijon. Maître Raynaud me paraît avoir bien travaillé son sujet avant de me soumettre sa requête.

    – Je vous remercie madame le juge de m’avoir informé, car j’attendais les résultats ADN avant de boucler ce dossier.

    – Monsieur Sagol, je vous demande de garder votre équipe en place et de continuer vos investigations. Nous aviserons lorsque tous les éléments m’auront été communiqués.

    – Entendu madame Silovsky.

    – Je vous souhaite une bonne journée, à bientôt monsieur Sagol.

    – Vous aussi, à bientôt madame le juge.

    Sagol raccrocha, il s’adressa à ses collaborateurs :

    – Madame Silovsky est revenue à de meilleurs sentiments, je dirais qu’elle a rejoint la civilisation.

    Gilles ajouta qu’il ne l’avait jamais entendu s’exprimer avec autant de prévention et de douceur. Le chef confirma. Lui aussi avait pratiqué madame le juge Julie Silovsky en d’autres occasions et c’était la première fois qu’elle était aussi agréable. C’est la maternité qui la change, je crois.

    – Elle m’a appelé pour nous informer que la défense de Youssef Bekrane avait trouvé des témoins à Dijon. Il ne pouvait donc pas être ici au moment du meurtre.

    Gilles s’écria :

    – Voilà pourquoi Bekrane disait « voyage moutarde » et « voyage épice ». Dijon, capitale de la moutarde et du pain d’épices, je suis passé à côté de ça !

    Sagol rappela à tous qu’il ne fallait pas culpabiliser sur ce raté probable.

    – Le prévenu était trop incohérent et imbibé d’alcool, cela a nuit à notre clairvoyance. Attendons un peu avant d’en tirer des conclusions. Le temps n’est pas à l’autocritique, il est à l’action.

    – C’est vexant, chef que ce soit ce jeune avocat qui nous fournisse les preuves et pas nous, reprit le nordiste.

    – Messieurs , vous avez assisté l’autre jour à un échange très vif entre madame la juge d’instruction, Julie Silovsky, et l’avocat Gaël Raynaud. Ce jeune homme n’était pas impressionné par le dossier et encore moins par l’attitude de madame Silovsky. J’ai perçu, ce jour-là, toute la volonté de monsieur Raynaud. J’avoue que j’ai été séduit par son comportement face à la situation. C’est rare et à souligner de nos jours.

     

    Patrick Cochet et Pierre Tardy se trouvaient ensemble dans le bureau d’accueil du foyer « Les Bernaches ». Le téléphone sonna et  Pierre décrocha :

    – Foyer « Les Bernaches », Pierre Cochet à votre service.

    – Bonjour monsieur Cochet, palais de justice, ne quittez-pas je vous passe madame Silovsky juge d’instruction.

    – Allô ! Bonjour, ici Julie Silovsky, puis-je m’entretenir avec monsieur Cochet ou monsieur Tardy ?

    – Je suis Pierre Cochet, à votre disposition.

    – Monsieur Cochet, je suis en charge d’un dossier dans lequel monsieur Bekrane Youssef est suspecté. Vous avez sans doute entendu parler de ce monsieur ?

    – Tout à fait, j’ai eu un contact avec Maître Raynaud son avocat.

    – J’aurais besoin de votre témoignage et de celui de votre collègue, monsieur Tardy.

    – Pas de problème madame.

    – Le seul souci, c’est qu’il m’est impossible de me déplacer actuellement. Je souhaiterais pouvoir vous auditionner à mon bureau; bien entendu, tous vos frais seront pris en charge par nos services.

    – Nous viendrons, le seul souci, est que nous ne pouvons fermer le foyer.

    – Je comprends. Si je vous convoque en fin de matinée, vous auriez peut-être le temps de faire l’aller-retour avant l’ouverture en soirée ?

    – Oui, nous avancerons la fermeture du matin et pourrions retarder l’ouverture du soir.

    – Est-ce possible demain monsieur Cochet et monsieur Tardy pourra-t’il aussi ?

    – Monsieur Tardy est en face de moi, il m’a fait signe que c’est d’accord, va pour demain, entre onze heures et midi.

    – Avez-vous un numéro de fax à me communiquer, c’est pour vous envoyer les convocations officielles.

    – Je vous le donne.

    – Je vous remercie, je vous envoie ça tout de suite. A demain monsieur Cochet.

    – A demain, madame Silovsky.

    Patrick Cochet et Pierre Tardy discutèrent de l’organisation de leur travail, pour la journée du jeudi trente mai. Ils auraient environ cinq cents kilomètres à parcourir. Ils trouvèrent un TGV qui partait à huit heures treize, ils pourraient être dans le bureau du juge à dix heures quarante-cinq. Pour le retour, le TGV de treize heures trente-six, leur permettrait d’atteindre à Dijon à seize heures trente.

     

    Jane Piron rêvait au coup de fil qu’elle avait reçu en début de matinée, lorsque son chef fit irruption dans son bureau. Il lui demanda de rechercher les cassettes de la matinée du mardi quatorze mai. Il fut surpris de la rapidité avec laquelle Jane les trouva. Il pensa à juste titre, qu’il avait une excellente collaboratrice. Il ne se doutait pas que les bandes, sorties la veille, étaient sous le coude dans l’attente de l’intervention de Gaël Raynaud auprès du juge. Jane se dit qu’il avait fait vite. Le chef lui expliqua qu’il avait reçu un coup de fil d’un juge d’instruction. Ce magistrat demandait la communication des enregistrements effectués par les caméras de surveillance pour la matinée en question. Les cassettes devaient être expédiées en Chronopost le jour même, le juge Silovsky semblait très pressé.

    Jane téléphona à des amis pour se décommander. Une sortie en bateau, sur le canal de bourgogne, était prévue ce week-end. Elle prétexta une obligation familiale, une vieille tante très malade … La vieille parente s’appelait en réalité Gaël Raynaud.

    A midi, avant de se rendre à la cantine, elle marcha un peu dans la rue. Elle décida de donner sa réponse à Gaël, sans attendre le soir. Elle composa le numéro, une voix reconnaissable entre mille lui répondit.

    – Gaël, j’écoute.

    – C’est Jane, je vous appelle pour ce week-end, ce ne sera pas possible.

    Gaël était déçu, il se reprit vite :

    – C’est dommage, fixons un autre week-end Jane.

    – Je n’en aurai pas d’autres avant longtemps.

    Gaël avait compris que Jane ne souhaitait pas poursuivre.

    Elle reprit aussitôt :

    – Je n’en aurai pas d’autres avant longtemps, alors je viens ce week-end, je plaisantais, Gaël!

    Gaël répondit que finalement, lui aussi ce week-end, il avait prévu d’être avec une jolie jeune fille.

    Jane se trouvait prise à son propre piège, elle demanda à Gaël si cette jeune fille était blonde ou rousse .

    Il parla d’une brune avec de longs cheveux noirs:

    – Elle s’appelle Jane, je crois.

    Ils partirent d’un long rire, en se promettant de s’appeler le soir-même.

    Gaël, de retour à son bureau, trouva un message sur son répondeur, c’était Julie Silovsky. Elle lui demandait d’être à son bureau le vendredi trente et un mai à dix heures trente. Elle ne donnait pas plus de précisions.

    Maître Raynaud passa son après-midi à faire du rangement et à penser à Jane, elle l’obsédait. Il pensa qu’un coup de foudre ça devait forcément ressembler à ce qui lui arrivait. Il avait adoré le coup de téléphone, même lorsqu’elle l’avait agacé en lui faisant croire qu’elle ne souhaitait plus sa compagnie. Il se trouvait en phase avec elle et il était certain de la réciprocité. Il aurait voulu voir tourner les aiguilles du temps encore plus vite, être à ce soir pour entendre la voix de Jane.

    Il se ressaisit et se demanda ce que voulait Julie Silovsky. La remise en liberté de Youssef Bekrane paraissait prématurée. Il décida de ne point se torturer l’esprit. « Demain est un autre jour, se dit-il. »

     

    Madame le juge d’instruction Julie Silovsky était devant un écran de télévision lorsque Gaël se présenta à son bureau. Il était dix heures trente.

    – Bonjour maître, suite à votre visite d’hier, je viens de recevoir les bandes enregistrées en gare de Dijon. J’en ai visionné une, il n’y a rien.

    – D’après mes renseignements, il y a trois caméras, dit Gaël.

    – C’est exact, j’ai reçu trois cassettes par Chronopost ce matin. Regardons-les ensemble. Nous avons peu de temps. Dans un quart d’heure, je reçois les responsables du foyer « Les Bernaches ».

    – Nous pourrions faire avancer l’enregistrement en accéléré, je suppose que mon client ne passera pas inaperçu. Gaël, innocemment, s’était emparé de la cassette qui constituait la preuve de la présence de Youssef Bekrane à Dijon. Il la tendit à madame Silovsky.

    – Je vous écoute, j’appuie sur le bouton d’avance rapide.

    Les silhouettes défilaient à toute vitesse.

    – Là, madame le juge, revenez un peu en arrière.

    A ce moment là, des coups furent frappés à la porte.

    La jeune greffière alla ouvrir. Deux hommes demandaient à parler à madame le juge Julie Silovsky.

    Patrick Cochet et Pierre Tardy pénétrèrent dans la pièce.

    – Messieurs, je suis Julie Silovsky. Qui est Patrick Cochet et qui est Pierre Tardy ?

    Patrick Cochet s’avança.

    Julie Silovsky leur présenta Gaël Raynaud, avocat de monsieur Youssef Bekrane.

    – Messieurs, j’ai souhaité que votre audition se fasse en présence de la défense du prévenu. Nous étions en train de visualiser des images prises à la gare de Dijon le mardi quatorze mai, vers dix heures trente.

    Gaël précisa à l’intention du juge :

    – Dix heures trente-deux, c’est ce qui est incrusté dans l’image que nous avons sur l’écran, madame le juge.

    Julie Silovsky se retourna, regarda l’image figée sur le récepteur.

    – Messieurs, ne tournons pas autour du pot. Est-ce bien monsieur Youssef Bekrane que nous voyons sur ce téléviseur ?

    Pierre Tardy, qui ne s’était pas exprimé, regarda de plus près :

    – Madame je puis vous assurer que pour moi, il n’y a pas l’ombre d’un doute. D’ailleurs, la personne qui s’éloigne et que l’on voit de dos, je pense que c’est moi.

    – Merci monsieur Tardy. Pouvez-vous messieurs Cochet et Tardy, m’attester, sous la foi du serment que monsieur Bekrane était dans les murs du foyer « Les Bernaches » la nuit du treize au quatorze mai?

    Ils répondirent en cœur :

    – Nous le pouvons.

    Patrick Cochet ajouta :

    – Madame Silovsky, j’ai apporté le registre des entrées et sorties. Vous avez de la chance, c’est encore un document tenu manuellement.

    Julie Silovsky prit connaissance de l’épais registre dans lequel étaient consignées toutes les entrées et sorties du foyer.

    – Maître Raynaud, venez-voir, je vous prie.

    Gaël s’approcha, il savait que la partie était gagnée. Il avait le triomphe modeste, c’est ce qu’aimait madame Silovsky.

    – Notre client est inscrit ce soir-là, madame le juge.

    – Messieurs, je tiens à vous remercier d’être venus de Dijon. Vous comprenez la raison pour laquelle je ne pouvais me déplacer. Je vais vous faire signer votre déposition auprès de la greffière et vous libérer.

    Patrick Cochet, en homme bien élevé, répliqua qu’il était naturel qu’ils soient venus vers elle, il ne fallait pas faire courir de risques au bébé à venir. Par discrétion, il n’en demanda pas plus à son interlocutrice.

    Julie Silovsky les raccompagna jusqu’à la porte. Ils saluèrent maître Raynaud et la porte se referma.

    – Maître, je voudrais aborder un autre point avec vous.

    – Je devrais avoir connaissance des résultats de l’ADN en tout début d’après-midi. Je vous laisse le choix selon votre disponibilité, ou vous passez ou vous me téléphonez.

    – Je préfère venir vous voir madame Silovsky.

    – Alors disons quatorze heures trente. Si tout marche bien pour votre client, ce soir, il pourrait être libéré.

    – Je tiens à vous exprimer toute ma satisfaction pour votre réactivité madame le juge. Merci beaucoup.

    – C’est normal maître Raynaud. Quand une affaire est aussi bien ficelée, à moi de faire en sorte de ne pas mettre d’entraves inutiles. A tout à l’heure maître.

    – Bon appétit et à tout à l’heure, madame le juge.

     

    Julie Silovsky rentra chez elle pour déjeuner. La matinée avait été bien remplie, elle se sentait fatiguée. Elle se força à manger, puis elle s’allongea dans un canapé. Elle se réveilla à quatorze heures. Heureusement, elle habitait à un quart d’heure à pied du palais de justice. Elle se passa de l’eau froide sur le visage, elle avait un masque de grossesse. Elle se remaquilla rapidement et elle se dirigea vers son bureau.

    Il était quatorze heures trente-cinq, Gaël Raynaud n’était pas arrivé. Elle demanda à la jeune greffière si elle avait reçu un fax. Cette dernière lui signifia qu’il était sur son bureau.

    Deux coups brefs frappés à la porte , annoncèrent maître Raynaud qui entra tout essoufflé.

    – Excusez-moi, le restaurant était plein à craquer, le service était long.

    – J’arrive juste maître, le fax est sur mon bureau. J’en prends connaissance.

    – Faites, je vous en prie, madame le juge.

    – Je vous épargne les détails monsieur Raynaud, seules importent les quelques lignes de conclusion : « Aucune empreinte génétique soumise à comparaison, avec l’empreinte relevée sur la personne de monsieur Youssef Bekrane, ne peut être rapprochée ».

    – Je crois, maître, que la messe est dite ! Je prépare immédiatement la levée d’écrou de monsieur Bekrane, l’ordonnance de non-lieu suivra.

    – Je réitère ce que je vous ai dit ce matin, madame le juge, merci pour tout.

    – Oui ! N’en faites pas trop monsieur Raynaud. Vous avez un client dehors, mais moi, j’ai toujours un double meurtre sur les bras.

    – L’affaire Drochard n’est pas un dossier simple, madame Silovsky.

    – Auriez-vous une intuition maître ?

    – Pas vraiment, mais je ne crois pas à un crime de rôdeur. Il y a trop de gens tout autour et un timing  très serré. Le meurtrier devait parfaitement connaître les us et coutumes du quartier.

    – Vous avez du bon sens monsieur Raynaud, vous n’avez pas songé à passer le concours de la magistrature ?

    – Oh non ! Nous faisons le même métier, mais vous à charge, moi à décharge. La défense me passionne. Ce qui me plaît le plus, c’est une grande indépendance par rapport aux magistrats.

    – Alors monsieur Raynaud, nous allons souvent être des adversaires.

    – Cela n’empêchera pas la loyauté et le respect madame Silovsky. Nos armes ne sont pas meurtrières, elles ne sont qu’argumentation et preuves.

    – Vous avez raison, mais il arrive que des phrases soient assassines, maître.

    – Sans doute, madame.

    Gaël sourit et se dit que la maternité est la meilleure école, Julie Silovsky apprenait la vie, en femme intelligente, elle assimilait vite.

    – Maintenant maître, j’ai une faveur à vous demander ?

    – Je vous écoute madame le juge.

    – Cela concerne la libération de monsieur Bekrane. Si nous pouvions éviter de colporter la nouvelle auprès de la presse j’apprécierais beaucoup, monsieur Raynaud.

    – Vous avez ma parole, la discrétion sera de mise.

    – Nous nous comprenons maître, à votre tour, soyez-en remercié par avance. Dans quel état se trouve monsieur Bekrane ?

    – Le sevrage s’avère dur, mais il m’a fait la promesse de se soigner si je le sortais de là. Ce sera le combat suivant madame Silovsky.

    – Si je peux vous aider sur ce terrain, n’hésitez pas à me faire signe.

    – J’en prends bonne note madame le juge.

    Julie Silovsky lui remit un double de la levée d’écrou.

    – Je fais immédiatement acheminer l’original par un gendarme. Je pense qu’en fin d’après-midi, vous pourrez faire sortir votre client par la grande porte.

    Gaël et Julie Silovsky se serrèrent la main. Il n’y avait plus aucune animosité entre eux, mais une considération réciproque proche de l’amitié.

     

    Maître Gaël Raynaud se présenta à la maison d’arrêt à dix-sept heures trente. Il demanda à rencontrer le responsable des levées d’écrous. Un gardien le conduisit jusqu’au bureau. Un autre, en uniforme, faisait office de secrétaire. Il confirma la réception du document original. Gaël demanda si monsieur Bekrane avait été informé de sa libération. Le maton répondit que le document n’était là que depuis cinq minutes. Il n’avait pas encore demandé au gardien responsable d’aller chercher monsieur Bekrane.

    – Pourrais-je lui annoncer moi-même ?

    – Si vous voulez maître, je le fais venir au parloir.

    Gaël Raynaud fut emmené vers le parloir par un gardien qui lui demanda de patienter seul cinq minutes, le temps d’extraire Youssef Bekrane de sa cellule. « L’enfermement est une drôle de notion, pensa Gaël. » Se retrouver seul dans ce parloir, équivalait pour lui à la prison. Il aurait du mal à supporter l’exiguïté d’une cellule. Il avait bien fait de choisir le métier d’avocat car, moine ou voyou, la vie se passait souvent entre quatre murs.

    Il méditait sur la claustrophobie, lorsqu’un gardien arriva accompagné de son client. Gaël entra dans le vif du sujet :

    – Savez-vous pour quelle raison je suis revenu vous voir aujourd’hui Youssef ?

    – Promesse de me voir.

    – Oui, c’est ce que je vous ai dit hier, mais j’avais précisé la semaine prochaine. Je suis venu vous chercher Youssef, vous êtes libre. Je répète vous êtes libre.

    Youssef Bekrane se mit à pleurer. Il se jeta dans les bras de Gaël, il le serrait à l’étouffer. Gaël ne voulait pas voler ce moment à Youssef qui l’avait bien mérité. L’étreinte dura longtemps, maître Raynaud avait perdu la notion du temps.

    Enfin, Youssef Bekrane lâcha son avocat. Il ne pleurait plus, il souriait comme un enfant, des larmes coulaient encore sur ses joues.

    – Je vais vous attendre. Vous serez dehors dans une heure car il faut accomplir quelques formalités, je suis là de toute façon, Youssef. Je vous attends dehors devant la porte

    – Oui, monsieur Gaël, vous être mon sauveur.

    Le vocabulaire de Youssef était primaire, mais Gaël comprenait ce que lui disait son client et c’était le principal. La majorité des gens présentés devant les tribunaux ont ce déficit. « Ce sont des accidentés de la vie, se disait Gaël, ils n’ont pas eu la chance d’avoir une bonne fée penchée sur leur berceau.

    Gaël était sorti de la maison d’arrêt, car il voulait donner quelques coups de fil.

    – Allô ! Théo, c’est Gaël j’aurai besoin d’un petit service.

    Théo Cipriani était un ami d’enfance de Gaël. Il assurait la direction d’un foyer pour jeunes travailleurs.

    – Je t’écoute vieille branche.

    – Voilà, j’ai un client qu’il faudrait héberger une nuit ou deux en attendant que je trouve une autre solution.

    – C’est d’accord, je lui réserve une chambre. C’est à quel nom ?

    – Youssef Bekrane. Il peut venir jusqu’à quelle heure ?

    – En principe vingt et une heures.

    – Je vais au restaurant avec lui, je ne crois pas que nous aurons fini pour cette heure fatidique.

    – Je laisse un mot au gardien de permanence, il aura tes coordonnées ainsi que celles de ton protégé.

    – C’est parfait. A charge de revanche, je te laisse, j’ai encore quelques communications& à passer.

    – Ok, salut vieille branche.

    Gaël composa le numéro de Jane. Avant d’aller au restaurant avec Youssef, il voulait entendre sa voix.

    – Allô! Gaël.

    – Jane, je vous appelle maintenant car ce soir j’emmène un détenu au restaurant.

    – Un détenu ?

    – Oui mon client Youssef a été innocenté. Tout s’est passé très vite, grâce à vous.

    – Je crois que c’est surtout à vous qu’il le doit, Gaël.

    – Je voulais vous entendre encore et encore.

    – Moi aussi. J’ai regardé les horaires de TGV, je pourrai arriver vendredi soir, si vous êtes d’accord.

    – Il suffira de me dire à quelle heure et je serai à la gare, Jane. Je voulais vous dire autre chose.

    – Je vous écoute Gaël.

    – Je pense à vous tout le temps. Est-ce normal ?

    – Je ne crois pas, mais nous sommes deux anormaux car moi aussi j’ai hâte d’être à demain soir.

    – Moi aussi. Je vois Youssef qui franchit la grille, je vais vous laisser pour ce soir en vous souhaitant une bonne nuit. On se rappelle demain.

    – Entendu, bonne nuit Gaël, à demain.

    – Mon cher Youssef, vous êtes heureux ?

    – Oui, beaucoup heureux.

    – Ce soir, je vous invite au restaurant.

    – Youssef pas bien habillé.

              Il portait un survêtement. Gaël se demanda si c’était le même que lors de leur première entrevue.

    – Ce n’est pas important, ce soir nous allons passer un bon moment ensemble, ne vous inquiétez pas.

    Youssef Bekrane tremblait un peu, mais l’émotion avait pris le pas sur le manque d’alcool. Il regarda Gaël et lui dit :

    – Je peux pas dire non à monsieur Gaël.

    – Je vous emmène manger avec moi, ensuite je vous ai trouvé une chambre pour cette nuit. Nous parlerons de tout ça pendant le repas.

    Monsieur Bekrane se laissa guider par son avocat. Il avait une confiance aveugle en maître Gaël Raynaud. Il arrivèrent devant le restaurant « Les Papilles ». Gaël y avait ses habitudes, il demanda un endroit tranquille. Le serveur lui proposa une table protégée des regards indiscrets par deux paravents. Il trouva cela parfait, néanmoins il demanda l’avis de Youssef. ce dernier n’avait pas l’habitude de ce genre d’établissement, mais suivit les conseils de son sauveur.

    Youssef avait bon appétit, il faisait honneur au repas. Gaël avait commandé une demi-bouteille de vin de bourgogne, en l’honneur de Dijon ; il ne voulait pas que Youssef plonge ce soir. Il lui demanda de ne boire que deux verres. Youssef était aux ordres de monsieur Gaël.

    Gaël Raynaud profita de la bonne volonté, manifestée par son client, pour avancer quelques pièces sur l’échiquier. Il proposa de l’aider à se désintoxiquer. Celui-ci accepta la proposition. Gaël promit de lui trouver un établissement dès le lendemain. Youssef avait l’intention de se soigner et de trouver plus tard un travail.

    Gaël apprit que Youssef était l’aîné d’une famille de huit enfants. Son père avait participé à la guerre d’Algérie aux côtés des français. Il était donc un fils de harki. Ses parents avaient pu prendre le bateau en soixante-deux. Arrivée en métropole, la famille Bekrane fut logée dans un camp provisoire dans le sud de la France.

    Le provisoire dura jusqu’au décès de son père, au début des années quatre-vingt-dix. Il ne vit jamais le logement HLM attribué généreusement par la préfecture.

    Youssef avait appris le métier de mécanicien diéséliste. Il pratiqua pendant quelques années. Au décès accidentel de sa compagne, il sombra rapidement dans l’alcoolisme. Un chauffard l’avait renversée alors qu’elle rentrait à pied de l’usine. Il avait pris la fuite et ne fut jamais retrouvé.

    Gaël, sensible au récit de Youssef Bekrane, lui dit que les épreuves de la vie doivent être surmontées. L’homme est fait pour lutter, pas pour renoncer. Youssef l’écouta les larmes aux yeux. Aujourd’hui, il comprenait qu’un homme s’était battu pour lui et  lui tendait la main.

    Il était presque onze heures lorsque les deux hommes sonnèrent au foyer des jeunes travailleurs. Le gardien leur demanda ce qu’ils désiraient. Gaël précisa qu’il venait de la part de monsieur Théo Cipriani. Le gardien actionna la gâche électrique. Il accueillit les deux hommes et les accompagna jusqu’à la chambre réservée au nom de monsieur Youssef Bekrane. La pièce n’était pas très grande, mais le décor, dans les tons pastel, était chaleureux. Le mobilier moderne paraissait de bonne qualité. Les pensionnaires disposaient aussi d’un ensemble douche et WC.

    Gaël prit congé de son client en lui donnant rendez-vous pour le lendemain matin à dix heures. Il ne voulait surtout pas voir Youssef Bekrane livré à lui-même.

    Gaël Raynaud rentra chez lui, il n'habitait pas très loin du foyer. Arrivé chez lui, il prit une bonne douche et se mit au lit. Il s’endormit heureux d’avoir sorti un de ses semblables d’une ornière. Il savait que pour Youssef, il y en aurait bien d’autres à franchir. Il rêva de Jane, il était subjugué par la grâce et l’intelligence de cette jeune fille.

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