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Chapitre 18
Depuis quelques jours, une vague de chaleur sévissait sur la France. Le thermomètre prenait ses quartiers d’été avant la date officielle. Il faut dire que tous les ans des records de température étaient battus dans la région. Chaque paysan y allait de son dicton et de ses prévisions. Les légendes étaient tenaces dans les campagnes.
Le débit d’eau de la rivière diminuait dangereusement. Au niveau de la passerelle des amants, le gouffre du même nom était entouré de petits rochers qui affleuraient à la surface. Les anciens n’avaient jamais vu cela. Certains osaient affirmer que, sous huit jours, la rivière serait à sec et qu’il ne subsisterait plus que le trou du gouffre. C’était aller un peu vite en besogne.
En ce mardi quatre juin, nos gendarmes venaient de prendre leur service. Le nordiste, absent la veille à cause d’un décès dans sa famille, s’était joint aux trois autres Pandores. La navette venait de passer et le chef Sagol dépouillait le courrier. Il manifesta sa surprise en ouvrant une lettre.
– Messieurs, devinez la nouvelle? C’est le procureur de la république qui m’informe .
– Vous avez de la promotion chef, dit Liard.
– Nous sommes dessaisis de l’enquête, ajouta le nordiste.
– Nous coûtons trop cher, renchérit Gilles.
– Rien de tout ça, je vous lis la missive : « Madame Julie Silovsky, juge d’instruction, sera absente pour raison de santé à compter de ce jour. Son indisposition prévisible, devant durer plusieurs semaines, l’ensemble des dossiers, dont madame Silovsky a la charge, sont transférés à monsieur le juge Antoine Catano. Monsieur Catano pendra contact avec les responsables d’enquête dès réception de ce courrier. »
Le gendarme Gilles était content, Julie Silovsky n’était pas du cercle de ses amis.
– Je ne savais pas qu’une grossesse était une maladie, chef.
– Elle doit avoir des soucis car il n’était pas prévu qu’elle s’arrête aussi brusquement ajouta Sagol. Quoi qu’il en soit, pour nous rien de changé, le nordiste et Liard continuent l’enquête au village. Gilles et moi, nous allons au siège de la société « Plein Soleil ».
Julie Silovsky était allongée sur son canapé, elle somnolait. Elle avait fait un début d’hémorragie le dimanche précédent. Au début, elle ne s’était pas inquiétée, elle avait déjà eu quelques saignements, puis tout était rentré dans l’ordre. Cette fois, c’était plus important et des contractions avaient fait leur apparition. Elle s’était décidée à appeler un médecin de garde. Aussitôt, ce dernier lui avait fait une piqûre et avait appelé une ambulance.
Madame Silovsky était restée une journée à l’hôpital. Elle était passée très près de la catastrophe. Le gynécologue qui l’avait examinée, lui avait intimé l’ordre de rester allongée jusqu’au terme de sa grossesse. Elle voulait cet enfant plus que tout au monde.
Les pandores s’apprêtaient à partir lorsque le gendarme de permanence héla le chef Sagol :
– Chef, il y a le juge Catano qui voudrait vous parler.
– Dites-lui que j’arrive. Un instant messieurs.
– Allô monsieur Sagol ! Bonjour Antoine Catano à l’appareil.
– Bonjour monsieur le juge, je viens de prendre connaissance du courrier de monsieur le procureur.
– Oui, nous allons travailler ensemble sur le dossier Drochard. Je vous appelle pour que nous convenions d’un rendez-vous avec votre équipe .
– Quand, monsieur le juge ?
– Je ne veux pas modifier votre planning, mais j’aimerais me mettre rapidement au parfum de cette affaire.
– Cet après-midi, c’est peut-être un peu court ?
– Bien au contraire, je peux venir? Votre heure sera la mienne . Vos hommes seront là ?
– Disons quatorze heures trente à la gendarmerie, monsieur Catano, toute l’équipe sera présente.
– Entendu, à tout à l’heure
– A tout à l’heure monsieur le juge.
L’entreprise « Plein Soleil » était dirigée par monsieur Philippe Pasquier. Située à une vingtaine de kilomètres, dans une zone industrielle, elle ne payait pas de mine. C’était un bâtiment de type industriel, en tôle ondulée. Monsieur Pasquier était un homme plutôt bourru. Dès la prise de contact, il précisa qu’il n’avait pas de temps à perdre avec des histoires qui ne le concernaient pas !
Le chef Sagol le cadra immédiatement :
– C’est nous qui jugeons, pour les besoins de l’enquête, si nous devons perdre du temps avec vous ou pas monsieur Pasquier. Nous aurions pu vous convoquer et vous auriez perdu encore plus de temps.
Philippe Pasquier grommela :
– Que désirez-vous savoir ?
– Nous voudrions connaître l’identité de votre collaborateur qui s’est rendu chez madame et monsieur Drochard, le mardi quatorze mai.
– Je regarde les agendas, un instant.
Il pianota sur l’ordinateur.
– Je suis désolé, mais personne n’avait rendez-vous le quatorze mai.
– Vous en êtes certain monsieur Pasquier ?
– Je vous l’affirme, tous les rendez-vous sont répertoriés dans le logiciel, ce qui nous permet un suivi et des relances client.
– Pouvez-vous faire une requête avec le nom du client ?
– Bien sûr, je tape Drochart,
– Non avec un D à la fin.
– Germain Drochard c’est ça, un rendez-vous était prévu, mais il a été annulé par le commercial.
– Quel jour était prévu ce rendez-vous ?
– Le mercredi quinze mai à onze heures.
– J’insiste monsieur Pasquier, ça ne peut pas être le mardi quatorze ?
– Il suffit de lister le nombre de rendez-vous, chez nous, la moyenne est de quatre visites par jour. Comme vous pouvez voir, monsieur Brion a effectué quatre rendez-vous en tête-à-tête le quatorze, en revanche le quinze, il n’a fait que trois clients.
– Cela semble clair en effet. A quel moment pouvons-nous voir monsieur Brion ?
– Je regarde où il se trouve ce matin. Il est à cinq kilomètres d’ici, je l’appelle sur son portable.
– Allô! Jean-Louis, c’est Philippe, tu aurais un petit creux entre deux clients ?
– Oui, j’ai rendez-vous dans trois quarts d’heure.
– Alors passe au bureau, il y a quelqu’un qui désire te demander des renseignements.
– Je suis là dans cinq minutes.
– Ok, à tout de suite.
– Messieurs désirez-vous un café en attendant monsieur Jean-Louis Brion ?
– Gilles voulez-vous un café ?
– Avec plaisir.
– Alors deux cafés monsieur Pasquier.
– Je vous les prépare.
– Vous avez combien de collaborateurs monsieur Pasquier, demanda Sagol ?
– Nous sommes dix-huit, il y a une secrétaire, huit commerciaux, huit poseurs et moi Souvent, nous faisons aussi appel à de la sous-traitance, c’est une activité en plein boum.
– Tant mieux pour vous et vos employés monsieur Pasquier, rétorqua le chef Sagol.
– Salut tout le monde!
– Je vous présente Jean-Louis Brion.
– Jean-Louis, ces messieurs enquêtent au sujet de monsieur Germain Drochard.
– Oui, j’avais rendez-vous le lendemain de leur décès, j’ai su par un client du village ce qui s’était passé.
– Avez-vous un agenda monsieur Brion ?
– C’est indispensable.
– Puis-je le voir ?
– Sans problème, le voilà monsieur.
Le chef Sagol examina le calepin. Monsieur Brion marquait ses rendez-vous au stylo, ce qui faisait ressembler certaines pages à du gribouillis. Certains rendez-vous étaient rayés. L’agenda était d’un format de poche, il n’y avait donc pas beaucoup de place pour des rectifications et monsieur Brion mettaient des flèches. A la date du quatorze mai, figuraient quatre rendez-vous, sans aucune surcharge sur cette page. Le quinze mai, il n’y avait qu’une rature. A onze heures le nom de Drochard était rayé.
– Vous avez trouvé quelque chose d’intéressant ? demanda Jean-Louis Brion.
Sagol lui rendit l’agenda :
– Je vous remercie monsieur Brion. Je voudrais vous demander une dernière chose.
– Je vous écoute.
– Nous procédons à des prélèvements d’ADN sur toutes les personnes susceptibles d’avoir rencontré les victimes le jour du meurtre. Pourriez-vous venir avec nous jusqu’au cabinet d’un médecin ?
– Je suis d’accord, cela permettra d’évacuer mon nom de la liste des suspects.
– Monsieur Pasquier je tiens à vous remercier, pour le café et pour l’accueil, j’espère ne pas vous avoir fait perdre trop de temps.
– Monsieur Sago…
– Sagol
– Excusez–moi monsieur Sagol, je suis souvent abrupt. Au revoir et bonne continuation dans votre enquête.
– Merci et au revoir.
Jean-Louis Brion accompagna les deux gendarmes. Il y avait un cabinet médical à deux pas. Le chef Sagol prit le volant et suivit le commercial Jean-Louis Brion. Le médecin reçut les gendarmes dès leur arrivée. Cinq minutes plus tard les gendarmes et monsieur Brion se séparèrent.
– Mon cher Gilles, ce n’est pas aujourd’hui que nous trouverons le coupable.
– Je le crains, chef.
Antoine Catano décida de déjeuner à la campagne. Il s’arrêta dans un restaurant au bord de la rivière. Il mangea en terrasse sous un platane séculaire, la chaleur commençait à prendre le dessus. Le juge Catano portait une chemise en coton léger. Il suait à grosses gouttes. Il venait d’avoir quarante ans. Ses parents s’étaient réfugiés en France lors de l’exode des pieds noirs d’Algérie. Lui, était né en métropole. Bien qu’il n’ait jamais vécu de l’autre côté de la Méditerranée, il avait l’accent chantant des gens de Bab-El-Oued. Il possédait aussi ce sens du contact qui en faisait un homme chaleureux. Il était gourmand et un léger embonpoint se laissait deviner sous la chemise mouillée de transpiration. Il demanda l’addition et prit la direction de la gendarmerie. A quatorze heures trente il était dans un bureau avec les quatre gendarmes affectés à la recherche de l’assassin. Il prit immédiatement la parole :
– Messieurs, j’ai hérité d’un dossier dont vous êtes les mémoires et les chevilles ouvrières. En conséquence, je ne suis pas venu pour diriger, pour ordonner et encore moins pour prétendre. Je suis venu pour apprendre et je compte énormément sur vous tous. Je ne serai pas long, je n’aime pas les discours, je vous écoute. Je veux partir ce soir en ayant tout compris. Un dernier point, je m’appelle Antoine, monsieur le juge c’est pour les justiciables.
Le chef Sagol fit brièvement les présentations. Il résuma l’histoire et expliqua à Antoine les doutes et les certitudes liées à l’enquête :
« Ce que nous pouvons dire aujourd’hui, c’est qu’aucune empreinte ADN relevée ne correspond à celles des personnes que nous avons auditionnées. Il subsiste plusieurs zones d’ombre au niveau de la famille : le gendre de Toinette et Germain ne venait jamais au domicile de ses beaux-parents . La fille cadette, Ginette, est partie en Afrique depuis trente ans. Elle n’entretenait aucune relation avec ses parents, elle n’a pas assisté aux obsèques. Germain a retiré deux mille euros à la banque, la semaine précédant le crime. Ginette a hérité d’une bague en argent avec un camée représentant la sainte vierge avec l’enfant Jésus dans ses bras, cette bague semble détenir un secret. Martine et Régis Drochard ont fait semblant de ne jamais l’avoir vue, alors qu’elle figure sur des photos de Toinette prises entre les années cinquante et soixante-cinq. Nous ne savons pas d’où elle vient, ni pour quelle raison elle est restée cachée depuis soixante-cinq. Vanessa hérite de la plus grosse part de l’héritage, elle connaissait la bague, elle s’était faite rabrouer par sa grand-mère vers l’âge de cinq ans, soit en mille neuf cent quatre-vingt-cinq. J’oubliais aussi de préciser que dans la cuisine, le contenu d’une étagère aurait été modifié. Sur ce sujet les avis divergent, personne n’ est capable de donner plus de détails entre la situation avant le crime et aujourd’hui. Il y a aussi un jambon qui séchait au grenier, l’assassin a dû l’emporter. Voilà Antoine, je crois que j’ai beaucoup parlé, je cède la parole. »
– Merci Sagol et vous Gilles qu’en pensez-vous ?
– Monsieur… Antoine, excusez-moi, le chef a bien restitué la situation. Je suis convaincu qu’il existe un lien entre ces éléments, mais nous n’arrivons pas à le découvrir.
– Gendarme Van de Veroeveurenhys, ce n’est pas facile, vous avez un diminutif je présume ?
– Tout le monde m’appelle le nordiste.
– Alors gendarme nordiste, vous qui faites partie du tissu local, quel est le climat au village ? J’aimerais connaître votre avis ?
– Les défunts étaient des figures connues et appréciées. Nous n’avons pas trouvé d’ennemis ou de différends pouvant amener à cette extrémité.
– D’accord. Votre conviction ?
– J’éliminerais l’hypothèse familiale. Ils sont trop soudés, même Ginette. Comment aurait-elle pu commanditer un crime, elle qui voue sa vie à l’action humanitaire?
– C’est un raisonnement qui se tient, mais n’écartons rien. Et vous Liard, comment voyez-vous ça ?
– Comme je suis le dernier à m’exprimer, tout a été dit, je crois. Je n’ai pas d’intime conviction, ce dossier est tordu au possible.
Antoine Catano réfléchit un moment et reprit la parole :
– Je vous assure que tout ce qui a été dit tient la route, votre méthode, vos intuitions, votre travail d’équipe. Tout devrait concourir à faire jaillir la vérité. Ce que j’ai vu et entendu cet après-midi me conforte à vous accorder une entière confiance et une totale autonomie. Je n’ajouterai qu’un détail, c’est au niveau de l’équipe, désormais nous sommes cinq. N’hésitez surtout pas à faire appel à moi si un blocage vous empêche de continuer un travail. Il n’y aura pas de réunion formelle. Lorsque le besoin se fera sentir, Sagol ou moi, nous déclenchons une réunion. J’insiste sur les relations entre nous, elles seront la clé de notre réussite.
Gilles osa rajouter :
– Ca va drôlement nous changer du juge précédent. Personne ne releva ses propos.
– Si vous le voulez bien, je vous offre un verre.
Les cinq hommes montèrent dans un véhicule de la gendarmerie en direction du restaurant du moulin. La méthode Catano marquait une rupture avec Julie Silovsky. La recette du nouveau juge était composée d’un savant dosage de proximité, de jovialité et de confiance.