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Chapitre 20
Robert Rigaud habitait sur une colline à proximité du bourg, il avait hérité cette ferme de ses parents. Ils étaient morts l’année de ses vingt-cinq ans. Célibataire, il était âgé aujourd’hui de cinquante-quatre ans.
Robert était fils unique et, à la disparition de ses parents, il ne reprit pas l’activité agricole. Il avait aménagé la propriété pour l’élevage de chevaux, c’était sa passion. Il possédait un mâle alezan et trois juments dont deux poulinières.
Les gendarmes engagèrent leur véhicule sur le chemin de terre qui grimpait jusqu’au bâtiment d’habitation. Un gros chien blanc aboya et se mit en travers devant le portail. Robert Rigaud, un bras en écharpe, apparut sur le pas de la porte. Il rappela son chien, Sultan revint vers son maître en grognant.
Les gendarmes stoppèrent leur Peugeot et vinrent à la rencontre du propriétaire des lieux.
– Bonjour monsieur, êtes-vous monsieur Robert Rigaud ?
– C’est moi, c’est à quel sujet ?
– Je suis l’adjudant-chef Sagol et voici mes adjoints. Dans le cadre d’une enquête, nous souhaitons vous demander des éclaircissements sur certains de vos clients ?
Rigaud ne bougeait pas du seuil de la porte d’entrée.
– Qui, par exemple ?
– Madame et monsieur Germain Drochard.
– Ah ceux qui sont morts ! Je pense ?
– Absolument, vous les aviez rencontrés ?
– Oui, chez madame Josette Michal.
– Jamais chez eux ? demanda Sagol .
– Non, j’aurais dû y aller le lendemain du décès.
– Vous dites j’aurais dû y aller, pour quelle raison n’y êtes-vous pas allé ?
– J’ai eu un accident de la circulation.
– Donnez-nous des précisions monsieur Rigaud ?
– Je roulais sur une petite route en direction de mon domicile. Un abruti m’a coupé la route sur la gauche et, pour l’éviter, j’ai donné un coup de volant qui m’a fait perdre le contrôle de la voiture. Le voyage s’est terminé contre un vieux châtaignier. Je vous rassure l’arbre et l’abruti n’ont rien eu. L’arbre ne s’est pas enfui, mais l’abruti ne s’est pas arrêté. Je me suis cassé la clavicule.
– C’était quel jour à quelle heure ? questionna le gendarme Gilles .
– Le quatorze, vers midi.
– Pourriez-vous nous indiquer l’endroit précis ? reprit le chef Sagol .
– C’est à deux kilomètres d’ici, le croisement se nomme « le carrefour du chêne ». A cet endroit, il y a un chêne vieux de plusieurs centaines d’années.
– Y a-t-il eu un constat de police ou de gendarmerie, monsieur Rigaud ?
– Non puisque je vous dis que l’autre conducteur a pris la fuite.
– Avez-vous déposé une plainte ?
– Pour quoi faire? Ce genre d’individu vous ne les retrouvez jamais, c’est du temps perdu.
– Qui vous a secouru, demanda Gilles ?
– Personne messieurs, je me suis rendu à l’hôpital en conduisant d’une main.
– Avez-vous des témoins ? ajouta Sagol .
– Il y a peu de circulation à cet endroit, seuls des habitués fréquentent cette route étroite.
Gilles reprit la parole :
– Possédez-vous un agenda pour vos rendez-vous ? Nous voudrions le consulter .
Rigaud se dirigea vers une voiture garée dans la cour.
– Le voilà monsieur, je n’y ai pas touché depuis mon accident.
– Le calepin était très bien tenu. Roger Rigaud écrivait au crayon de papier, ce qui permettait d’effacer ou de modifier les rendez-vous proprement. Gilles l’examina minutieusement. Rigaud avait bien noté un rendez-vous avec Antoinette Drochard, le mercredi quinze mai à douze heures trente.
– Merci monsieur Rigaud, il rendit l’agenda à son propriétaire.
– Etes-vous satisfait messieurs, demanda Robert Rigaud ?
Le chef Sagol mit fin à l’interrogatoire.
– Ce sera tout pour aujourd’hui, monsieur Rigaud. Je vous demande simplement de rester à la disposition de la justice pendant la durée de l’enquête, nous aurons peut-être besoin de vous solliciter pour d’autres renseignements. Au revoir et à bientôt.
– Au plaisir messieurs.
Les gendarmes prirent place dans la voiture bleue, le nordiste était au volant.
Liard, qui comme le nordiste avait observé toute la scène, résuma le sentiment du groupe :
– Ce mec-là, il n’est pas clair !
– Je pense un peu comme vous, mais son alibi tient la route. Il faut recouper avec l’hôpital, nous jouons sur quelques minutes. Gilles et le nordiste, vous irez au service des urgences cet après-midi, Liard, vous vous rendrez à la caserne des pompiers afin de procéder aux vérifications qui s’imposent.
Elodie, la compagne de Nicolas Favant, le facteur, était de service aux urgences. Il était quatorze heures, Gilles et le nordiste se présentèrent à l’accueil. Ils virent une jeune et jolie brune devant l’ordinateur. Elle tourna la tête vers eux, ses immenses yeux verts éclairaient la beauté saisissante de son visage.
– Messieurs bonjour, que désirez-vous ?
– Gilles lui demanda s’il pouvait discuter dans une pièce avec elle.
– Je vous demande un instant, j’appelle ma collègue qui est partie boire un café.
Elle sortit en courant. Elle portait une blouse blanche moulante et le contre-jour dans le couloir laissait apparaître, par une transparence coquine, un string blanc minuscule. Gilles et le nordiste se regardèrent. Les deux hommes pensaient que l’heureux élu de son cœur avait bien de la chance. Ils ne savaient pas que c’était le facteur Nicolas.
Elle revint avec sa collègue, qui n’avait malheureusement pas les mêmes atouts qu’elle.
– Voilà messieurs les gendarmes, veuillez me suivre.
Elle les emmena dans une pièce servant à la prise en charge des malades.
Gilles lui dit qu’il n’était pas malade.
– Rassurez-vous, je ne vais pas vous amputer si ce n’est pas nécessaire.
Elle avait de l’humour. Gilles précisa le but de leur visite.
– Nous faisons des recherches concernant un accidenté qui serait passé par votre service le quatorze mai. Il s’agit de monsieur Robert Rigaud.
– Comme je n’ai pas de moniteur dans cette salle, je vais noter ce que vous désirez connaître, ensuite j’irai consulter les fichiers.
– Je veux tout savoir sur cet homme mademoiselle, je peux vous appeler mademoiselle?
– Elodie c’est mieux. A l’hôpital, c’est l’usage d’appeler les gens par leur prénom. Je vais imprimer sa fiche. En revanche, je n’ai pas le droit de vous communiquer les données médicales.
– Je comprends Elodie, mais avec les informations concernant son passage, ce sera déjà bien.
– Attendez-moi quelques instants. Ce ne sera pas long.
Les deux hommes dirigèrent leur regard vers la porte dans l’espoir qu’un contre jour miraculeux se reproduise.
– Tu vois Gilles, les miracles n’ont lieu qu’une fois, railla le nordiste à l’intention de son collègue.
Deux minutes à peine s’étaient écoulées lorsque l’infirmière ouvrit la porte une feuille à la main.
– Monsieur Robert Rigaud a été admis aux urgences le mardi quatorze mai à douze heures trente. Il est reparti à quatorze heures quarante-cinq.
Gilles regarda la feuille que lui avait donnée Elodie. Il la lut et relut plusieurs fois.
– Elodie êtes-vous sûre de la date et de l’heure indiquées?
– Absolument, chaque arrivée est datée de l’heure de la première saisie. Le départ correspond à l’heure du paiement ou de l’utilisation de la carte vitale ; c’est le moment où nous validons les actes effectués.
– Il ne nous reste plus qu’à vous dire un grand merci pour votre gentillesse.
– C’est naturel, c’est le contraire qui m’aurait semblé anormal. Au fait, votre monsieur Rigaud a été soigné pour une fracture de la clavicule. Je ne vous ai rien dit.
– Merci, dit Gilles, et bonne fin d’après-midi, au revoir mademoiselle Elodie.
– Au revoir messieurs.
Les deux hommes étaient à l’ombre sous les platanes, Gilles le premier rompit le silence.
– Tu vois nordiste, nous avons vu un canon de beauté, un rayon de soleil.
– Oui cher ami, mais notre homme ne pouvait pas être à la fois chez Toinette et Germain et à l’hôpital. Notre château de cartes s’écroule.
Gilles était toujours convaincu qu’il y avait un détail qui ne cadrait pas dans tout ça.
– Nordiste, il y a une pièce du puzzle qui ne fait pas partie du jeu.
– Tu t’obstines Gilles la petite Elodie a fourni la preuve de l’innocence de ce suspect.
– J’espère que Liard aura plus de chance que nous, ajouta Gilles.
Liard était déjà de retour à la gendarmerie du bourg. Il discutait avec le chef Sagol. Gilles et le nordiste firent irruption dans la pièce. Sagol comprit de suite, à la mine de son adjoint, que la pêche n’avait pas été abondante.
– Alors messieurs, on rentre bredouille ?
– Chef, l’alibi est en béton, nous avons ici une copie de l’admission de Robert Rigaud aux urgences de l’hôpital. A l’heure du crime, il était entre les mains des médecins. Il souffrait d’une fracture de la clavicule.
– Merci Gilles, notre collègue Liard a vu le lieutenant des pompiers. Il n’y a pas eu d’intervention pour un accident au lieu-dit du « carrefour du chêne », ni ailleurs, concernant monsieur Rigaud. Cela corrobore ce qu’il nous a déclaré ce matin.
Gilles reprit la parole :
– Chef, je suis convaincu qu’il y a un détail qui nous échappe dans le cas de Robert Rigaud. J’ai été frappé par son attitude, ce matin. Cet homme est un commercial, donc un homme de contact. Ce n’est pas non plus un débutant. Comment pouvons-nous expliquer son comportement à notre égard ? S’il ne nous aime pas, son métier lui aurait permis de faire bonne figure. Il ne nous a pas proposé d’entrer, il est toujours resté avec son chien à ses côtés, c’est une façon inconsciente de tenter de se protéger.
– Je suis de votre avis Gilles, mais avec les billes que nous avons, nous ne pouvons pas retourner chez lui, il est innocenté par son accident.
Elodie termina son service à dix-huit heures. Elle se remémorait les questions des gendarmes. Le doute s’insinuait dans son esprit. L’hôpital se situait à un kilomètre à l’extérieur du bourg. Elle aimait bien rentrer à pied aux beaux jours. Nous étions le jeudi six juin et la température accusait encore trente-quatre degrés.
Nicolas avait décidé d’aller à sa rencontre. Il pensait trouver un peu de fraîcheur à l’extérieur, il dut vite déchanter. Il n’y avait pas un souffle d’air et la météo annonçait que l’anticyclone s’était fixé sur notre pays pour plusieurs jours.
Les dégâts, causés par cette vague de chaleur, étaient perceptibles au service des urgences. Il ne se passait pas une journée sans qu’il y ait des personnes âgées admises dans un état de déshydratation avancée. Malgré une mobilisation sans précédent du corps médical, quelques décès survenaient quotidiennement. A la moiteur des journées, s’ajoutait une pollution qui avait largement dépassé le seuil d’alerte maximum. Il était conseillé aux personnes fragiles de rester chez elles.
Elodie marchait d’un pas alerte. Elle était pressée de rentrer à l’appartement pour prendre une douche froide, enfin tiède car même les canalisations étaient chaudes. Lorsqu’elle aperçut Nicolas, elle fut aux anges. Elle l’embrassa avec amour, passion, tendresse et volupté. Nicolas était prêt à lui donner mieux qu’un baiser, mais les tourtereaux étaient dans la rue, alors les gestes restèrent chastes. Ils se regardèrent les yeux dans les yeux. Ils ne se parlaient pas, mais leurs regards s’étaient tout dit, ils avaient des braises incandescentes dans leur corps.
Elodie portait une jupe très courte qui, avec la chaleur et la transpiration, collait à ses cuisses. Nicolas avait du mal à rester sage. La douce Elodie lui faisait vivre d’intenses émotions, qu’elle partageait aussi. Elle était humide et ce n’était pas seulement dû à la moiteur d’un été précoce. Elle était tout simplement amoureuse et excitée par son homme.
Les amants allongèrent le pas. Nicolas avait préparé le repas et il ne voulait pas dévoiler le menu à sa compagne. Elle lui fit les yeux doux, lui susurra des mots à l’oreille, pour le pousser dans ses retranchements. Il tenait bon. Elle lui fit du chantage à voix basse s’il ne lui donnait pas le menu, elle quitterait son string dans la rue. Nicolas, coquin en diable, la prit au mot:
– Chiche ! Mon amour.
Elodie tergiversait, elle était prise à son propre piège. Heureusement, ils arrivaient chez eux. Nicolas poussa la lourde porte d’entrée. Après avoir appuyé sur la minuterie de la montée d’escalier, il l’entendit claquer, elle venait de se refermer. Il se tourna vers sa chérie.
Elodie lui dit :
– J’ai joué, j’ai perdu.
Elle venait de dégrafer sa jupe, elle quittait son string.
– Tu es folle chérie, on pourrait nous voir.
Elodie lui jeta sa jupe et son string.
Nicolas était à la fois craintif et excité. Il avait peur qu’un voisin ne veuille rentrer ou sortir, mais il prenait goût à ce petit jeu, Elodie aussi.
Elle grimpa les escaliers en se déhanchant, la lumière brillait sur sa toison frisée. Elle déboutonna son chemisier en arrivant à l’avant dernier palier, elle n’avait plus que son soutien-gorge blanc en dentelle. Elle le dégrafa langoureusement et le jeta à Nicolas. Elle était entièrement nue.
Nicolas s’approcha d’elle, elle grimpa les escaliers en se cambrant, la pointe des seins tendue. Il les pinça légèrement, sa compagne se cambra un peu plus.
– Chérie, je n’en peux plus.
Il restait une dizaine de marches à gravir. Elodie arracha la chemise de Nicolas. Elle déboutonna son pantalon , il se retrouva en caleçon. Elle se baissa pour embrasser le sexe tendu de son homme. La minuterie s’éteignit. Les deux coquins ne rallumèrent pas, ils firent l’amour sur le palier de l’appartement. Elodie était insatiable et Nicolas répondait à toutes ses demandes. Il trouva les clés, ils refermèrent la porte.
Nicolas avait préparé une salade composée de crevettes, de pamplemousses et autres fruits et légumes. Ils se mirent à table en restant nus. Ils firent encore l’amour pendant le repas. Elodie se positionna sur la chaise de Nicolas, ils finirent le repas dans cette position et jouirent intensément. Ils dégustèrent une glace au dessert.
Epuisés, les amants prirent une douche ensemble. Elodie cajola son homme, Nicolas lui rendit ses câlineries, la fatigue s’appelait « caresse » . Les deux amants se lovèrent chacun dans un fauteuil. Elodie voulait parler, avec Nicolas, d’un sujet qui la tracassait.
– Chéri, j’ai eu la visite des gendarmes, cet après-midi. Je crois que c’est au sujet de tes clients.
– Que te voulaient-ils ?
– Ils souhaitaient savoir si un patient était venu aux urgences le quatorze mai.
– Et alors ?
– Ils sont repartis déçus. J’ai cru comprendre qu’à l’heure où il se faisait soigner chez nous, le meurtrier tuait tes clients.
– Je sais que toi aussi tu es tenue au secret, mais qui est ce bonhomme ?
– Attention Nicolas, je risque ma place. Il s’appelle Robert Rigaud, tu connais ?
– Oui, c’est le gars qui vend des casseroles « Cuisine Saine », mais je crois qu’il a eu un accident.
– C’est vrai, il a une clavicule cassée.
– J’ai menti aux gendarmes et ça me chagrine.
– Comment ça, tu mens, toi ?
– Lorsqu’ils m’ont demandé l’heure d’arrivée de Monsieur Rigaud, je leur ai sorti la fiche d’admission.
– Alors, où est ton problème ? Tu m’as toujours dit qu’il y avait tout sur ce document.
– En effet Nicolas, mais j’ai omis de leur préciser un détail qui, à mon avis, doit changer beaucoup de choses pour eux et pour leur suspect.
– Quel détail ? demanda Nicolas impatient.
– Il y a eu deux fautes dans la programmation informatique de l’hôpital. La première erreur a eu lieu en octobre, lors du passage à l’heure d’hiver. Le responsable informatique s’est trompé. Au lieu de reculer l’horloge du serveur, il l’a avancée d’une heure. La deuxième faute, c’est que l’hôpital a fonctionné pendant plus de six mois comme cela. La mise à jour a été effectuée la semaine passée.
– Sur ta feuille d’admission, à quelle heure Robert Rigaud est-il arrivé ?
– Il est entré à douze heures trente et ressorti à quatorze heures quarante-cinq. Le décalage étant d’une heure, en réalité, il a été pris en charge à treize heures trente et il est sorti à quinze heures quarante-cinq.
– Le décès ayant eu lieu aux environs de douze heures trente, c’est sûr, ça change tout !
– Demain matin, j’irai voir les gendarmes pour leur expliquer ce qui s’est réellement passé et je m’excuserai pour cette grossière erreur.
– Tu as raison Elodie, ils seront contents de ton information.