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Chapitre 21
Vendredi sept juin, cela faisait vingt-quatre jours que Toinette et Germain étaient passés de vie à trépas. Ce jour-là, le gendarme Gilles, qui était matinal, arriva très tôt. Il lut le journal en attendant ses collègues. Il était sept heures et demie, or l’accueil est ouvert au public à partir de huit heures. Elodie commençait son service à huit heures et demie. Elle avait décidé de se rendre à la gendarmerie pour expliquer les anomalies informatiques du service des urgences. Elle appuya sur le bouton de l’interphone.
Gilles leva la tête, il l’aperçut et vint lui demander ce qu’elle désirait.
– Bonjour mademoiselle Elodie, vous êtes tombée du lit ce matin.
– Bonjour monsieur, je viens au sujet de votre visite d’hier après-midi, j’ai oublié de vous dire quelque chose de très important.
– Entrez.
Gilles ouvrit la porte et fit asseoir Elodie.
– L’heure imprimée sur le document, que je vous ai remis hier, est fausse. En réalité, il faut ajouter une heure.
– Je ne comprends pas Elodie, expliquez-moi pourquoi ?
Elodie commençait à répondre lorsque le chef Sagol arriva.
– Bonjour monsieur.
– Je vous présente mon chef, l’adjudant-chef Sagol qui est le responsable de l’enquête.
– Bonjour mademoiselle, lança Sagol, bonjour Gilles.
– Bonjour chef, mademoiselle Elodie est infirmière au service des urgences, c’est elle qui nous a renseignés sur l’admission au service des urgences de monsieur Robert Rigaud. Elle a du nouveau par rapport à hier.
– Oui monsieur, il y a eu pendant plusieurs mois un décalage d’une heure dû à une manipulation informatique erronée. Lors du passage de l’heure d’été à l’heure d’hiver , le système a été avancé d’une heure, au lieu d’être retardé. Cela a créé une différence de deux heures en hiver et d’une heure actuellement.
– Cette anomalie n’a pas été rectifiée ? demanda Sagol.
– Seulement la semaine passée. Cela ne concernait qu’un logiciel secondaire, ce qui explique que, pendant plusieurs mois, l’heure affichée sur les fiches d’admission était fausse.
Gilles posa une question à Elodie :
– Monsieur Robert Rigaud est passé à douze heures trente, quelle heure était-il en réalité ?
– Il était treize heures trente.
Sagol demanda à Elodie si elle était d’accord pour signer sa déposition.
– Pas de problème monsieur le chef, je n’ai pas le droit de cacher la vérité, déclara Elodie. Je voudrais aller au travail maintenant, sinon je vais être en retard.
Gilles lui proposa de l’emmener en voiture pour lui faire gagner du temps.
– Je vous remercie, mais une bonne marche à pied me fera le plus grand bien.
Il raccompagna l’infirmière jusqu’à la porte.
Elodie salua les deux hommes et partit à grandes enjambées en direction de l’hôpital.
– Gilles, je crois que vous avez la réponse à votre intime conviction. Il nous reste à attendre l’arrivée de Liard et du nordiste, puis nous irons cueillir monsieur Rigaud. Il doit avoir une petite histoire à nous raconter.
– C’est exact chef, c’est comme si un sixième sens m’avait prévenu. Ça ne collait pas tout ça. Bien sûr, il faut d’autres preuves, mais nous avons progressé dans la recherche du coupable.
– Je ne vous le fais pas dire, cher ami.
Gilles mit ses deux autres collègues au courant devant un café.
– Maintenant messieurs, espérons que notre homme viendra avec nous sans poser de problème. Si vous êtes prêts, nous y allons, dit Sagol.
Les quatre hommes prirent un fourgon et mirent les gilets pare-balles à l’arrière du véhicule.
– On ne sait jamais ! dit le nordiste.
Comme la veille, le chien aboya et Rober Rigaud sortit sur le seuil.
Le chef Sagol s’approcha.
– Bonjour monsieur Rigaud, je vous demande d’éloigner votre chien.
– Que voulez-vous encore ?
– Vous parler, il faudrait nous accompagner jusqu’à la gendarmerie.
– Je vous demande un instant, je vais me préparer.
– Ce n’est pas nécessaire, vous pouvez venir dans cette tenue.
Le chef Sagol était prudent, il ne voulait pas que le suspect retourne à l’intérieur de la maison.
– Je vais attacher le chien et je suis à vous messieurs.
Il se dirigea vers un arbre au pied duquel était fixée une chaîne. Il accrocha le mousqueton au collier de l’animal et marcha en direction des gendarmes.
Le chef Sagol ne lui passa pas les menottes, avec une clavicule cassée, Rigaud ne constituait pas un danger pour la maréchaussée. Liard prit le volant, Sagol s’assit à côté de lui, tandis que Gilles et le nordiste encadraient Robert Rigaud à l’arrière du fourgon.
L’interrogatoire commença, monsieur Rigaud se disait surpris par l’intervention des gendarmes.
– Je ne saisis pas tout ce battage messieurs, je vous ai dit, hier, que j’étais à l’hôpital à l’heure du meurtre des époux Drochard.
Gilles lui répondit du tac au tac :
– Qui vous a parlé de l’heure du meurtre, monsieur Rigaud ?
– Vous, je suppose.
– Vous supposez mal monsieur Rigaud, nous ne l’avons pas abordé avec vous, rétorqua Sagol.
Rigaud n’était pas ébranlé par ses interlocuteurs, il avait l’habitude d’avoir en face de lui de la contradiction.
– J’ai procédé par déduction, puisque vous m’avez demandé à quelle heure avait eu lieu mon accident.
– Il se trouve que vous nous avez menti hier, monsieur Rigaud, asséna Gilles.
– A quel propos monsieur ?
– L’heure de votre accident, rétorqua Sagol.
– Je n’ai pas regardé ma montre, mais il était aux environs de midi.
– Non monsieur Rigaud, si je vous dis treize heures, qu’en pensez-vous ?
– C’est de la manipulation, je crois que je vais attendre mon avocat, je ne dirais plus rien messieurs.
– A votre guise, monsieur Rigaud,
Le chef Sagol lui signifia sa mise en garde à vue.
– Si vous pensez que la meilleure défense est le silence, vous êtes dans l’erreur, le gendarme est patient. Gilles, appelez le docteur Tardieu pour effectuer des prélèvements.
– Entendu, chef.
– Monsieur Rigaud, nous allons procéder à des analyses sanguines et notamment d’ADN.
– Je ne vois pas ce que vous cherchez avec moi, monsieur Sagol, c’est de l’acharnement.
– Nous verrons bien monsieur Rigaud, trouvez un autre alibi si vous êtes sûr de votre innocence.
Robert Rigaud adopta une position de mutisme , il n’adressa plus la parole à personne.
Le docteur Tardieu passa à la gendarmerie en fin de matinée. Il effectua rapidement les prélèvements sanguins et salivaires. Il ne restait plus qu’à transmettre les échantillons au labo en précisant que c’était très urgent.
Après avoir déjeuné, dans le petit restaurant habituel du bourg, les gendarmes revinrent à la brigade. Le chef Sagol devait prévenir Antoine Catano car il fallait perquisitionner au domicile de Robert Rigaud. Pendant que ses trois subordonnés procédaient à une tentative d’interrogatoire du suspect, Sagol décrocha le téléphone et composa le numéro du juge d’instruction.
– Allô ! Antoine Catano, je vous écoute.
– Bonjour Antoine, Sagol à l’appareil, toujours aussi chaud ?
– J’ai mis un ventilateur, la justice est pauvre, et vous, du neuf ?
– Ah oui ! Je crois que c’est la meilleure piste depuis le début de l’enquête. Nous avons appréhendé monsieur Rigaud ce matin, il nie tout en bloc.
– C’est fréquent dans un premier temps, Sagol.
– Bien sûr, il a choisi de ne plus répondre à nos questions. Le faisceau de présomptions est important, je souhaite effectuer une perquisition chez lui cet après-midi.
– Si vous n’y voyez pas d’inconvénient je vous rejoins, j’ai envie d’aller sur le terrain.
– C’est d’accord, nous vous attendons à la gendarmerie du bourg.
– Entendu, je serai là vers quinze heures, à tout de suite Sagol.
– A tout à l’heure, Antoine.
Sagol rejoignit ses trois collègues qui étaient dans une cellule avec Robert Rigaud.
– Monsieur Rigaud, je vous informe que le juge d’instruction, Antoine Catano, sera ici vers quinze heures. Si vous avez des choses à dire, ce sera le moment. Souhaitez-vous contacter un avocat ?
– Je connais maître Livi, c’est lui qu’il faut appeler.
– Venez avec nous, vous le contacterez vous-même.
Maître Livi était absent, sa secrétaire prit note et se chargeait de le prévenir.
– Monsieur Rigaud, souhaitez-vous la présence d’un autre avocat ? demanda Sagol .
.- Non, maître Livi fera l’affaire.
– Avez-vous d’autres choses à nous dire concernant la journée du quatorze mai ? interrogea Gilles .
– Je n’ai rien à ajouter, ramenez-moi en cellule.
– Ici, monsieur Rigaud, c’est nous qui décidons de ce que nous avons à faire, rétorqua le chef Sagol. Nous attendrons ici l’arrivée du juge.
Antoine Catano n’avait pas traîné pour venir. Après avoir raccroché le téléphone, il fit immédiatement taper, par la greffière, l’ordre de perquisition et fila aussitôt. Le juge Catano aimait beaucoup être sur le terrain. De plus, le chef Sagol et son équipe avaient toute sa sympathie, il se sentait bien avec eux.
A l’arrivée d’Antoine, Sagol sortit de la pièce où se trouvait le suspect et les autres gendarmes. Il alla dehors à la rencontre du juge.
– Alors Sagol, la pêche est bonne à ce qu’il paraît?
– C’est l’avenir qui va le dire.
– Toujours muet, l’oiseau ?
– Oui, il a choisi maître Livi, mais il est absent.
– Il n’a pas désigné un autre avocat ?
– Il ne veut personne d’autre.
– Si maître Livi est prévenu, le reste ne nous concerne pas.
– Antoine, je vous conduis jusqu’à lui, ajouta Sagol.
– Allons-y cher ami.
– Monsieur Rigaud, je vous présente le juge d’instruction en charge du dossier dans lequel vous êtes suspecté.
– Merci monsieur Sagol. Je suis Antoine Catano. Je souhaite avoir des explications sur votre emploi du temps du quatorze mai, entre onze heures et treize heures.
– J’ai déjà averti vos hommes que je n’ai rien à dire, répéta Rigaud.
– Dans ce cas, monsieur Rigaud, nous allons perquisitionner votre propriété. A l’issue de cette visite, je procéderai certainement à votre mise en examen et vous serez écroué. Est-ce vraiment cela que vous souhaitez, monsieur Rigaud ?
– Je n’ai rien à déclarer monsieur, mettez-moi au trou.
– Monsieur Rigaud, vous vivez seul, je crois, questionna Sagol . Qui peut s’occuper de vos animaux ?
– Monsieur Lachenaz, il habite au pied de la colline.
– Nous irons le voir de votre part.
– Je dois vous dire merci, grommela Rigaud.
– Ce ne sera pas indispensable monsieur Rigaud, répondit Sagol.
Le suspect, laissé en cellule, fut confié aux gendarmes présents à la brigade. Le juge Catano et l’équipe du chef Sagol prirent la route en direction du logis de monsieur Robert Rigaud. Gilles avait émis l’idée de passer par le carrefour du vieux chêne pour revoir les lieux du supposé accident du suspect.
C’était un endroit bucolique, au croisement de quatre routes. L’arbre majestueux couvrait de son feuillage la majeure partie de la chaussée. Quelques mètres plus loin, un châtaignier faisait de l’ombre. Il y avait des restes d’un pique-nique, l’endroit devait être prisé le dimanche à la belle saison. Le gendarme Gilles s’approcha du vieil arbre. Il voulait vérifier l’impact d’un véhicule sur le tronc, l’écorce avait bien été arrachée.. Robert Rigaud avait probablement raison sur ce point, l’accident avait pu se produire ici.
Le groupe repartit en direction de la colline où monsieur Rigaud habitait. Ils firent une halte chez monsieur Lachenaz, c’était un vieux monsieur assez sympathique. Il ne posa aucune question et donna son accord pour s’occuper des bêtes le temps nécessaire.
Le juge et les gendarmes n’eurent pas besoin de briser la serrure, Rigaud leur avait donné la clé sans difficulté. Le chien blanc attaché hurlait en tirant sur sa chaîne. Les cinq hommes pénétrèrent dans la maison. C’était une vieille ferme en pisé, typiquement dauphinoise. Les murs étaient très épais et, malgré la chaleur des derniers jours, il régnait une température fraîche dans la cuisine.
Les gendarmes ne savaient pas trop ce qu’ils cherchaient. Le nordiste fut attiré par une série de casseroles neuves. Deux d’entre elles étaient cabossées, la plus petite avait quelques traces brunâtres. Sagol et Antoine Catano décidèrent de les faire analyser. Les deux gamelles furent mises dans un sac en plastique scellé.
Liard appela ses compagnons, il venait de trouver un jambon entamé pendu dans un débarras à l’étage. Il était pendu par une cordelette, qui attira l’attention des hommes. Un morceau d’une autre corde était attaché et incrusté dans la viande. Sagol prit un sac en plastique et mit des gants avant de le dépendre, les relevés d’empreintes pouvant s’avérer d’un grand secours.
Ils se rendirent dans la chambre de Robert Rigaud Un crucifix était accroché au-dessus du lit et deux photos dans un cadre trônaient sur la table de nuit. La première représentait un jeune couple qui s’embrassait. La deuxième montrait une jeune fille d’une quinzaine d’années assise dans un pré, elle souriait avec un brin d’herbe au coin des lèvres. Dans l’armoire de type campagnard, les hommes enlevèrent le linge et le remirent en place, il n’y avait rien d’autre.
Le groupe avait fait le tour de toutes les pièces, ils avaient visité les dépendances et n’avaient rien trouvé de significatif. Gilles récupéra l’agenda du suspect avant de partir. Antoine Catano et le chef Sagol étaient satisfaits, ils étaient convaincus que le jambon et les casseroles parleraient.
Les deux hommes questionnèrent le suspect sur leurs trouvailles. Celui-ci resta sur sa position, il refusa de collaborer. Le juge Catano prit un air solennel pour lui signifier sa mise en examen pour double assassinat sur les personnes d’Antoinette et Germain Drochard, avec transfert immédiat à la maison d’arrêt.
– J’informe votre avocat, maître Livi.
– Je n’y suis pour rien, monsieur le juge, assura Rigaud.
Le juge Catano et ses gendarmes s’installèrent dans un bureau et fermèrent la porte.
Antoine Catano prit le premier la parole :
– Voilà du travail bien fait. J’apprécie votre professionnalisme et la qualité de nos contacts, je tenais à vous le dire de vive voix. Je crois que nous tenons le coupable. Il parlera, c’est trop neuf, quelques jours en milieu carcéral le rendront bavard. Cela nous permettra de connaître le mobile.
Gilles donna son avis. Il croyait à un litige d’ordre financier concernant l’achat d’une panoplie complète par Toinette. Sagol penchait aussi pour cette hypothèse, mais il se disait qu’on ne tue pas pour si peu de choses. Liard et le nordiste avaient du mal à trouver un mobile, ils ne voyaient qu’un différend commercial. Les cinq hommes prirent un café avant d’évacuer Rigaud vers la maison d’arrêt.
L’adjudant-chef Sagol et le juge d’instruction Catano étaient réunis dans le bureau du juge au palais de justice. En ce jeudi vingt juin, ils attendaient, d’une minute à l’autre, les résultats des analyses ADN de Robert Rigaud. Antoine Catano trouvait le temps long, il avait convoqué le suspect le lundi dix-sept, ce dernier avait campé sur ses positions. Maître Livi, habitué des prétoires, avait informé son client de son attitude suicidaire. Ce dernier niait être compromis dans cette affaire. L’avocat était perplexe, mais il adopta la ligne de défense de son client.
Deux coups furent frappés à la porte, la greffière ouvrit. Un coursier apportait les résultats du laboratoire scientifique de la gendarmerie nationale. Sagol se plaça près du juge Catano, il voulait prendre connaissance des conclusions du labo en même temps que lui.
Antoine Catano ouvrit l’enveloppe avec un coupe-papier en forme d’épée. Les deux hommes lurent le rapport, il y avait beaucoup de termes techniques. Une phrase attira leur attention: « le séquençage a permis de déterminer une similitude sur le prélèvement numéro 218 14052005 et le prélèvement 453 07062005. »
Les deux hommes levèrent un poing vainqueur et frappèrent leurs mains dans une amicale et virile poignée. Le premier numéro concernait les empreintes collectées sur la cordelette ayant supportée le jambon dans le grenier de Toinette et Germain. Le second correspondait au prélèvement salivaire effectué sur la personne de Robert Rigaud.
Les deux hommes continuèrent page après page, la lecture du document. Ils lurent la même phrase « le séquençage a permis… ». Il s’agissait de l’analyse des traces marrons trouvées sur la casserole saisie au domicile du suspect. C’était du sang humain, il appartenait au défunt Germain Drochard. La suite du rapport n’apporta pas d’autre élément à charge.
Antoine Catano envoya une poussée dans le dos de Sagol, ce dernier répliqua par un coup d’épaule. C’était leur manière de se congratuler.
– Bon boulot ! Vous et vos hommes, vous pouvez être fiers. Ce n’était pas gagné après la libération de Youssef Bekrane.
– Le facteur chance, du flair et un peu de métier nous ont permis d’accorder aux époux Drochard un ultime cadeau, celui de reposer en paix. Leur crime ne restera pas impuni, déclara Sagol.
– Etes-vous disponible demain matin ? demanda Catano à Sagol .
– Avec les nouvelles que nous venons de lire, je crois que oui, cher Antoine.
– Je convoque pour demain matin le prévenu et son avocat. Je formule l’espoir d’entendre les aveux du coupable. Maintenant, il ne peut plus nier.
– Antoine, si vous êtes d’accord, j’aimerais venir avec mon adjoint, le gendarme Gilles. C’est un collaborateur promis à une belle carrière, il excelle dans les situations difficiles.
– Accordé, nous ne pouvons pas faire venir toute l’équipe, mais je vous charge de leur transmettre mes félicitations. A ce propos, je compte inviter vos hommes autour d’une bonne table dans les jours à venir, nous en reparlerons.
– C’est une excellente idée Antoine, je vais de ce pas leur en parler.
– Donc à demain, disons à neuf heures trente ici.
– Pas de problème, à demain Antoine.
– A demain Sagol.
Antoine Catano passa deux coups de fil, le premier à maître Livi pour l’informer des résultats qui accablaient son client. La deuxième communication était pour la gendarmerie. Il prévint le service concerné. Il faudrait une escorte pour extraire de prison le prévenu et l’amener au palais de justice le lendemain matin. Il confirma sa demande par écrit.
C’était officiel, aujourd’hui, vingt et un juin, l’été commençait. Gilles et Sagol buvaient un café à proximité du palais de justice. Il était presque neuf heures, ils avaient le temps. Le soleil brillait et chauffait déjà l’atmosphère. Antoine Catano passa à leur hauteur, il ne les avait pas vu.
Sagol le hèla :
– Antoine!
Ce dernier se retourna, fit demi-tour et vint à la table des deux gendarmes.
– Bonjour Monsieur Catano, salua le gendarme Gilles.
– Gilles, vous allez me mettre de mauvaise humeur, monsieur c’est dans le prétoire, ici, c’est Antoine.
– Excusez-moi Antoine, j’ai du mal à m’habituer, balbutia Gilles.
– Bonjour Antoine, un café vite fait ?
– Avec plaisir Sagol, ça va depuis hier ?
– Oui, c’est la saint Jean et ce soir la fête de la musique. De plus, ça tombe un vendredi soir, c’est parfait.
– Vous êtes musicien Sagol ?
– Pas du tout, je dirais un peu mélomane.
Il ne voulait pas parler de sa passion pour les chansons d’avant- guerre et de sa collection de soixante-dix-huit tours.
– J’ai joué du violon pendant plusieurs années, maintenant j’envoie au violon, c’est une forme de continuité.
Antoine Catano aimait aussi jouer avec les mots.
– Et vous Gilles, vous êtes jeune, vous êtes un rappeur ?
– Cela aurait pu, j’ai joué un peu d’accordéon et j’aime plutôt les chansons à texte, Brassens, Brel, Aznavour …
– Je vous remercie pour le café. Il faut y aller, nous avons de la visite ce matin, messieurs.
– Je m’occupe de l’addition et nous arrivons Antoine, répliqua le chef Sagol.
Les trois hommes récapitulèrent les points que le juge Catano allait aborder avec Robert Rigaud et maître Livi. Ils étaient tous d’accord, il fallait obtenir les aveux du prévenu en s’appuyant sur l’ADN. Ensuite, ils s’intéresseraient au mode opératoire de l’assassin et en dernier, au mobile du crime.
Maître Livi arriva cinq minutes avant son client, il salua le juge et les gendarmes. Il ne s’exprima pas sur l’affaire, il attendit son client. Il demanda à Antoine Catano de bénéficier de quelques minutes seul avec monsieur Rigaud. Le juge Catano accepta la demande.
A dix heures précises, le prévenu arriva encadré par deux gendarmes. Il rejoignit son avocat dans une pièce vitrée faisant office de parloir. Les pandores surveillaient la salle de l’extérieur.
Moins de dix minutes s’étaient écoulées, lorsque le suspect se présenta avec son avocat devant le juge d’instruction Catano.
– Asseyez-vous monsieur Rigaud. Messieurs vous pouvez enlever les menottes. Votre avocat a dû vous informer du but de votre visite, qu’avez-vous à me dire ?
Robert Rigaud, pour la première fois, baissa la tête, il essaya de parler, il n’y arriva pas.
Maître Livi prit le relais de son client.
– Pourriez-vous donner un verre d’eau à monsieur Rigaud? Mon client a besoin de s’éclaircir la voix.
Robert Rigaud but le verre tendu par le juge. Il releva légèrement la tête et déclara :
– J’ai tué Antoinette et Germain Drochard.
Il s’était délesté de son fardeau, il but une autre gorgée.
– Continuez monsieur Rigaud, je vous écoute.
– J’ai d’abord tué Germain. Je suis monté le voir au grenier, pendant que Toinette préparait l’argent dans une autre pièce. Elle m’avait dit que son mari trouvait la série très chère. Je lui ai rétorqué que j’allais lui démontrer la qualité du produit. J’ai pris deux casseroles et je l’ai rejoint sous les toits. Il était en train de vérifier l’état de ses saucissons et de son jambon. Il me tournait le dos, je lui ai asséné un coup avec la petite gamelle et j’ai pris la corde qui servait à monter les bottes de foin. Je l’ai attachée à la poutre, j’ai fait deux nœuds coulants et j’ai passé la corde autour du cou de Germain.
Catano demanda comment il s’y était pris pour mettre la corde autour du cou de monsieur Drochard .
– J’avais pris avec moi une grosse cocotte. J’ai attrapé Germain sous les bras et je suis monté sur le récipient, ensuite je l’ai retiré.
– Aviez-vous quitté vos chaussures ? questionna Catano.
– Pas du tout, j’avais pris plusieurs sacs au supermarché. Je les ai ajustés avant d’arriver chez eux, je ne voulais pas laisser de traces.
– Et pour madame Drochard, qu’avez-vous fait ?
– Je suis redescendu et je lui ai fait croire que son mari l’appelait. Elle est montée et je l’ai assommée de la même manière que son mari. elle n’a pas eu le temps de le voir au bout de la corde. Ensuite, j’ai mis la cocotte en face du second nœud et j’ai procédé à l’identique, elle était légère.
– Qui vous a appris à faire des nœuds monsieur Rigaud ? demanda le juge.
– J’ai fait cinq années dans la marine entre dix-huit et vingt-trois ans, j’ai appris tous les nœuds existants.
– Comment avez-vous fait pour ne pas laisser de traces sur les cadavres ?
– J’avais mis des gants de vaisselle jetables, monsieur le juge.
– Alors pourquoi y avait-il des empreintes sur le jambon ?
– Le jambon étant gras, il glissait entre mes doigts. Je ne pensais pas que les investigations iraient jusque là, alors j’ai quitté un gant pour pouvoir le tenir et le décrocher.
– Pourquoi cet acte, monsieur Rigaud ?
– C’est une longue histoire monsieur le juge.
– Nous sommes là pour ça, répondit Catano.
– Il y a longtemps, mes parents exploitaient la ferme où j’habite aujourd’hui. Ils avaient quelques bêtes et cultivaient le tabac. La région s’était spécialisée dans cette culture. La régie des tabacs était le plus gros employeur de la vallée. Pendant que je naviguais sur les océans, il s’est passé des événements terribles. Mon père a été accusé injustement de spolier l’état en cultivant des plants en dehors de tout contrôle. La sanction fut immédiate et sans appel, la régie des tabacs retira son agrément à mon père. Il n’avait plus le droit d’en cultiver. Il perdit le fruit de sa récolte de l’année et les trois quarts de ses ressources. Mon père s’est pendu huit jours après avoir reçu la notification. Etant à proximité des terres australes, je n’ai pu assister aux obsèques, ni épauler ma mère. J’attendais l’escale en Australie pour rejoindre la métropole par avion. Cinq jours plus tard, nous étions à proximité des côtes lorsque le pacha me convoqua dans sa cabine. Il venait d’apprendre le décès de ma mère. Elle s’était pendue au même endroit que mon père. J’ai pu suivre l’enterrement de ma mère. Le pacha était un homme juste. Il m’accorda une permission de longue durée jusqu’à la fin de mon contrat car je l’avais informé que je ne souhaitais pas rempiler.
– Quel est le lien avec la famille Drochard, monsieur Rigaud ?
– J’allais y venir monsieur le juge. A mon retour sur terre, je me suis installé à la ferme familiale. En fouillant dans les documents de mes parents, j’ai retrouvé une copie du procès-verbal qui accablait mon père. L’enquêteur, instigateur et signataire s’appelait Germain Drochard, je ne l’ai jamais oublié.
– Pourquoi avez-vous attendu si longtemps ? demanda Catano.
– C’est le hasard qui a mis Antoinette Drochard sur mon chemin et de plus, j’avais d’autres soucis.
– Quel genre de soucis monsieur Rigaud ?
– Des dettes, monsieur le juge, des dettes de jeu.
– Et les époux Drochard dans tout ça ?
– J’avais un jeu d’ustensiles d’avance et je majorais le prix en me faisant payer avec de l’argent liquide. J’avais vendu la série quatre cents euros de plus que le prix pratiqué. Germain Drochard n’était plus du tout d’accord, c’est ce qui m’a poussé à l’action.
– C’est vous qui avez fait changer la date du rendez-vous initial prévu sur la carte ?
– C’était bidon monsieur le juge. Souvent, j’avais réalisé la vente avant, mais je faisais envoyer la carte par le client en lui demandant de jouer le jeu avec la télé-actrice, je faisais miroiter un petit cadeau. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait changer la date, mais ça n’avait aucun rapport avec la mort de Toinette et Germain Drochard. Ce qui a déclenché mon geste fatal, c’est l’attitude de Germain qui m’avait traité d’escroc.
– Monsieur Drochard connaissait-il vos antécédents familiaux ?
– Je ne crois pas, mes clients m’appelaient rarement par mon nom, tout le monde connaissait Robert.
– Vous avez pris l’argent et les casseroles ?
– Oui, il y avait deux mille euros, je les ai récupérés et j’ai repris la marchandise.
– Avez-vous conscience du gâchis ? martela Catano.
– Oui, pour sa famille mais pas pour Germain. Lui, c’était une ordure.
Catano se tourna vers l’avocat :
– Maître, voulez-vous ajouter quelque chose?
– Merci monsieur le juge, nous plaiderons le crime du désespoir.
– Monsieur Rigaud, je vais vous faire signer votre déposition. Nous allons procéder à la reconstitution dans les jours qui viennent, avant les vacances de juillet. Messieurs les gendarmes, vous pouvez reconduire monsieur Rigaud. Au revoir monsieur Rigaud, au revoir maître Livi.
Catano était un juge expérimenté et ouvert, il avait mené l’audition de main de maître. Il n’intervenait que pour préciser un point qui devait l’être. Il laissait son interlocuteur s’exprimer dans un climat de confiance. Il était capable de faire parler un muet.
Les gendarmes furent séduits par sa maîtrise et sa connaissance du dossier. Le juge possédait une capacité d’assimilation peu ordinaire. Rien ne lui avait échappé et il avait obtenu toutes les réponses à ses questions.
– Alors messieurs, il nous reste la reconstitution et vous pourrez vous mettre au vert.
– Bravo Antoine, notre homme s’est mis à table et vous lui avez fait dire l’essentiel. Triste destinée familiale, ajouta Sagol.
– Ces schémas se reproduisent souvent. Un psy pourrait nous l’expliquer mieux que moi, mais, dans ce dossier, le rôle des enquêteurs a été primordial. Si vous n’aviez pas eu un bon contact, madame Michal n’aurait pas parlé à vos hommes. Si Gilles, ici présent, n’ avait pas fait preuve de tact, est-ce que l’infirmière serait revenue le lendemain pour réparer son oubli ? Je ne crois pas. Puis il ajouta :
– Vous dansez toute la nuit messieurs ? Moi ! oui car c’est la fin d’une bonne semaine.
Gilles remercia Antoine Catano pour l’intérêt et l’aide qu’il avait manifestés pour son travail et il l’assura de sa gratitude. Catano le reprit sur-le-champ en précisant qu’il ne voulait pas d’un collaborateur asservi, mais d’un ami sur qui compter. Gilles se leva et tendit sa main à Antoine.
– Message reçu, je suis votre homme. /
Il avait un rendez-vous, il prit congé du juge et du chef Sagol.
Sagol et Catano conversèrent un bon moment, puis ils décidèrent de prendre le dîner ensemble. Antoine prit son portable et réserva une table pour deux à « l’Ame du Palais ». Sagol pensa que, décidément, ils avaient les mêmes valeurs. Les deux hommes prirent un repas léger. Au dessert, ils avaient décidé de se tutoyer, le respect et l’amitié s’étaient invités à leur table.
La reconstitution eut lieu le jeudi vingt-sept juin, la vague de chaleur avait enfin quitté le pays. La veille, un violent orage avait touché la région. La boue se répandit sur les routes, des arbres déracinés gisaient sur les accotements. La température avait chuté d’une dizaine de degrés, il faisait même frais pour la saison.
Antoine Catano avait contacté le chef Sagol pour convenir du jour et de l’heure de la reconstitution. Ils convinrent qu’il était souhaitable de se rendre sur les lieux un jour d’école et juste après le ramassage des enfants par le car scolaire. Le chef Sagol et le gendarme Gilles firent la route ensemble. Antoine Catano arriva à la gendarmerie à sept heures et demie, il fut accueilli par Liard et le nordiste. Maître Livi arriva peu après.
Le juge d’instruction et le chef Sagol avaient rencontré Martine Bedel et Régis Drochard la semaine précédente. Ils leur avaient communiqué l’essentiel des informations recueillies auprès du meurtrier. Le juge leur demanda s’ils connaissaient monsieur Robert Rigaud. Ils répondirent que tout le monde côtoyait tout le monde . Monsieur Rigaud était connu, mais Madame Bedel précisa qu’il n’avait jamais fait partie de leurs relations. Elle demanda au juge Catano de féliciter les gendarmes au nom de la famille. Le travail de deuil allait pouvoir commencer.
Antoine Catano ne souhaita pas informer la famille de la date de la reconstitution. Il ne voulait pas faire souffrir inutilement les proches et il protégeait les protagonistes d’éventuelles réactions difficiles à contrôler.
Le fourgon transportant Robert Rigaud se gara dans la cour de la caserne. Liard alla à la rencontre de ses collègues pour leur demander de ne pas s’arrêter et de laisser le prisonnier dans le véhicule. Il était sept heures quarante-cinq lorsque le convoi prit la direction de la maison de Toinette et Germain.
Robert Rigaud était pâle et amaigri, la détention semblait dure à vivre pour lui. Les gendarmes l’avaient équipé d’un gilet pare-balles, c’était la procédure. Il y avait déjà eu quelques bavures en de pareilles circonstances. Le garde des Sceaux avait ordonné, par circulaire ministérielle, de revêtir les suspects d’un équipement de protection, lors des déplacements sur les lieux du crime.
Rigaud renouvela le geste fatal. Le gendarme Liard était la doublure de Germain, le nordiste prit le rôle de Toinette. La corde remise en place, un malaise gagna les participants. Catano ne s’attarda pas, la vérification des faits corroborait les dires du coupable.
Les participants rejoignirent le rez-de-chaussée. Le juge Catano s’adressa à Robert Rigaud et maître Livi :
– Messieurs, le dossier d’instruction étant clos, je transmets ce soir le dossier au parquet pour qu’il soit inscrit à la prochaine session d’assises. Si tout se passe normalement, votre procès devrait avoir lieu au printemps prochain.
– Le plus tôt sera le mieux, je veux payer ma faute l’esprit en paix monsieur le juge.
– Ce sera un problème avec votre conscience, monsieur Rigaud. Je ne peux rien vous dire de plus.
– Merci monsieur le juge, je sais que le cheminement sera long et difficile.
– Au revoir Rigaud, au revoir maître.
Catano confia à Sagol qu’il avait connu maître Livi plus lyrique. Il s’était complètement effacé à l’instar de son client. Il avait adopté la même abnégation, comme s’il avait reçu l’ordre de se taire, c’était surprenant.