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Chapitre 22
La session de printemps de la cour d’assises s’ouvrit le lundi trois mars. Trois procès étaient inscrits à l’ordre du jour du tribunal. Le premier concernait une fusillade à la sortie d’une boîte de nuit. Deux gosses de vingt ans y avaient laissé leur vie. C’était un drame de la bêtise humaine, du racisme ordinaire, les victimes avaient la peau noire. L’assassin, videur de la discothèque, avait eu une altercation avec les jeunes. Il était parti chercher une arme et la suite de l’histoire allait se dérouler dans le prétoire.
La seconde affaire était plus obscure, il s’agissait de règlements de comptes entre truands sur fond de prostitution. Une jeune femme moldave, en situation irrégulière, avait payé de sa vie son désir d’être libre. Trois accusés devaient répondre de ce crime devant les assises.
L’assassin de Toinette et Germain serait jugé en dernier. Compte tenu des délais envisagés pour les autres affaires, les débats ne devaient débuter que le lundi dix-sept mars.
Une cinquantaine de citoyens, sélectionnés sur les listes électorales, étaient présents dès le premier jour de la session. La désignation des jurés avait lieu le premier jour de chaque procès. Chacun espérait être tiré au sort dès le début, cela permettait de se libérer dès l’énoncé du premier verdict. Il y avait vingt-neuf hommes et vingt et une femmes.
Les procès se déroulèrent conformément au calendrier. Le videur de la boîte de nuit écopa d’une condamnation à trente années de réclusion, dont dix-huit incompressibles. Les trois proxénètes énervèrent beaucoup les magistrats et le jury. Ils furent condamnés à perpétuité avec une peine de sûreté de vingt ans.
Le dix-sept mars à neuf heures, le juge Gilbert Berland, président de la cour d’assises, ouvrit les débats. Les jurés potentiels étaient tous dans la salle, il ne restait que douze hommes et neuf femmes sur les bancs. Robert Rigaud, très faible, semblait être ailleurs. Maître Livi était très attentif aux propos du président de la cour d’assises.
– Messieurs, nous allons procéder à la désignation du jury, annonça le président.
L’avocat de la défense récusa quatre hommes et une femme et le ministère public trois hommes et une femme. La stratégie de maître Livi était simple. Il comptait sur la sensibilité féminine, pour essayer d’apitoyer le jury, afin que le verdict ne soit pas trop lourd. Il avait récusé une femme car il la trouvait autoritaire et elle était célibataire. Il avait aussi écarté un militaire en retraite, deux chefs d’entreprise et un responsable des ressources humaines.
Cinq femmes et quatre hommes furent retenus. La moyenne d’âge était de cinquante-sept ans. L’ensemble des jurés féminins était composé de deux enseignantes, une chef d’entreprise, une retraitée de la fonction publique hospitalière et une sans profession. Deux retraités, un artisan charpentier et un agriculteur constituaient le jury masculin. Après leur désignation et celle des suppléants, le président Berland prononça une suspension de séance. L’audience devait reprendre à quatorze heures.
A l’heure dite, le président Berland fit son entrée, il était accompagné de deux assesseurs. Tout le monde s’était levé. D’un geste de la main, il fit signe à l’assemblée de s’asseoir. Au premier rang, Martine Bedel et Régis Drochard étaient assis côte à côte. Franck n’était pas venu, Hugues était retenu par ses activités au Japon. Kévin et Vanessa, toujours ensemble, complétaient la travée.
Après l’interrogatoire d’identité, le président lut l’acte d’accusation. C’était fastidieux, mais il convenait de poser le décor. Robert Rigaud était absent, il regardait droit devant lui et répondait machinalement aux questions du président. A dix-sept heures, Gilbert Berland décida de suspendre les débats. Il attendait les protagonistes le lendemain dix-huit mars à neuf heures.
Le printemps pointait son nez à la fenêtre. Nicolas Favant avait obtenu l’autorisation de s’absenter car il était convoqué au tribunal comme témoin. La journée s’annonçait difficile pour la défense de l’accusé. L’audience était consacrée à la découverte des corps, au défilé des témoins de l’accusation et des enquêteurs. Sagol, Gilles, Liard et le nordiste étaient assis deux rangées derrière la famille.
Le mardi et le mercredi furent pénibles à vivre, Nicolas Favant eut du mal à décrire ce qu’il avait vu. Toni Guccione relata comment il avait décroché les époux Drochard. Vanessa sanglotait dans la salle, son frère tenait son visage dans ses mains.
Le mercredi matin, dix-neuf mars, les enquêteurs se succédèrent au prétoire. Sagol fit un résumé du travail de son équipe. Il compléta son exposé par des réponses fournies par ses subordonnés. Le président, le félicita pour la clarté de ses propos et la structuration de sa présentation. Sagol pensa que ce n’était pas un oral du bac.
L’après-midi, les experts défilèrent à la barre, le docteur Tardieu témoigna le premier. Il resta très technique et conclut que l’ensemble des éléments constatés, ne lui avaient pas permis délivrer le permis d’inhumer. Le médecin légiste confirma que les défunts étaient vivants lorsque Robert Rigaud les avaient suspendus à la corde. L’accusé et la famille Drochard aspiraient ardemment à la fin.
Le dernier intervenant fut le biologiste, responsable des analyses ADN. Aucun doute n’était permis, les résultats étaient incontestables, d’ailleurs, la défense n’avait jamais mis en doute la procédure.
Maître Jonas, l’avocat de la famille Drochard, savait que son rôle était aisé, aussi décida-t’il d’être bref. Il requit les témoignages de Kévin Drochard et madame Gisèle Recouvrat, infirmière. Après quelques questions pour éclairer la cour sur la personnalité débonnaire des victimes, il déclara qu’il n’avait pas d’autre témoin à appeler.
Maître Livi choisit, en accord avec son client, de ne faire citer aucun témoin de la défense. Le président Berland en fut surpris. Il posa deux fois la question et, par deux fois, maître Livi confirma que son client et lui-même n’avaient pas fait appel à des témoins de moralité.
L’avocat général prit la parole, le jeudi en fin de matinée, son réquisitoire fut implacable. Il mit l’accent sur l’âge des victimes et parla de barbarie. Il cherchait l’humanité dans le regard de l’accusé et ne la trouvait pas. Il traita Robert Rigaud d’escroc à la petite semaine. D’un revers de manche, il rejeta la fin tragique des parents de l’accusé. C’était trop ancien, même la mule du pape n’avait ruminé sa vengeance que sept ans. Il conclut en se tournant vers la famille tout en désignant Rigaud du doigt.
– Une famille brisée, une famille désemparée, face à un monstre au sang-froid. Vous êtes ce que la société engendre de plus pervers; un être ordinaire qui a décidé de tuer comme on décide d’acheter un paquet de bonbons ou une pizza. Il ne faut plus que vous traîniez vos casseroles dans nos campagnes et il se tourna vers les jurés :
Mesdames, messieurs les jurés, en plus de ce meurtre, il a aussi salit l’entreprise « Cuisine Saine ». Son PDG a fait part à la cour du changement d’enseigne de sa société ; après l’époque « Cuisine Saine » voici le temps de la « Campagne Saine ». En condamnant lourdement l’accusé, vous rendrez justice aux époux Drochard et vous protégerez vos familles. Je requiers la perpétuité assortie d’une peine de sûreté de trente années. Compte tenu de l’âge de monsieur Rigaud, il sera inoffensif dans trente ans.
Les jurés écoutèrent avec attention le réquisitoire, certains prirent des notes. Maître Jonas utilisa des arguments similaires pour sa plaidoirie. En quarante minutes, il lamina Robert Rigaud.
Le président de la cour appela maître Livi à ses côtés pour lui parler en tête-à-tête.
– Maître, il est presque dix-sept heures et je vais suspendre la séance à dix-huit heures. Souhaitez-vous commencer votre plaidoirie dès à présent ou bien préférez-vous plaider d’un seul jet demain matin ?
– Va pour demain matin, monsieur le président.
– Mesdames et messieurs, l’audience est suspendue, nous reprendrons demain matin à neuf heures.
C’était le jour du printemps, en ce vingt et un mars, le sort de Robert Rigaud allait se jouer. L’issue ne faisait aucun doute, il restait à connaître les oscillations éventuelles des jurés.
Maître Livi adopta un ton solennel. Il s’adressa aux femmes et aux hommes en face de lui en jouant sur la fibre familiale. Il revint sur le drame qu’avait vécu son client trente ans auparavant.
– Mesdames, messieurs les jurés, il n’est pas question de nier que la mort d’Antoinette et Germain Drochard est une tragédie. Cependant, l’amour appelle l’amour. Ce geste doit nous rappeler la tragédie qu’a vécue Robert Rigaud, n’oubliez pas que mon client était fils unique. Il était aux antipodes, impuissant face au destin cruel. La nuit polaire est tombée comme une chape de plomb sur les épaules d’un jeune homme de vingt-trois ans. Je vous demande mesdames et messieurs, lequel d’entre vous penserait ressortir indemne d’une telle épreuve? Oh ! Je ne vous demande pas une réponse, questionnez seulement votre conscience au moment de votre décision. Ce geste est la dernière preuve d’amour qu’il a donnée à son père et sa mère injustement acculés au désespoir. Vous ne pouvez pas dissocier la mort des uns et la mort des autres. Monsieur l’avocat général a eut des phrases choc. Les miennes ne sont que les mots du cœur, du cœur meurtri de Robert Rigaud. mesdames et messieurs, mon client sait qu’il doit payer devant la justice des hommes. Je ne vous demande pas son acquittement, simplement une peine en accord avec les deux tragédies.
– Merci Maître. Accusé Robert Rigaud avez-vous une dernière déclaration à faire au jury?
Robert Rigaud se leva, il regarda la famille et prit la parole :
– Je ne suis pas avocat, aujourd’hui je n’ai pas le verbe facile, mais face au néant il n’y a rien à faire. Je regrette que le destin n’ait pas choisit mieux, pardon à tous.
La plaidoirie de maître Livi avait bouleversé le jury, c’était palpable. Les derniers mots de l’accusé étaient plus sibyllins.
Le président reprit la parole :
– Le jury se retire pour délibérer.
Le public quitta la petite salle. La famille discutait avec maître Jonas. Robert Rigaud échangea quelques mots avec son avocat et sortit par une porte latérale, escorté par deux gendarmes. Il attendrait dans une cellule. Presque tous les proches voisins de Toinette et Germain étaient présents, ainsi que le chef Emile. Le chef Sagol était venu à titre personnel, il était en civil.
Les délibérations du jury duraient. Sur les marches du palais de justice, le public et les proches attendaient la décision. Les jurés mirent trois heures pour se mettre d’accord. Vers dix-sept heures, il y eut de l’animation, il se passait quelque chose. Chacun reprit sa place dans la salle d’audience. Dix minutes plus tard, le jury et les trois magistrats firent leur apparition.
Le président resta debout et annonça que le jury avait pris sa décision.
– A la question : l’accusé est-il coupable? La réponse est oui.
– A la question : l’accusé a-t’il prémédité son geste? La réponse est non.
Des murmures s’entendirent dans l’assistance, le président attendit, puis reprit la lecture de son document.
– A la question : l’accusé a -t-il des circonstances atténuantes? La réponse est oui.
Les murmures étaient devenus des paroles distinctes, certains désapprouvaient la position du jury.
– Robert Rigaud, au nom du peuple français, le jury vous condamne à vingt ans de réclusion criminelle avec une peine de sûreté de douze ans. Vous disposez d’un délai de dix jours pour interjeter appel à ce jugement. Avez-vous une dernière chose à déclarer ?
– Oui, monsieur le président, je remercie le jury et j’espère que la famille me pardonnera, le jour venu.
Martine Bedel, Régis et ses enfants, Vanessa et Kévin étaient écœurés par le jugement. Ils ne comprenaient pas la décision des jurés. Maître Livi avait su prendre aux tripes les femmes et les hommes, il avait fait la plaidoirie adéquate.
Sagol avait compris, à la fin de l’intervention de l’avocat, que ce diable d’homme avait fait mouche. C’était un félin. Il s’était montré discret, voire effacé, durant la phase d’instruction et il avait sorti ses griffes pendant le procès. Maître Livi était de la race des grands du barreau. Pour l’adjudant-chef Sagol, l’affaire était terminée Toutefois, il se posait des questions et doutait d’en connaître un jour les réponses.