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Chapitre 23
Toinette et Germain avaient quitté ce monde depuis un an. Martine Bedel et Régis Drochard, en concertation avec les petits-enfants, avaient contacté le curé pour célébrer une messe du souvenir. En ce mercredi quatorze mai, l’église du village est pleine à craquer. Il ne manquait que cinq anciens compagnons de Germain, ils avaient rejoint les hautes plaines du paradis à la rencontre de leurs vieux amis.
Martine Bedel était toute de noir vêtue. Son fils Hugues, en France pour quelques jours, était venu assister à la cérémonie. Régis Drochard n’ était pas à côté de sa sœur, il était entouré de Franck, Vanessa et Kévin.
Vanessa avait décidé que la maison devait être un bien commun. Elle avait demandé à maître Radoin de trouver une formule juridique et de régler rapidement cette question. Elle avait également décidé de s’aménager une chambre pour elle, Kévin allait faire de même.
Le prêtre avait préparé un seul texte pour évoquer Toinette et Germain.
« Une vie pleine, remplie d’un amour au service des autres. Toinette, si dévouée, attentive au bien-être de sa famille; Toinette, impliquée dans les actions caritatives de la paroisse; Toinette qui soutenait Germain quand sa santé a décliné.
Germain, un être solide comme un roc, était le pilier de la famille. Longtemps aux affaires de la commune, puis au club des anciens, il faisait le bien comme nous respirons ».
Le requiem de Mozart résonnait dans l’église, le prêtre priait, l’assistance implorait Dieu. Des chants s’élevèrent vers la voûte, un petit livre à couverture rouge guidait les habitués.
Le curé, dans son homélie, demanda aux fidèles de prier pour la rédemption de l’assassin. Les anciens furent choqués et certains lui demandèrent des explications. Il avait agit à la demande de la famille et il n’en avisa pas ses paroissiens. Il se contenta de rappeler que Dieu est miséricorde.
Il était dix-huit heures, le soleil brillait sur la campagne, le printemps donnait vigueur à la nature. Les cloches sonnèrent, elles ne semblaient pas tristes. Le sacristain étant absent, c’était un paroissien qui avait programmé la commande électronique. Seuls, les spécialistes remarquèrent cette euphonie peu adaptée aux circonstances. Le brave curé était embarrassé, mais la bêtise était faite. Avant de se rendre au cimetière, il s’excusa auprès des enfants et petits-enfants des défunts. Vanessa répondit par une pointe d’humour en soulignant que ceux qui avaient entendu la différence, n’avaient pas eu qu’un seul son de cloche. L’incident était clos.
La famille et les proches se recueillirent devant le caveau, en granit gris, qui venait juste d’être achevé par la marbrerie locale. Gravés en lettres d’or, les noms de Germain Drochard et d’Antoinette Drochard occupaient la première ligne de deux colonnes; celle de gauche pour Germain, celle de droite pour Toinette. Des larmes coulèrent, des sanglots se firent entendre. Les cimetières sont destinés à recueillir les soupirs, les plaintes et les pleurs en gage d’amour éternel.
A la sortie de l’église, madame Montfort canalisa les regards. Des bas noirs, et non des collants, se devinaient sous sa jupe noire et un contre-jour révéla qu’elle ne portait pas de sous-vêtements. Nicolas Favant, qui avait assisté à la messe, se rappela les penchants des époux Montfort pour des émotions partagées. Il sourit, au spectacle offert par le corps magnifique de sa cliente, et pensa que certains n’avaient aucun tabou.
Sur le promontoire adossé à un mur, deux anciens se parlaient à voix basse. Le premier était un conscrit de Germain, au village tout le monde l’appelait le Gustou. Son voisin était un peu plus jeune et se prénommait Alphonse.
– Tu vois, Alphonse, dit le Gustou, la vie est pleine de secrets. Les flics n’ont même pas découvert que Ginette avait avorté à quinze ans. C’est ma cousine Berthe, qui était faiseuse d’anges, qui me l’a dit. Elle avait eu peur que la petite y reste. Il y a presque quarante ans de cela et, à cette époque, elle risquait la prison.
Alphonse demanda à Gustou qui était le père.
– C’est pour ça que je te parle des flics. Le père était un jeune garçon qui avait le même nom que le coupable, c’est une sacrée coïncidence!
– Dis-moi Gustou, comment ça se fait que personne n’en a jamais rien su ?
– Un secret de famille, c’est terrible, ça fait souffrir profondément. Ensuite, la petite Ginette est partie étudier à Bourges chez un ami de Germain, un ancien camarade d’infortune. Ils avaient été prisonniers en Allemagne et ils s’étaient évadés ensemble.
– Comment tu sais tout ça, Gustou ?
– A l’époque j’étais au conseil municipal et j’ai surpris une conversation entre Germain et le maire, ils étaient intimes. Je n’avais pas tout compris, mais, au fil des années, j’ai reconstitué l’histoire.
– Gustou, tu es un cachottier! Aujourd’hui, je peux savoir ?
– Alphonse, tu ne diras rien? Jure-le !
– Je te le jure, Gustou, sur ma première vérole.
– Arrête tes conneries, c’est plus de nos âges. Germain et Toinette se sont fâchés avec la petite Ginette, elle souhaitait garder cet enfant. Ma cousine l’avait avortée à presque cinq mois, c’était un garçon. Ginette n’a plus adressé la parole à ses parents, elle est restée à Bourges jusqu’à sa majorité, puis elle a fait des études d’assistante sociale. Elle est partie vers l’âge de vingt-trois ans en Afrique.
– Et le garçon, tu crois que c’est l’assassin ?
– Alphonse, tu vas trop vite, mais tu as raison. Robert Rigaud, c’est la même personne quarante ans après. Germain n’a jamais voulu le rencontrer, alors que les deux gamins étaient fous amoureux l’un de l’autre. J’ai su plus tard qu’ils ne s’étaient jamais revus. Robert Rigaud s’est engagé à dix-huit ans dans la marine, lorsqu’il est revenu, ses parents étaient morts et Ginette travaillait en Afrique.
– Le suicide des parents aurait un rapport avec les jeunes ?
– Je l’ai toujours supposé, Germain en voulait terriblement aux parents de Robert Rigaud. Il était persuadé que c’était à cause d’eux que sa fille ne voulait plus les voir. Je pense qu’il s’est vengé en leur retirant l’habilitation pour le tabac.
– Pourquoi tu n’as rien dit aux gendarmes, Gustou ?
– Alphonse, tu es fou! Je ne collabore pas, moi, monsieur! Ils n’avaient qu’à faire leur boulot.
– C’est terrible ce secret. Rien n’a transpiré pendant des décennies et toi, Gustou, tu ne veux rien dire.
– Toi non plus, Alphonse, tu ne diras rien, laissons-les reposer en paix.
Les premiers jours du mois d’avril, le chef Sagol reçut une lettre anonyme. Le courrier était rédigé au stylo à bille noir en lettres bâton. Sagol fut frappé car l’épistolaire s’exprimait très bien. Le récit détaillait des éléments que l’enquête n’avait pas permis d’élucider.
« Messieurs les enquêteurs,
Un homme est en prison, il est le détenteur de la vérité. Ginette Drochard aurait dû mettre au monde un enfant en mille neuf cent soixante-cinq. Un couple atteint de cécité n’a pas vu l’amour de deux jeunes gens. Il s’est soucié des convenances et a brisé cinq vies. L’aveuglement est mauvais conseiller. Un bébé, qui ne demandait qu’à vivre, a été sacrifié sur l’autel des convenances. Une jeune fille, meurtrie dans sa chair et désemparée, s’est réfugiée sur un autre continent. Elle donne son amour aux plus faibles. Un jeune homme est parti sur les mers pour oublier la barbarie. Des parents anéantis se sont donnés la mort, ils n’auront jamais de petit-fils.
Avant que la poussière du temps ne recouvre définitivement tous les témoins de ce drame, je tenais à soulager ma conscience. J’espère que ces quelques lignes vous éclaireront. »
Sagol venait d’assembler quelques pièces supplémentaires du puzzle. Il venait de comprendre pourquoi Toinette et Germain avaient rayé de leur univers leur fille, Ginette Drochard. Elle avait fui la maison familiale. Elle dissimulait sa détresse dans l’épaisseur d’un continent.
Sagol émit une hypothèse concernant le camée. Sur les photos, cette bague apparaissait l’année de la naissance de Ginette, et elle avait disparu, du doigt de Toinette, après l’avortement en soixante-cinq.
Sagol ne savait pas que la sœur de Toinette, carmélite dans un couvent en bourgogne, avait fait ce cadeau à sa sœur. Elle tenait cette bague de leur mère.
Toinette, très pieuse, avait rejeté la bague, tout comme sa fille l’avait rejetée. L’image de la vierge portant l’enfant Jésus avait hanté Toinette pendant des années, d’où sa colère contre Vanessa qui avait trouvé le bijou. L’attribution de la bague à Ginette était un message posthume, une demande de pardon.
Sagol avait aussi une autre hypothèse sur le double meurtre des époux Drochard. Il avait l’intime conviction que Robert Rigaud avait vengé le meurtre de son enfant. Il décida de rendre visite au condamné.
Robert Rigaud avait beaucoup changé, il était devenu plus ouvert, comme s’il était délivré d’un poids. Sagol le remercia d’accepter de le rencontrer à titre personnel. Les deux hommes parlèrent un long moment. Rigaud confirma les hypothèses du chef Sagol. Il avait tué Toinette et Germain pour les punir d’avoir brisé son amour avec Ginette; pour les punir d’avoir tué son enfant; pour les punir de la mort de ses parents; pour les punir de sa solitude. Il parla aussi de Lucien Bedel, le seul à prendre la défense de Ginette, mais à l’époque il n’était pas encore marié. Germain s’était fâché et Martine avait demandé à son fiancé d’en rester là.
Sagol venait de comprendre l’inimitié de Lucien Bedel envers ses beaux-parents.
– Vous n’avez pas cherché à revoir Ginette? demanda Sagol .
– Si, mais après l’avortement elle est partie vivre à Bourges. Je lui ai écrit, mais je n’ai jamais reçu de réponse.
– La photo de la jeune fille sur votre table de nuit, c’était elle ?
– Oui monsieur Sagol, elle était belle et elle attendait notre enfant.
– Vous l’aimez encore ?
– Je l’aimerai jusqu’à mon dernier souffle. Monsieur Sagol, j’ai une faveur à vous demander?
– Je vous écoute, monsieur Rigaud.
– J’ai accepté de vous rencontrer et de vous parler en toute franchise. Je voudrais que cette conversation soit comme une confidence faite dans le secret d’un confessionnal. Il ne faut pas remuer cette boue, pour Ginette, qui est en Afrique, et surtout pour les petits-enfants. Les morts doivent reposer en paix, nous leur devons ce respect.
– Vous avez ma parole, monsieur Rigaud, je suis venu ici à titre privé. J’avais ma petite idée sur votre histoire. Aujourd’hui, je vous plains tous et, comme vous, je pense qu’il faut donner sa chance à la génération suivante.
– Merci Monsieur Sagol, nous nous sommes compris.
Sagol prit congé du prisonnier. Dans la soirée, assis dans son fauteuil, son épouse le regardait rêver.
– Chéri, à quoi penses-tu lui ? demanda-t’elle ?
– Je philosophais et j’en concluais que la tradition, la religion et l’amour ne font pas souvent bon ménage.
– Je crois que tu as besoin de vacances, mon ami.
– Tu as raison, commençons tout de suite.
Il lui prit la main et l’attira vers lui pour poser un baiser sur ses lèvres.