Répondre à : KELLER, Richard – Le Huitième Soleil

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#152093
Richard KellerRichard Keller
Participant

    III

    L’enfance, un mot d’adulte inventé pour les adultes. J’assimile cette période au néant. J’évoluais dans un univers qui ne m’apportait rien. J’entrevoyais des êtres fades et béats qui se penchaient sur mon berceau. Mes parents s’inscrivaient dans cette catégorie. Ils scrutaient mon enfance à la manière d’un entomologiste. Ils surveillaient l’évolution de l’insecte et languissaient de voir la larve s’épanouir. Chaque jour procurait son lot nouveau d’expériences. L’homme inventait des tests pour mesurer l’intelligence. Hélas, la chrysalide s’obstinait. Elle ne souhaitait pas sortir du cocon pour se transformer. Je comprenais tout. Ils cédaient à la désespérance, je n’exprimais aucun sentiment, rien d’humain. Ils n’admettaient pas cet échec, eux qui misaient sur moi pour relayer leurs vies. Ils consultèrent de nombreux spécialistes en tout genre. Tout y passa. Les techniciens du cerveau, les professionnels en bizarreries se succédèrent à mon chevet. Ils essayaient de me caser dans une catégorie. La religion s’empara de mon cas. Le père Pinon, un vieux bénédictin, fut sollicité. Certains dans la famille s’étaient persuadés que le démon m’habitait. Le moine canonique officiait pour le diocèse, il exorcisait. Je me rappelle parfaitement la parodie grotesque à laquelle se livra le pauvre homme. Il réclama l’aide de mes parents. Mon père et ma mère me tenaient les mains pendant que le prêtre agitait son squelette. Je restais indifférent à ces simagrées. Je me souviens qu’il transpirait à grosses gouttes au-dessus de moi. Sa sueur perlait par tous ses pores. Il éternua et sa transpiration se transforma en eau bénite qui arrosa tout le monde. L’exorcisme revêt parfois des aspects comiques inattendus ; l’expérience ne fut jamais renouvelée. Je m’étais complètement replié sur moi-même peu après mon troisième anniversaire. Je marchais depuis peu à la grande satisfaction de tous. Le passage de la position horizontale à la station debout était envisagé comme une étape décisive. Cet épisode aurait dû déclencher un électrochoc et me rapprocher de la norme. La déception fut à la hauteur de leur attente, il se produisit peu de choses. Je continuais de satisfaire mes besoins dans mes pantalons. Par le biais de différents stratagèmes, ils avaient bien essayé de modifier mon comportement, mais je me bloquais et ne me soulageais plus pendant plusieurs jours. Ils abdiquèrent, ils ne savaient plus que faire. Je ne déambulais que quelques minutes par jour. Je passais le reste du temps recroquevillé dans un coin du parc qu’ils avaient aménagé dans une pièce. Au bout de quelques mois, ils prirent la décision de me confier à une institution spécialisée. Je m’installais pour plusieurs années dans cet endroit lugubre. L’horloge du temps absorbée par l’énorme besogne égrenait lentement ma jeunesse. Mon adaptation à cette nouvelle situation ne me posa pas de problème. Je ne manifestais ni intérêt, ni rejet, cela ne me concernait pas. Dès ma naissance, j’avais résolu la question. Ne pas réagir aux évènements qu’on ne maîtrise pas, telle était ma règle de conduite. Les éducateurs nous apprenaient des jeux afin de tester notre intelligence. Ils disposèrent devant moi les jouets les plus saugrenus, espérant susciter une lueur de curiosité de ma part. Les figures géométriques succédaient aux bouliers, les cubes s’amoncelaient devant moi, je demeurais imperturbable. Certains pensionnaires jouaient le jeu. Ils augmentaient alors la difficulté et cela se terminait invariablement par une grosse crise de nerfs. Comme je ne participais pas à cette mascarade, ils décidèrent de me coller une étiquette. Ils décrétèrent que je souffrais d’une forme proche de l’autisme. À partir de cette année-là, le ballet des blouses blanches commença. Ces éminents médecins se ressemblaient tous de par la banalité de leurs comportements. Ils se réunissaient fréquemment en conciliabule autour de moi. Chacun émettait un avis aussitôt contesté par son confrère. Ils tombaient d’accord sur un point : l’anormalité du sujet. Ce cérémonial dura des mois et des mois, ils se nourrissaient de mon cas. Afin de nous éveiller à la vie, des séances récréatives étaient organisées. Je vis défiler de nombreux amuseurs. Les semaines se succédaient et seul le visiteur privilégié changeait. Le clown remplaçait le jongleur, le conteur se substituait au magicien, ils venaient gagner leur pain. Dans cet océan monotone, une île apparaissait quelquefois. Je ne laissais rien paraître, mais je l’avoue, les musiciens me fascinaient. J’entendais une mélodie une seule fois et ma mémoire l’enregistrait. Je jouais du piano dans ma tête. Un jour, je pus enfin accéder au clavier de l’instrument. Je testais la gamme. Quelques instants plus tard, je restituai fidèlement une comptine. Depuis, la musique est devenue ma meilleure compagne. Parmi les gens qui m’ont côtoyé à l’institution, je garde un bon souvenir d’Élisabeth. Mademoiselle Dunoyer, fraîchement émoulue de l’école d’infirmières, s’occupait souvent de moi. Elle était différente des autres. Elle savait captiver ses patients et elle faisait partie de ces îlots où je me réfugiais. Elle me comprenait, elle acceptait ma personnalité et ne me jugeait pas. J’ai appris qu’elle s’était installée durablement dans un autre établissement. Elle avait rejoint le monde de l’étrangeté. Ils avaient coupé ses longs cheveux noirs et lui avaient mis la camisole. Élizabeth, pourquoi toi ? Lorsqu’ils entendirent ma prestation musicale, ils furent médusés et consentirent à me prêter leur piano de temps en temps. En contrepartie, cette autorisation était assortie de concessions de ma part. Je ne fonctionnais pas ainsi. Je regardais le clavier et son couvercle rabattu. Je n’avais rien à leur dire. Je me fabriquais un univers personnel aux murs infranchissables. Le changement de direction de l’établissement marqua un tournant dans mon séjour. Le directeur, fraîchement nommé, opta pour des méthodes plus humaines. Il pourchassa les partisans de la médication et des brimades. Il s’appuya sur une nouvelle équipe qui souhaitait innover. Je venais d’avoir dix ans. Je pus enfin consacrer mon énergie au piano. Je jouais de longues heures chaque jour. Je sortais assez souvent. Mes parents passaient me chercher le vendredi soir et me ramenaient le dimanche après dîner. Ils manifestaient leur joie de voir enfin leur progéniture s’approcher de la norme. Excepté ces week-ends familiaux, sept ans s’écoulèrent sans jamais quitter les murs gris de l’institution. Je m’évadais par la musique. La maison revêtait les couleurs de mon quotidien. La tristesse s’incrustait partout, je languissais de retourner devant le clavier.

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