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V
Isabelle Rivet venait de tourner la page de ses trente-trois ans. Elle s’amusait de ce point commun avec Jésus. Elle adorait la provocation et l’allusion à l’âge de la disparition du Christ concourait à ce jeu. J’aimais bien son côté anticonformiste. Il m’apportait un grain de folie et d’excentricité. Elle pouvait passer d’une phase sérieuse à un délire déjanté en l’espace de quelques secondes. Un aréopage de parasites se nourrissait de sa popularité. Elle s’entourait de cette cour et ne parvenait pas à s’en détacher. Isabelle incarnait la beauté. Les hommes fantasmaient sur sa plastique offerte à leurs regards. Elle mesurait un mètre soixante-dix-huit, ce qui est grand pour une femme. Durant quelques années, elle s’adonna au mannequinat. Les défilés de mode l’amusaient. Elle y trouvait toute la panoplie des sentiments humains qu’elle percevait sans se tromper. Mademoiselle Rivet possédait un sixième sens. Elle décelait rapidement le désir, la haine ou l’indifférence. Son intuition lui apporta une aide précieuse dans ses multiples activités. Sa mère, d’origine slave, lui avait transmis sa blondeur et le regard profond de ses yeux bleus. Isabelle usait et abusait de cet atout. Elle s’astreignait à une séance quotidienne de bronzage. Une pièce de son appartement était d’ailleurs aménagée à cet effet, un sauna complétait la panoplie. Le clan Rivet tenait son opulence financière d’un important patrimoine immobilier situé dans les beaux quartiers de la capitale. L’arrière-grand-père d’Isabelle avait constitué la fortune familiale grâce au commerce des bois précieux africains. Il s’était retiré progressivement lorsqu’il avait perçu les prémices de l’indépendance du continent. Ce flair exceptionnel était arrivé jusqu’à son arrièrepetite- fille. La jeune femme possédait cette caractéristique inhérente à la famille Rivet. Isabelle chercha sa voie, elle tenta diverses expériences. Elle acquit une certitude, elle réussirait en se mettant en avant. Il lui fallait vendre sa personne, le produit proposé s’appelait Isabelle Rivet. La richesse lui procura des clés pour ouvrir les bonnes portes. Elle commença sa carrière chez un dinosaure de l’audiovisuel. Le vieil homme crut reconnaître en elle son double féminin. Il lui apprit quelques ficelles et lui permit de contourner les obstacles en évitant les embûches. Elle acérait ses griffes dans l’ombre de son mentor. La disparition prématurée de son guide l’amena à se lancer. Elle souhaitait voler de ses propres ailes. La téléréalité battait son plein, elle proposa un concept à une chaîne câblée. Stratégique, elle fit appuyer sa candidature par deux coups de fil opportuns. Son carnet d’adresses se révéla d’une redoutable efficacité, ce fut son sésame vers la gloire. Au sein d’émissions à bout de souffle, elle recruta quelques jeunes collaborateurs, tous désireux de prouver qu’ils avaient mérité leur droit à une nouvelle chance. Isabelle conserva son patronyme à la ville comme à l’écran. Elle abordait des thèmes de société, agrémentés de séquences de variétés. Conformément à la tendance du moment, ses invités étaient réduits à un rôle décoratif, la vedette s’appelait Isabelle Rivet. L’audience de la chaîne s’avérait limitée pour l’appétit de la jeune femme. Une grande rivale s’employa à la débaucher. Le montant du chèque et les conditions de travail achevèrent de la convaincre de passer la vitesse supérieure. Le patron de l’antenne lui déroula le tapis rouge. Devant le matraquage médiatique, l’audimat s’emballa ; le concept plaisait à la ménagère de moins de cinquante ans. Le tourbillon l’entraîna vers des routes mal fréquentées. En fille intelligente, elle verrouilla son contrat. Elle basa toute la trame de son émission sur sa personnalité, assumant son rôle de vedette et de locomotive. Elle y accola même son nom qui devint une marque déposée. Tous voulaient participer au show d’Isabelle Rivet et cela tournait souvent à l’hystérie sur les plateaux. Nous fîmes connaissance lors de mon passage dans son programme de divertissement. Rien ne pouvait nous rapprocher, nos univers apparaissaient tellement différents. Pour imager mon propos, nos premiers échanges ressemblèrent au mariage de la carpe et du lapin. Il ne faut jamais jurer de rien, l’impossible se produisit. Toujours à la recherche de sensationnel, d’insolite et d’émotion, Isabelle passa une annonce. Elle recherchait des jeunes atteints de trisomie, d’autisme ou de difficultés de communication, qui avaient réussi à s’intégrer dans la société en devenant autonomes. L’idée paraissait généreuse. Toutefois, il restait à voir de quelle façon cette diablesse allait traiter le sujet. Maman parvint à me convaincre de témoigner et proposa de poser ma candidature. J’acceptai donc de postuler, mais je reconnais que ce fut une période difficile à gérer. L’équipe d’Isabelle s’immisça dans ma vie à la manière d’une sangsue sur une plaie. Je n’eus plus une minute à moi durant des semaines. Notre première rencontre se déroula en direct sur le plateau. En se croisant, nos regards échangèrent des messages. Elle réalisa le meilleur score d’écoute ce soir-là. Un supplément d’âme parcourut l’émission. Elle sut exploiter au mieux ses invités, ses propos sonnèrent juste et je jouai du piano à la perfection. Elle rayonnait sous les projecteurs. Hors antenne, elle vint discuter un peu avec moi et glissa dans ma poche son numéro privé. Je rentrai chez moi, épuisé et heureux. L’espace d’un soir, la célébrité m’atteignit et je m’endormis comme une masse. J’oubliai rapidement cet épisode et ne téléphonai pas à Isabelle après le show. Elle me rappela peu de temps après. Elle souhaitait que nous dînions ensemble prochainement. J’acceptai son invitation. Deux jours plus tard, un chauffeur passa me prendre à la maison. Il sonna, au moment où je regardais un vieux film sur le grand écran plasma du salon. Un pierrot funambule était assis sur un croissant de lune. Un filin tendu rejoignait une colombine reposant sur la branche d’une étoile. Je ne vis pas la fin de l’histoire, je l’imaginai. Isabelle me priva du dénouement et je pensai souvent à ces amoureux en noir et blanc. J’aurais voulu que le film recommence, mais la porte de la limousine claqua. Isabelle m’attendait calée sur le siège arrière et notre relation débuta à cet instant.