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VI
Une seule infirmière me témoignait de la sympathie. Elle me souriait et s’approchait de moi sans réticences. Les médicaments m’avaient fait perdre la notion du temps et des saisons. Je vivais dans une pièce aux murs blancs capitonnés. Le couloir était de la même teinte, le sol et le plafond aussi. Des néons éclairaient le tout. Lorsque l’on coupe le contact avec l’extérieur, la vie devient intemporelle. L’infirmière me parlait doucement. Sa musique était agréable à mon oreille. Elle me réconfortait en m’apportant un peu de sa chaleur humaine. Le traitement refroidissait mes membres. Je grelottais souvent replié dans la position foetale. Ses collègues m’empêchaient de me réfugier dans cette attitude, ils me forçaient à bouger. Elle préférait s’asseoir à côté de moi. Elle basait notre relation sur la confiance, je me dépliais un peu et je l’écoutais. Elle ne pouvait pas rester longtemps, d’autres patients attendaient ses soins et sa présence. Elle partait en s’excusant et promettait de revenir. Je désirais m’expliquer devant la justice des hommes. L’expatrié m’en a dissuadé. Il m’a exposé les raisons, je me suis rangé à son avis. Ils ne comprendraient pas. La société fait le ménage. Elle nettoie et enlève les impuretés. J’étais condamné depuis ma naissance, j’étais la tache qu’il fallait dissoudre. J’avais mal à la tête, je voulais dormir, dormir. Avant de me quitter, l’expatrié m’avait projeté des images de son périple. L’aventure se révélait exaltante, sa mémoire m’apparaissait prodigieuse. Il avait souhaité que je sache. J’en étais fier, mais je ne comprenais pas pourquoi il m’avait choisi. J’avais tenté de lui expliquer que je ne correspondais pas à l’archétype idoine. Il avait poursuivi son idée et j’étais devenu le dépositaire de son épopée. J’allais écrire sur les cahiers, consigner le récit avec fidélité, noircir les pages pour témoigner. Je savais que j’allais bientôt rejoindre le huitième soleil. La fatigue était omniprésente. Je résistais, il me restait tant de choses à vous dire. Je ne pouvais pas partir en vous laissant dans l’ignorance. Chaque ligne me rapprochait de l’expatrié. Je le sollicitais pour tenir ma plume. Grâce à lui, j’ai jeté l’encre sur les mots. J’ai griffonné nerveusement, je n’ai pas eu le temps de relire. Ils sont venus me donner deux cahiers neufs et des crayons noirs. J’ai rempli les feuilles d’écolier. Mon histoire s’est incrustée jusque dans les marges, je ne pouvais souffrir aucun espace inoccupé. Je n’ai pas numéroté les carnets. Peu importe ! le lecteur pourra aborder le rivage depuis n’importe quel endroit. Il pénétrera dans un univers inconnu et sera surpris par les révélations de l’expatrié. Il doutera certainement, puis se laissera embarquer. Il deviendra un voyageur curieux. Il verra des paysages inédits, des routes improbables et des jardins secrets. Le néon luisait au-dessus de moi, je m’éloignais de lui. Il était froid, il m’envoyait une lumière glaciale. Je rêvais du huitième soleil et je m’endormais.