Accueil › Forums › Textes › KELLER, Richard – Le Huitième Soleil › Répondre à : KELLER, Richard – Le Huitième Soleil
IX
L’expatrié s’invita souvent chez moi. Il me raconta ses relations tumultueuses avec des personnages contemporains célèbres. Au début, le scepticisme l’emporta. Au fil du récit, je m’intéressai davantage à ses révélations. Mes réticences tombèrent, le mur construit autour de moi se fissura. Il m’expliqua alors le but de notre rencontre. Je ne cessai de lui poser des questions. Il interprétait mes silences, il fut le seul à lire mes pensées, à comprendre ma complexité. Ma personnalité le fascinait, il scrutait chaque repli de mon âme. Je me trouvais mis à nu et n’opposais aucune résistance. Mon entourage s’inquiéta. Je n’absorbais aucune nourriture. Je passais mon temps en tête à tête avec l’expatrié. Je m’affaiblissais, mais je me sentais plus fort chaque jour. Cela peut sembler paradoxal, mais je m’alimentais des propos qu’il me tenait. J’écoutais patiemment, presque religieusement, son histoire. Je voulais accéder à son univers, pénétrer un monde inconnu. Je ne justifiais pas ce comportement. Nul n’aurait compris l’importance de cette initiation. Il me fallait avancer avec l’expatrié pour seul compagnon. Il voyait le déclin de mes forces. Au bout d’une semaine, il me demanda de reprendre le cours normal de ma vie. Il savait que je ne serais plus le même. Sa capacité de persuasion m’amena à me ranger à son avis. Il me quitta quelques jours. Je retrouvai mon piano. Ma musique évolua, je changeai radicalement de registre. Mon toucher devint plus complexe et certains, peu avares en superlatifs, crièrent au génie. Cela ne me concernait pas, j’entreprenais un autre voyage. Alors que je ne l’attendais pas, l’expatrié me rendit de nouveau visite. Il entra dans des explications plus élaborées, mais je ne captai pas l’intégralité de son discours. Patiemment, il les reformula jusqu’à une parfaite compréhension de ma part, notre relation ne souffrait d’aucun tabou. Il aborda le thème des émotions. Il me révéla que la plupart lui étaient étrangères. Je ne fus pas surpris, néanmoins il existait une différence fondamentale entre nous. L’expatrié ne connaissait pas les sentiments humains, moi je ne les exprimais pas. Il m’avoua avoir suivi une formation pour nous comprendre. Je trouvai ce cheminement passionnant et je voulus en savoir davantage. Cependant, l’expatrié souhaitait garder un peu de son mystère. Nos routes convergèrent parfois, elles divergèrent souvent. Il appréciait nos différences, il disait qu’elles deviendraient une source d’enrichissement au fur et à mesure des connexions. Il utilisait des formules déroutantes. Son phrasé me déconcertait. Il me révéla qu’il accomplissait une mission. Je me souviens, précisément de l’expression qu’il avait employée : il était missionné sur terre. Ces propos me firent penser à du prosélytisme religieux. Il recadra notre échange, il s’agissait simplement de philosopher et de transmettre. Une autre surprise m’attendait : il apprenait le temps. La notion de durée ne figurait pas dans son mode de fonctionnement. Je le soupçonnai de chercher à m’égarer. Pour moi, le temps faisait partie des repères de la civilisation. L’expatrié n’essayait pas de l’abolir, il l’ignorait. J’allais de découverte en découverte. Nos échanges exigeaient une concentration exceptionnelle. Il me confia qu’il incarnait la deuxième conscience de l’individu. Je voulus appréhender ces notions et il enveloppa son exposé d’explications ésotériques. Je lui demandai plus de clarté, il me donna la réponse que j’attendais. – Un aguerri peut nous découvrir. Nous appelons cela un cas de conscience et nous mettons fin à la mission. L’épuisement me gagna de nouveau. Je tombai comme une masse. À mon réveil, l’expatrié avait disparu. Je me remémorais le récit de ses rencontres avec les personnages célèbres. Les deux premiers me parurent fades, égoïstes et pervers. Il m’avait prévenu. – Le périple te réservera de nombreux étonnements. Je vais te permettre de pénétrer au plus loin, au plus profond, au plus mystérieux. Ce que tu découvriras sera à l’image de la planète. Tu côtoieras le meilleur et le pire. À toi d’en tirer profit.