Répondre à : KELLER, Richard – Le Huitième Soleil

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Isabelle fourmillait de projets. À tout moment, elle exprimait son point de vue sur les problèmes de société. Elle évoluait au milieu de la misère humaine et voulait en tirer avantage. Ce voyeurisme ne se révélait pas du meilleur goût. Je le lui répétais en boucle, mais elle persistait dans ses idées. Elle prétendait que sa marque de fabrique se trouvait là. Je n’insistais pas et me réfugiais auprès de mon piano, les notes apaisaient mon courroux.

Elle planchait sur un projet d’émission. Elle envisageait un nouveau concept importé des États-Unis. Elle était à l’affût des dernières trouvailles outre-Atlantique, pensant ainsi tenir le haut de l’affiche grâce à cette démarche avant-gardiste. Isabelle voulait proposer un programme de téléréalité qui nous mettrait en scène. Je fis part de mes réticences, notre liaison devait rester dans le domaine privé. Nous achoppions sur un profond désaccord et elle ne m’adressa plus la parole durant plusieurs jours.

Elle revint à la charge de plus belle. Sa mauvaise humeur évacuée, elle repartit dans ses funestes desseins et me communiqua son souhait. Elle voulait que je devienne son label. Je fus catégorique, il n’en était pas question. Quelle que soit la forme envisagée, je ne prêterai pas mon nom à une entreprise de ce genre. Elle ne se fâcha pas, cela me surprit. Elle choisit la méthode douce pour contourner l’obstacle. La tigresse se transforma en ourson.

Isabelle m’expliqua qu’il serait opportun pour moi de déposer mon patronyme. La notoriété risquait d’attiser des convoitises dont je ne tirerais pas profit. Des aigrefins pourraient s’en servir à mon insu. Elle me présenta les choses sous le meilleur angle et, deux jours plus tard, Rodrigue Bonifay devint un label. Ses désirs se trouvèrent exaucés.

Je m’aperçus à mes dépens du revers de la médaille. Isabelle Rivet avait manœuvré en experte, sa société représentait les intérêts de la marque Rodrigue Bonifay. Le système verrouillait ma propre personne et je me retrouvai sous contrat avec ma maîtresse. Cette situation assez rocambolesque me choqua beaucoup. Je lui confiai mon exaspération. Elle tenta de me tranquilliser en m’assurant qu’il fallait protéger mon travail du pillage médiatique.

Ses arguments ne purent me convaincre. Nous en restâmes là et le statu quo s’installa entre nous. Je savais qu’elle reviendrait à la charge tôt ou tard. Elle guettait le moment propice pour fondre sur sa proie. Ma lutte serait rapidement vaine et cela ressemblait plus à un baroud d’honneur qu’à un réel affrontement. Isabelle évolua en parfaite professionnelle de la communication. Elle laissait faire le temps lorsque la nécessité l’imposait.

Je montrai ma gêne quant à ce show télévisé permanent. Notre vie se trouvait mise en scène et je n’aimais pas ce ballet sous les feux des projecteurs. Je préférais travailler ma musique dans l’ombre. Isabelle profitait de notre couple pour réaliser de l’audience, cette mentalité me désolait.

Un soir, après avoir fait l’amour, je lui fis part de mon désir de lui faire un bébé. Elle eut un rictus révélateur. La jouissance ne lui ôtait pas sa lucidité. Elle ne voulait pas d’enfant. Je tentai de lui démontrer que l’arrivée d’un petit être cimentait les amants. Elle n’en démordit pas. Elle mit en avant son métier et conclut en déclarant qu’elle ne se sentait pas l’âme d’une mère.

Et puis, ajouta-t-elle, nous deux, nous ne sommes pas prêts.

 Ma déception grandissait avec le temps. Je repensais souvent à nos propos de cette nuit-là. L’envie de procréer hantait périodiquement mon esprit. Dans mes rêves, je voyais Isabelle, le ventre rond, et j’imaginais une petite fille blonde comme sa maman. Je fantasmais sur cette maternité tant espérée. Ma maîtresse allaitait mon enfant et je me réveillais le corps en nage, mais apaisé. Je crois qu’elle ne voulait pas d’un rejeton qui aurait pu me ressembler un peu trop. L’anormalité l’obsédait, elle craignait de mettre au monde un être bizarre. Nous n’abordâmes plus ce sujet. Isabelle ne m’aimait pas d’un amour assez profond pour accepter ma descendance, elle se servait juste de moi. Mon piano épancha ma tristesse, il pleurait pour moi. Chaque note larmoyait, elle jouait la musique de la vérité.

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