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XI
Lucien Bonifay, mon géniteur, imposait le respect. D’un aspect sévère, il se révélait identique à l’extérieur et à l’intérieur. L’homme engendrait la tristesse. Il entourait son métier du secret le plus absolu et répétait à l’envi que son statut de fonctionnaire l’obligeait à garder le silence. Il y parvenait avec brio. Il était chef, une activité respectable. Aucun détail ne filtrait à la maison sur ses attributions. Comme tous les enfants, j’imaginais son univers professionnel. Il disposait sûrement d’un grand bureau, rempli de dossiers poussiéreux, et de nombreuses secrétaires devaient s’agiter autour de lui.
La réalité s’avérait bien différente. Mon père travaillait dans un service de l’État et plus précisément au Trésor public. Il vérifiait et inspectait le contribuable. Il calculait comment prendre de l’argent aux honnêtes gens et aux autres. Dans cette activité, les amis sont rares. Il faut préciser que ce serviteur du pays voyait un fraudeur dans chaque personne. La déformation professionnelle engendre un comportement paranoïaque et ses collègues semblaient sortir du même moule.
Pour compenser une vie bureaucratique sans intérêt, il collectionnait les bouquins. Il lisait beaucoup, mais uniquement les grands auteurs. Sa haute idée de la littérature et son goût pour l’élitisme l’avaient amené à exclure les écrivains mineurs. Il était abonné à un magazine de télévision bien pensant. Son avis sur la petite lucarne était sans appel et peu de programmes trouvaient grâce à ses yeux. Il bannissait l’aspect commercial et regrettait les pionniers du petit écran. Il vivait son présent dans un rappel obsessionnel du passé, qui me ramenait inexorablement aux paroles de la chanson de Brel : « […] et on voudrait que j’aie le moral. »
Politiquement, mon procréateur se situait à gauche. Il avait sympathisé avec un parti petit-bourgeois, cela lui donnait bonne conscience. Il ne voulait pas rejoindre les élus pour le moment, car il prétendait être astreint à une obligation de réserve. Il envisageait néanmoins de s’engager lorsque l’heure de la retraite aurait sonné. Il ne resterait plus aux électeurs qu’à faire le bon choix.
Il écoutait avec recueillement la musique savante, diffusée par France musique, et n’ouvrait ses oreilles qu’avec elle. Il était sectaire et considérait les autres genres musicaux comme une expression mineure. Il ne quittait jamais cette cathédrale et son univers, délimité par ses soins, se figeait. Sa rigidité l’empêchait de voir au-delà. Sa ligne d’horizon demeurait infranchissable… « Et on voudrait que je sois malin… »
Cet homme sans concession n’acceptait pas la contradiction. Il savait tout, connaissait tout, possédait un avis sur tout. Toute discussion semblait superflue. Les pertes de temps et d’énergie suffisaient pour m’amener au renoncement. Sa culture lui laissait croire que ses arguments étaient toujours les meilleurs. Il disait qu’il m’aimait, mais l’amour ne se prodigue pas à coups de billets de banque. J’avais abdiqué bien avant ma naissance, je devais avoir deviné ce qui m’attendait dehors.
Maman avait renoncé depuis longtemps et son abnégation faisait parfois peine à voir. Elle se faufilait dans l’ombre de mon père et elle évitait de l’affronter. Tant d’années de sacrifices l’avaient façonnée pour aboutir à cette vie d’abandon, à cet oubli d’elle-même. Elle n’existait que par et pour l’autre. La composition du ciment d’un couple me fascine. Je n’arrivais pas à comprendre l’amalgame pervers qui unissait mes parents. Elle possédait un joli prénom, mais personne à la maison ne l’appelait Carole. Pour moi, elle était « maman » et mon père lui parlait en terminant ses phrases par « mon amie ».
Ma mère lisait énormément. Elle ingurgitait les bouquins avec un appétit qui frisait la boulimie. Je crois qu’ils constituaient son refuge intime. Elle devait s’évader dans un monde imaginaire pour fuir la grisaille du logis conjugal. Il fallait passer une soirée type à la maison pour se figurer l’enfer que nous vivions. Les lectures reflètent souvent la personnalité du lecteur. Il suffit d’observer le profil des acheteurs dans une librairie. L’attirance se fait par affinité. Un livre austère sera lu par des gens austères.
Ma mère parlait énormément et n’écoutait jamais les autres. Elle rattrapait les conversations qu’elle n’avait pas eues avec son époux. La compensation s’affirmait dans ce besoin vital. Au début, l’interlocuteur acceptait cette disproportion. La première expérience passée, il ne renouvelait pas la visite. Du fait de ce comportement, les amis devenaient rares et les soirées, longues.
Dans la famille, on ne s’insurgeait pas, on partait. Charlotte, ma sœur, avait compris depuis longtemps que la fuite, cette lâcheté, représentait l’unique planche de salut. Le jour de ses dix-huit ans, elle avait quitté la cellule familiale, me laissant seul avec la science et son ombre (surnoms me permettant de les identifier plus facilement).
Carole, ma mère, travaillait à mi-temps dans un cabinet d’avocats. Cet emploi lui accordait quelques heures pour s’évader de ce morne quotidien. Elle aurait voulu s’occuper toute la journée, mais mon paternel refusait obstinément. Comme d’habitude, elle avait cédé à ses injonctions. Elle disait qu’elle m’aimait, mais l’amour ne se prodigue pas à coups d’abnégation.
Je me réveillai en sueur. Dans mon rêve, je voyais une colombine glisser le long d’un câble et disparaître dans le brouillard. Cette vision me hantait fréquemment. Avec l’habitude, je m’en étais fait une compagne. Son voile blanc allait venir me recouvrir.