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#152105

XV

Je suis parti en voyage avec l’expatrié, il m’a emmené. Il m’avait prévenu que

le périple se révélerait surprenant. Je ne fus pas déçu, la promenade tant espérée se

montra sous un angle inattendu. Chaque aventure me conduisit vers une expérience

unique. Je voulais en connaître encore et encore plus, mon insatiable curiosité me

poussait toujours plus loin. Je repoussais mes limites pour aller voir au-delà. Une

porte vers le savoir s’ouvrait, je laissais les ténèbres derrière moi. L’expatrié m’avait

choisi, je me devais de progresser dans la compréhension de son histoire.

Lorsqu’il me parla de la longue marche du sel, je ne compris pas le sens de

son exposé. La conversation dévia sur la non-violence. Mon ciel s’éclaircit enfin

avec le récit concernant la grande âme. Je me souvenais d’avoir vu un reportage sur

le sujet. Il s’agissait de conter la légende du mahatma Gandhi. Je me posais une

seule question. Comment l’expatrié pouvait-il appréhender cet épisode qui avait eu

lieu voilà presque soixante-dix ans ? Il ne devait plus exister de protagoniste vivant.

Que venait faire l’expatrié dans ce récit ? Il ne me restait qu’à le lui demander.

Il me révéla l’exécution d’une mission auprès d’un disciple du leader indien.

Il me confirma la personnalité complexe du mahatma. Son existence ressemblait à

celle d’un chat. Il possédait plusieurs vies. Après une jeunesse insouciante, la

période de l’affirmation de son ambition demeura longtemps occultée. Il me

communiqua quelques anecdotes croustillantes impossibles à décrire sans offenser

sa mémoire. La ségrégation subie en Afrique devint le révélateur. Je connaissais cet

épisode et je le répétai à l’expatrié. Il me répondit qu’il me croyait plus subtil. La

restitution des faits ne revêtait aucune importance, seule L’analyse se révélait

primordiale.

En effectuant la synthèse de ses propos, je perçus en filigrane le combat pour

le pouvoir. Les luttes d’influence autour du grand guide se déroulaient à son insu et

le désespéraient. Elles n’apporteraient que malheur et désolation.

Le vieil homme ne se laissait pas bercer d’illusions. Il acceptait le tribut à

payer pour arriver à ses fins, le stratège savait faire preuve d’une grande patience.

Le temps jouait pour sa cause, il suffisait de tenir. Le jeu des courtisans et des

soupirants l’agaçait profondément, mais il n’en laissait rien paraître. Là résidait sa

solidité dans son immense force morale. Rien ne pouvait le détourner de son

chemin, sa voie se nommait émancipation.

L’expatrié me demanda mon avis sur l’action de Gandhi et l’accès à

l’indépendance. Je lui répondis qu’il ne m’appartenait pas de juger des évènements

auxquels je n’avais pas participé. Il accepta mon point de vue et me donna le sien. Il

considérait le mahatma à l’égal de Jésus. Il trouvait acceptable son comportement.

Sa conclusion me surprit beaucoup. Il déclara que Gandhi devait être assimilé à un

opportuniste. Il s’était retrouvé au confluent de deux fleuves et n’avait pas choisi

lequel emprunter. Il s’était laissé guider par le courant. Une fois embarqué dans ce

torrent tumultueux, il avait su tirer tout le parti de son embarcation. Le lit s’était

élargi et il s’était trouvé sur la barque qui conduisait son peuple vers la libération. Le

destin avait marqué l’homme et ce dernier avait gagné la partie parce qu’il devait en

être ainsi. Son mérite s’appelait l’anticipation.

Nous venions de passer plusieurs heures avec la grande âme que les Indiens

nommaient mahatma Gandhi. Cela pouvait sembler paradoxal, mais je me sentais

en pleine forme. Je crois que je venais de franchir un cap dans ma relation avec

l’expatrié.

Je voulais accéder à d’autres descriptions. Il quitta les rives du Gange pour

m’entraîner dans une contrée plus familière. La prochaine escale se déroulait en

France.

Il me parla d’un mythe et je réfléchis longuement. Il me laissa le temps de la

réflexion, car il s’attendait à ma perplexité. Il me donna un élément supplémentaire

en me demandant ce qu’évoquait pour moi le mot patrie. Je raisonnais par

association. Il me fallait trouver un personnage légendaire incarnant la Nation. Je

pensais à un grand homme contemporain qui avait fait don de sa personne au pays.

J’avançai le nom du général de Gaulle. L’expatrié disposait les indices à sa guise, il

ne s’agissait pas de cet illustre contemporain.

Je réclamai des indications complémentaires, il me parla du symbole de la

France. Je cogitais et deux idées se concurrencèrent dans mon esprit. J’hésitais entre

Jeanne d’Arc et Vercingétorix. Je commençais à comprendre la complexité de

l’expatrié. Le Gaulois me paraissait trop simple pour intéresser mon interlocuteur.

Mon pari s’avéra payant. La pucelle de Domrémy occuperait nos prochaines

conversations.

Il aborda l’histoire de la jeune femme par le petit bout de la lorgnette. Il

déclara que chaque siècle avait enjolivé la légende. Il décortiqua la position des

édiles du pays à chaque période importante du royaume et de la République. Il

m’exposa ensuite les raisons de sa sanctification. La religion avait été la première à

s’emparer du phénomène, la politique lui avait emboîté le pas avec la démagogie

inhérente à la cause à défendre. Récemment, un parti extrémiste s’était attribué le

monopole de l’action patriotique en s’octroyant le mythe.

La fatigue me gagna. Je somnolais lorsque l’expatrié m’expédia sur le toit du

monde. Un sentiment de lassitude s’installa en moi. Je voyais ces hautes montagnes

aux sommets vertigineux. L’impression de voyager au-dessus des précipices

m’envahit, je manquais singulièrement d’oxygène. Je partais à la conquête de

l’inutile et j’admirais ces conquérants qui montaient pour atteindre leur paradis.

Soudain, je me sentis léger comme une plume. La grandeur des lieux eut raison de

ma faiblesse. Je survolais un pan de l’histoire de l’humanité. L’expatrié me donnait

des clés, à moi de trouver les portes et leurs serrures.

Le bouddhisme tibétain fascinait les Occidentaux. Mon compagnon me

relata l’incroyable parcours de cette philosophie apparentée à une religion.

J’écoutais, béat, les explications de la sagesse. J’appris que plusieurs lignées

cohabitaient harmonieusement et se respectaient. La comparaison avec les religions

monothéistes s’imposait. Dans le bouddhisme tibétain, les quatre écoles se

complétaient. La tendance prédominante actuelle s’appelait Guéloug. Je cédai à une

sorte d’envoûtement devant la profondeur et la complexité de la doctrine présentée

par le dalaï-lama.

L’exposé de l’expatrié symbolisait toute la puissance de sa pensée, je ne

pouvais qu’écouter. Il disserta sur l’action des moines tibétains. Il avait fréquenté un

monastère envahi par l’occupant chinois, je restai médusé par son périple.

L’expatrié perçait les secrets les mieux préservés et je me demandais quelle serait

l’étape suivante. Je n’avais pas absorbé de nourriture depuis deux jours. Je me

nourrissais de l’aventure, je mangeais ses paroles, je buvais aux confins de

l’humanité.

Le déplacement himalayen me laissa dans un état d’anéantissement total, je

dormis deux jours d’affilée. À mon réveil, je pris un repas copieux. L’expatrié se

trouvait encore à mes côtés. Il voulait me raconter d’autres histoires et me

témoigner sa confiance.

Ce qu’il me conta aurait pu prêter à sourire. Il en fut tout autrement à l’aune du

personnage décrit par mon compère. Je me retrouvai à Paris dans une époque

contemporaine. Je reconnus rapidement l’individu dont l’expatrié brossait le

portrait. Sa connaissance du milieu politique actuel me sidéra. Sa caricature méritait

les félicitations du jury, je ne pouvais me tromper devant une telle évocation.

Il me parla longuement du petit homme. Sa position lui permettait de

s’immiscer partout, les secrets d’alcôves ne lui résistaient pas. Il me relata les ébats

amoureux de cet amant fougueux. Je retins seulement les détails de sa tenue

vestimentaire pendant le coït. Il gardait ses chaussettes qui couvraient le mollet

jusqu’au genou. Après ses ébats, chaque fois qu’il se rendait à la salle de bains, il se

regardait dans la glace et déclamait sa phrase favorite : « Bonsoir, monsieur le

président ». Sa mégalomanie était devenue telle, qu’il avait remplacé les miroirs par

ses portraits. Cette anecdote circulait déjà sous le manteau. Il ne faudrait pas céder

aux sirènes de ce trublion. Avec un tel énergumène aux commandes, le pays

s’engageait dans une voie sans issue et le peuple risquait gros.

L’écologie fit partie des thèmes abordés. L’expatrié considérait le terme de

« science » comme une imposture. Il m’expliqua son point de vue. Il me signala

qu’avant l’invention de l’avion, l’homme n’avait pas besoin d’utiliser le parachute.

La comparaison me sembla assez simpliste. En réalité, mon interlocuteur voulait

que je me penche un peu plus sur ses propos. Les appareils étaient devenus de plus

en plus sophistiqués au fil des ans et le parachute n’avait pas suivi les progrès de

l’aéronautique. Voilà ce qu’il me fallait comprendre.

La planète, mise à feu et à sang, s’était dotée d’un lance-pierre pour se

protéger d’une armée suréquipée. L’écologie luttait contre des forces

indestructibles. Le combat semblait perdu, l’utopie des chevaliers blancs ne suffisait

pas. Leur capacité de conviction se heurtait au mur de l’argent. Les barrières se

révélaient infranchissables.

L’homme détruisait pour un profit immédiat. L’expatrié classait ce

comportement comme la tare majeure de l’humanité. Les écologistes ne trouvaient

pas grâce à ses yeux. Il prétendait que la construction de l’édifice reposait sur des

bases de poussière, il fallait sans cesse étayer. La terre portait les stigmates de ces

multiples chantiers. Le détournement des fleuves révélait rapidement l’étendue des

dégâts.

Je me retrouvai désabusé par ce discours et il s’aperçut de mon désarroi. Il

me consola en m’expliquant qu’il existait un mince espoir. Je pourrais

l’accompagner jusqu’à l’aube du huitième soleil.

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