Répondre à : KELLER, Richard – Le Huitième Soleil

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#152107

XVII

J’aurais voulu qu’il me prête quelques soleils, il en avait trop chez lui. J’avais

peur de la nuit entre ces murs blancs, le contraste dans le noir m’effrayait. Je

craignais les ténèbres, elles alimentaient mes cauchemars. Des fantômes me

hantaient dans l’obscurité, je distinguais des ombres qui s’agitaient sur les carreaux

blancs de la cellule. J’essayais de ne pas crier, je savais qu’ils viendraient me faire

une piqûre. Je ne voulais pas voir la seringue s’enfoncer dans mes chairs. Mon

squelette tremblait de tous ses os, l’anxiété cédait la place à l’effroi. Je devenais fou

dans cette noirceur. J’avais regardé mon sang couler dans le lavabo, un liquide

couleur d’encre, sombre et épais. Mon malheur s’écoulait dans la vasque blanche.

L’horreur me glaça lorsque l’hémoglobine se dressa contre moi. Elle prit les

traits d’Isabelle qui riait de la farce sinistre qu’elle me jouait. Je décidai de chanter

pour fuir toutes ces idées macabres. Malgré mes chansonnettes, chaque nuit sonnait

le retour de mes visions cauchemardesques.

Ils affirmaient que j’étais malade. L’expatrié m’avait convaincu du contraire.

Il m’apportait un peu de chaleur. Je ne leur disais rien, ils n’auraient pas compris

que c’était la terre qui se trouvait mal en point. Ils inventaient chaque jour quelque

chose, la nouveauté constituait leur credo. Jusqu’à présent, ils propageaient des

maladies. Dans dix ans, ils vulgariseront les remèdes qui causeront encore plus de

dégâts et nous évoluons dans cette jungle inextricable. Où se trouvait donc le

huitième soleil ? Je désirais le rejoindre et en terminer avec mes angoisses.

Ils ont fini par m’écoeurer de la vie, de l’amour, des autres… les obstacles

s’avéraient insurmontables. À chaque franchissement, le suivant se révélait plus

difficile que le précédent. Cette épreuve sans fin m’avait usé prématurément, je ne

voulais plus jouer. La vie m’indifférait, j’avais eu trop mal, dans mon coeur, dans ma

tête. Une douleur intense me pénétra. Je souffrais trop et je demandai à l’expatrié

de me laisser partir. Lui seul voyait toute ma détresse, il percevait toutes les phases

de ma désespérance.

Dans mes songes, je la distinguais, elle se moquait de moi. Je transpirais et je

criais. Isabelle défilait dans le kaléidoscope de ma nuit. Je me réveillais en secouant

la tête pour expulser ces images. Je me rendormais et, quelques minutes après, le

processus se renouvelait. Cinq, dix, vingt fois, je devais faire face à la même

situation. Elle me narguait, je n’en pouvais plus.

Je n’osais pas leur parler. Ils auraient augmenté le traitement au détriment de

ma lucidité. Je savais que je m’affaiblissais chaque jour davantage, mais l’expatrié

estimait que le moment n’était pas venu. Il avait encore de nombreuses histoires à

me raconter. Son témoignage me passionnait et je voulais mettre toutes mes

dernières forces pour résister jusqu’au mot fin de son récit.

Seul mon piano me comprenait. Je pouvais lui confier mes peines et mes

joies. Un contact quasi charnel me liait à son clavier. Je le caressais peut-être encore

mieux qu’une femme. Il gémissait de plaisir et ses soupirs exhalaient de la pureté

dans l’extase. Nous formions un couple harmonieux, ils nous ont séparés. C’était

mieux ainsi, tu aurais trop souffert entre ces murs blancs. Ton clavier est resté

désespérément fermé, tu n’avais plus rien à dire. Nous avions tellement disserté

ensemble. Nos échanges se révélaient baroques, puis à d’autres moments, le swing

prenait le dessus. Nous possédions le rythme. Que restait-il de tout cela ?

Je jouais dans ma tête, le clavier était gravé pour l’éternité. Ils pourraient

m’attacher, me couper les doigts ou m’arracher la langue, je jouerai toujours dans

mon coeur jusqu’à mon dernier souffle. J’emmènerai mon piano voir le huitième

soleil. Nous réchaufferons nos âmes aux flammes de la joie.

Le néon blanc du plafond projetait une lumière blanche sur les murs blancs.

Dans ma camisole blanche, je comptais les carreaux blancs au travers des barreaux

du lit blanc. J’entendis des pas dans le couloir, j’ignorais qui venait. Quelle heure

était-il ? J’attendais l’expatrié.

La porte de la cellule s’ouvrit. Un défilé de blouses blanches s’attarda audessus

de moi. Je n’avais pas fière allure, ils parlèrent à voix basse. Cela ne

m’intéressait plus. Ils désignèrent dans le coin de la pièce mes cahiers à spirales

empilés. Je n’écrivais plus beaucoup, la camisole m’immobilisait trop souvent. Je

voulais remplir d’autres lignes, j’avais tant d’anecdotes à consigner.

La troupe médicale repartit sans m’adresser un mot. Ils n’avaient pas de

temps à perdre avec moi. Ils passèrent leur chemin, je ne représentais qu’une halte,

un passage obligé. Leur technique leur apportait un confort absolu. Cachets et

camisole régnaient sans partage dans cet établissement, un sinistre mouroir qui

brisait les consciences. Plus j’y pensais et plus je voulais aller vers le huitième soleil.

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