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XVIII
Dix minutes s’écoulèrent, interminables. La foule retenait son souffle, elle
regardait ce corps immobile suspendu dans les airs. Les connaisseurs trouvaient le
spectacle inhabituel. La descente du campanile se déroulait chaque année selon le
même rituel, sauf ce jour-là. Quelques esprits chagrins n’apprécièrent guère cette
entorse à la tradition. Ils s’informèrent auprès d’autres habitués. La réponse
invariable parcourait la place et revenait au questionneur, personne ne savait
pourquoi le cérémonial subissait des modifications ce matin-là.
La situation s’éternisait et les minutes paraissaient interminables surtout
debout au milieu des touristes avides de spectacle. Le pantin, vêtu d’une longue
robe blanche, se balançait toujours accroché à son fil d’acier. Sa silhouette
ressemblait à une femme. Les spéculations allèrent bon train, les rumeurs les plus
fantaisistes circulèrent parmi le flot des visiteurs. La place Saint-Marc, noire de
monde, vivait un moment particulier. Les pigeons, ne pouvant plus se poser,
tournoyaient au-dessus des badauds.
La marionnette portait un loup noir qui dissimulait son visage, sa robe
blanche flottait au vent de la lagune. La colombine, la nuque penchée en arrière et
les cheveux ébouriffés par la brise, oscillait légèrement le long du câble. Le soleil
brillait dans sa chevelure blonde, sans aucun doute, il s’agissait d’une femme.
Le service d’ordre comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal. L’arrêt
de l’acrobate au milieu du filin intriguait aussi les policiers. Le programme ne
prévoyait rien de tel. La police connaissait le planning, or le déroulement de la
descente de colombine ne correspondait pas à celui qui avait été fourni à l’équipe
du commissaire Genaro Biasini. Un inspecteur ajusta ses jumelles, il voulait vérifier
quelques détails avant de donner l’alerte et il fallait agir dans la discrétion.
Colombine était retenue par un deuxième fil, elle semblait dormir dans les
airs. L’homme ne pouvait rien distinguer d’autre, car le vent, qui agitait les
vêtements, empêchait d’apercevoir le système de fixation. En quelques instants, une
décision fut prise. Depuis le clocher du campanile, un agent de la sécurité prévint
ses collègues, il allait détacher le filin.
Un cordon de police se forma autour du plot d’arrimage du câble. Les
spectateurs furent tenus à distance non sans mal. La foule rechignait à reculer, car le
spectacle se déroulait là et chacun désirait voir la suite des évènements. Le
professionnalisme des agents de la cité vénitienne fit merveille. Ils réussirent à isoler
l’aire d’arrivée des funambules se jetant du haut du campanile.
La marionnette descendit rapidement. Le filin détaché du corps se balançait
dangereusement, fouettant l’air. Les spectateurs les plus proches poussèrent
quelques cris qui ajoutèrent à l’aspect pathétique de la chute du corps de la
colombine. Quatre hommes au sol amortirent le choc. Il s’agissait bien d’une jeune
femme ; personne ne tenta de la réanimer, elle était morte.
Le cercle se resserra autour des policiers, ils durent s’employer pour
maintenir éloignés les curieux. Le bruit parcourut la place et il se transforma au fil
des canaux. Une heure plus tard, chacun affirmait qu’une femme s’était suicidée du
haut du campanile. La rumeur se tenait mieux informée que la police, la
déformation, volontaire ou non, travestissait la vérité. Personne ne savait pour
l’instant ce qui s’était réellement produit. L’enquête commençait, les fins limiers
vénitiens allaient avoir du pain sur la planche.