Répondre à : KELLER, Richard – Le Huitième Soleil

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#152109

XIX

J’errais le long du grand canal, sans but précis, l’esprit à la dérive. La foule

m’effrayait. Un kaléidoscope de couleurs évoluait devant mes yeux, des gens

costumés me saluaient dans mon habit d’arlequin. Je fixais l’eau où se reflétait le

soleil d’hiver, mon coeur aussi épousait la saison. Les palais vénitiens se miraient

dans l’onde. Chacun avait revêtu ses plus beaux atours pour la fête nocturne et le

bal de carnaval plongerait les danseurs dans un autre siècle.

Je cherchais à prendre contact avec l’expatrié, car j’éprouvais un besoin immense de

me réfugier auprès de lui. Je déambulais dans les ruelles et m’éloignais de l’artère

principale. Venise me paraissait triste, je revins sur le grand canal. Je fuyais le flot

humain qui s’emparait de la vieille cité, mais je redoutais aussi la solitude des rues

étroites. Je ne savais plus où j’en étais.

Des gondoles passèrent devant moi, elles évoluaient avec leur grâce

habituelle. À l’intérieur, des couples costumés jouissaient de l’instant présent et

vivaient des moments de bonheur. Je me prenais à rêver d’un tel scénario avec

Isabelle. Je crois qu’elle aurait modernisé la scène, elle aimait transgresser la

tradition. Quelle fantaisie traversait cette femme !

Les exhibitionnistes défilaient sur l’eau et les quais dans leurs déguisements,

ils prenaient plaisir à se montrer. Ils étaient venus ici pour être vus et rivalisaient de

beauté. Ils paradaient et n’hésitaient pas à poser devant leurs admirateurs. Dans ce

contexte particulier et festif, chacun devenait le voyeur de l’autre et se prenait au

jeu. J’esquissais un pâle sourire face à l’objectif des photographes, il fallait donner le

change.

Isabelle était restée au campanile, je marchais seul dans les rues. Je cherchais

la place Saint-Marc du regard. Je m’éloignais d’Isabelle, mais je voulais encore la

voir dans les airs.

Nous avions décidé de tenter un pari insensé et je visualisais la séquence, un

peu à sa manière télévisuelle. Par bravade, elle avait accepté d’affronter l’interdit et

elle s’était engagée dans la folle gageure de descendre le long du filin pour atterrir

face au Palais des Doges. Jusqu’au dernier moment, elle a cru que j’allais la suivre.

Je l’ai attachée au câble, elle a enjambé le balustre en se tournant vers moi. À cet

instant, il m’a semblé qu’elle avait compris, notre histoire commune écrivait ses

dernières lignes. Isabelle m’a fixé intensément, elle m’a saisi la tête pour

m’embrasser, j’ai fait de même. Lorsque le baiser a pris fin, j’ai tiré, d’un coup sec et

violent, sa nuque en arrière. Elle n’a pas bougé, ses vertèbres cervicales ont cédé.

J’ai poussé mon passé dans le vide, elle avait presque gagné son pari.

Je n’allais pas payer l’hôtel, avec quel argent d'ailleurs ? La société de

production d’Isabelle prenait en charge les frais, puisqu’il s’agissait d’un voyage

professionnel avec le cobaye de l’émission. Le passage à la chambre ne fut qu’une

simple formalité. Je récupérai mes affaires et sortis le plus naturellement du monde.

Personne ne me demanda si je partais, les palaces savent cultiver la discrétion et

mon habit d’arlequin s’avérait un excellent sésame.

L’expatrié ne se manifestait pas. Son absence m’intriguait, il me mettait à

l’épreuve. Je devais me débrouiller tout seul et je dus reconnaître que son analyse se

révéla d’une justesse incontestable. Je devais résoudre par moi-même le problème

posé et quitter Venise le plus rapidement possible. Isabelle n’était pas funambule, sa

destinée ne tenait qu’à un fil. Elle avait perdu l’équilibre et sa vie avait basculé dans

la mort. Maintenant, je me sentais libre et j’allais retourner chez moi.

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