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XX
Depuis plusieurs jours, sans aucun contact avec lui, l’expatrié me manquait.
Il revint sans crier gare. Je somnolais lorsqu’il se manifesta. Il me parla des oiseaux.
Les volatiles le fascinaient, il considérait cette espèce animale comme un essai. La
créativité différait selon les groupes et les régions ethniques. Il avait fréquenté de
nombreuses catégories. Sa mission l’avait amené à côtoyer les individus les plus
divers. J’expliquai à mon compagnon qu’il existait une classification catégorielle. Il
me répondit que cette organisation reposait sur du vent.
L’humanité identifie quelques caractéristiques et place dans une case ceux qui
possèdent des points communs. Il faudrait plutôt tenir compte des différences.
Elles se révèlent souvent essentielles. Parfois, l’expatrié me déroutait. Je ne savais si
je devais attribuer ce flottement à ma somnolence ou à ses propos.
Il revint sur les bêtes à plumes, il les trouvait chargées de symboles. Je me
rangeai à son opinion. De nombreux mythes stimulaient l’imaginaire. Les légendes
s’entouraient de volatiles. L’homme s’est longtemps demandé par quelle magie
l’oiseau volait. Icare s’y était essayé et bien d’autres après lui.
Il s’attarda sur la colombe. Il développa ce qu’il appelait « le paradoxe de la
colombe ». Il m’exposa son point de vue et déclina sa théorie. Il trouvait que dans
nos sociétés, nous avions érigé la faiblesse en symbole. Il me relata des situations
où la colombe prenait le parti de fuir devant l’agression. Je lui rétorquai qu’il
s’agissait de protéger la paix. Il reprit son exposé en m’expliquant que cette espèce
ne s’affirmait pas. Elle n’existait que dans la confrontation puisque deux colombes
ne partageaient pas un grain de blé ; seule la première profitait de la manne. Le
paradoxe résidait dans le choix de cet animal comme symbole de paix et de pureté.
Je me trouvais à court d’arguments, il passa à un autre volatile.
Le corbeau se plaçait dans l’espèce des mal-aimés. L’uniformité de son
plumage et l’austérité de son allure n’incitaient guère à le côtoyer. Il occupait
souvent les esprits par ses noirs desseins. La lâcheté épistolaire s’était attribuée son
nom. On aurait pu lui adjoindre la prudence, approcher le corbeau n’est pas une
mince affaire.
À ses yeux, la pie en noir et blanc et le coucou gris se singularisaient par leur
comportement. La pie était renommée pour le bavardage et le chapardage, les
objets brillants l’attiraient. Il s’agissait d’une légende tenace, je n’avais jamais pu
observer de tels faits. Le coucou s’apparentait à un usurpateur, il squattait le nid des
autres en y posant ses oeufs.
La fatigue m’empêchait de me concentrer sur les déclarations de l’expatrié. Il
constata que le monde des oiseaux ne me passionnait pas, il s’employa alors à
captiver mon attention défaillante. Il compara ces animaux à la préhistoire. Il
pensait qu’il existait un abîme entre les volatiles et le reste de la civilisation
humaine.
Il me montra tout le parti que l’homme tirait de l’animal. Le pigeon voyageur
l’amusait, au même titre que les flux migratoires. Il trouvait ces grandes
transhumances folkloriques et souvent inutiles. Décidément, nous divergions dans
l’approche des phénomènes.
Il me fit part de sa surprise en comparant le faucon et la chouette. Le
premier se remarquait par ses qualités de chasseur. Dans certains pays, il faisait
l’objet d’un culte, le dieu Horus figurait dans ce panthéon. La chouette s’était
retrouvée vouée aux gémonies, malgré sa réputation de sagesse. Elle finissait son
existence clouée sur des portes par des jeteurs de sort.
Je m’interrogeais de plus en plus, l’expatrié investissait le règne animal. Sa
présence à mes côtés m’enrichissait davantage. Il évoqua le manchot qu’il
considérait très maladroit. Il me prouva que la nature se trompait. La procession de
l’oiseau sur la banquise se résumait en un seul mot : survie.
J’aurais préféré qu’il me parle du huitième soleil. Je rêvais éveillé. Je voulais
entreprendre le voyage avec lui, partir à tire d’ailes vers ce paradis, un endroit à ma
démesure, un lieu où je pourrais exister hors du regard des autres, en marge du
jugement des hommes.
Je continuais d’écouter l’orateur qui utilisait un ton familier. Sa description
du paon rappelait celle du petit ministre. Il paradait en faisant la roue avec sa queue,
ses plumes multicolores se positionnaient en éventail. Il nommait l’attitude de
l’oiseau « la fierté de l’inutile ». Il avait raison, la similitude sautait aux yeux. Je me
demandai qui s’inspirait de l’autre.
L’expatrié poursuivit son voyage à travers les Andes. Le condor y était
sacralisé alors qu’il n’était qu’un charognard. Les peuples andins avaient compris la
complémentarité des espèces et le condor s’avérait un maillon indispensable. En
Indonésie, l’aigle Garuda était devenu l’emblème de la Nation. Cette représentation
de la monture de Vishnu avait été empruntée à l’hindouisme.
Nous philosophâmes jusqu’au bout de la nuit. Au petit matin, le sommeil
nous sépara. Je dormis longtemps à en perdre la notion du temps. L’expatrié parti,
il ne me resta plus qu’à attendre sa prochaine visite, son retour du huitième soleil.