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#152110

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Depuis plusieurs jours, sans aucun contact avec lui, l’expatrié me manquait.

Il revint sans crier gare. Je somnolais lorsqu’il se manifesta. Il me parla des oiseaux.

Les volatiles le fascinaient, il considérait cette espèce animale comme un essai. La

créativité différait selon les groupes et les régions ethniques. Il avait fréquenté de

nombreuses catégories. Sa mission l’avait amené à côtoyer les individus les plus

divers. J’expliquai à mon compagnon qu’il existait une classification catégorielle. Il

me répondit que cette organisation reposait sur du vent.

L’humanité identifie quelques caractéristiques et place dans une case ceux qui

possèdent des points communs. Il faudrait plutôt tenir compte des différences.

Elles se révèlent souvent essentielles. Parfois, l’expatrié me déroutait. Je ne savais si

je devais attribuer ce flottement à ma somnolence ou à ses propos.

Il revint sur les bêtes à plumes, il les trouvait chargées de symboles. Je me

rangeai à son opinion. De nombreux mythes stimulaient l’imaginaire. Les légendes

s’entouraient de volatiles. L’homme s’est longtemps demandé par quelle magie

l’oiseau volait. Icare s’y était essayé et bien d’autres après lui.

Il s’attarda sur la colombe. Il développa ce qu’il appelait « le paradoxe de la

colombe ». Il m’exposa son point de vue et déclina sa théorie. Il trouvait que dans

nos sociétés, nous avions érigé la faiblesse en symbole. Il me relata des situations

où la colombe prenait le parti de fuir devant l’agression. Je lui rétorquai qu’il

s’agissait de protéger la paix. Il reprit son exposé en m’expliquant que cette espèce

ne s’affirmait pas. Elle n’existait que dans la confrontation puisque deux colombes

ne partageaient pas un grain de blé ; seule la première profitait de la manne. Le

paradoxe résidait dans le choix de cet animal comme symbole de paix et de pureté.

Je me trouvais à court d’arguments, il passa à un autre volatile.

Le corbeau se plaçait dans l’espèce des mal-aimés. L’uniformité de son

plumage et l’austérité de son allure n’incitaient guère à le côtoyer. Il occupait

souvent les esprits par ses noirs desseins. La lâcheté épistolaire s’était attribuée son

nom. On aurait pu lui adjoindre la prudence, approcher le corbeau n’est pas une

mince affaire.

À ses yeux, la pie en noir et blanc et le coucou gris se singularisaient par leur

comportement. La pie était renommée pour le bavardage et le chapardage, les

objets brillants l’attiraient. Il s’agissait d’une légende tenace, je n’avais jamais pu

observer de tels faits. Le coucou s’apparentait à un usurpateur, il squattait le nid des

autres en y posant ses oeufs.

La fatigue m’empêchait de me concentrer sur les déclarations de l’expatrié. Il

constata que le monde des oiseaux ne me passionnait pas, il s’employa alors à

captiver mon attention défaillante. Il compara ces animaux à la préhistoire. Il

pensait qu’il existait un abîme entre les volatiles et le reste de la civilisation

humaine.

Il me montra tout le parti que l’homme tirait de l’animal. Le pigeon voyageur

l’amusait, au même titre que les flux migratoires. Il trouvait ces grandes

transhumances folkloriques et souvent inutiles. Décidément, nous divergions dans

l’approche des phénomènes.

Il me fit part de sa surprise en comparant le faucon et la chouette. Le

premier se remarquait par ses qualités de chasseur. Dans certains pays, il faisait

l’objet d’un culte, le dieu Horus figurait dans ce panthéon. La chouette s’était

retrouvée vouée aux gémonies, malgré sa réputation de sagesse. Elle finissait son

existence clouée sur des portes par des jeteurs de sort.

Je m’interrogeais de plus en plus, l’expatrié investissait le règne animal. Sa

présence à mes côtés m’enrichissait davantage. Il évoqua le manchot qu’il

considérait très maladroit. Il me prouva que la nature se trompait. La procession de

l’oiseau sur la banquise se résumait en un seul mot : survie.

J’aurais préféré qu’il me parle du huitième soleil. Je rêvais éveillé. Je voulais

entreprendre le voyage avec lui, partir à tire d’ailes vers ce paradis, un endroit à ma

démesure, un lieu où je pourrais exister hors du regard des autres, en marge du

jugement des hommes.

Je continuais d’écouter l’orateur qui utilisait un ton familier. Sa description

du paon rappelait celle du petit ministre. Il paradait en faisant la roue avec sa queue,

ses plumes multicolores se positionnaient en éventail. Il nommait l’attitude de

l’oiseau « la fierté de l’inutile ». Il avait raison, la similitude sautait aux yeux. Je me

demandai qui s’inspirait de l’autre.

L’expatrié poursuivit son voyage à travers les Andes. Le condor y était

sacralisé alors qu’il n’était qu’un charognard. Les peuples andins avaient compris la

complémentarité des espèces et le condor s’avérait un maillon indispensable. En

Indonésie, l’aigle Garuda était devenu l’emblème de la Nation. Cette représentation

de la monture de Vishnu avait été empruntée à l’hindouisme.

Nous philosophâmes jusqu’au bout de la nuit. Au petit matin, le sommeil

nous sépara. Je dormis longtemps à en perdre la notion du temps. L’expatrié parti,

il ne me resta plus qu’à attendre sa prochaine visite, son retour du huitième soleil.

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