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XXI
La police italienne prit rapidement le relais du service d’ordre. L’organisation
voulait se montrer à la hauteur de la situation. Pendant quelques jours, Venise
serait le centre de toutes les attentions, monsieur Carnaval oblige. Il fallait présenter
au monde le meilleur visage de la cité. L’affaire s’engageait mal, cette femme aurait
pu choisir un autre endroit pour mourir, se dit le jeune inspecteur Massimo Laviso.
Il venait de fêter ses vingt-six ans et commençait sa carrière. Il travaillait sous les
ordres du commandant Licci, un brave homme un peu autoritaire.
Massimo battit le rappel des policiers en faction dans le quartier. Il devait
renforcer le périmètre d’isolement par la mise en place d’un cordon de sécurité plus
épais et plus compact. La foule agglutinée ne se lassait pas de voir et revoir le
cadavre blanc allongé sur les dalles de la place. Les badauds attendaient dans
l’espoir d’accéder à l’attraction du jour, les flashes crépitaient. Chaque photographe
espérait réaliser le scoop du carnaval, l’image la plus insolite.
Lorsqu’il put examiner de près la dépouille, il fut interpellé par
l’extraordinaire beauté de cette femme. Il ne pouvait s’agir que de l’acte d’un amant
éconduit, pensa-t-il. Le teint hâlé d’Isabelle Rivet ressortait sur le tissu blanc du
costume de colombine. Massimo voulait comprendre, mais il fallait d’abord
identifier la défunte. Un travail de fourmi attendait le jeune inspecteur. Qui était
cette blonde inconnue, suspendue entre deux mondes, qui s’était offerte à la vue
des caméras de la planète entière ?
Colombine gisait dans sa robe immaculée sur le dallage de la place Saint-
Marc. Quelques pigeons téméraires tentèrent une approche, mais ils furent
rapidement convaincus qu’il valait mieux rebrousser chemin et sévir dans d’autres
quartiers. Un policier, uniquement reconnaissable à son brassard, enleva le masque
de la victime.
Massimo Laviso venait de prendre contact avec la vraie vie au sein d’une
unité de police et il percevait ce qui l’attendrait désormais dans son métier. Le
visage confirmait l’impression générale, malgré l’empreinte de la mort. Il dégageait
un éclat particulier. Cette femme est marquée du sceau des gens racés, pensa le
jeune inspecteur, quel gâchis de disparaître dans la fleur de l’âge ! Elle devait
approximativement être âgée d’une trentaine d’années. Il était certain de ne l’avoir
jamais vue, son visage ne lui disait rien. Il possédait un don qui lui permettait
d’identifier une personne entrevue seulement quelques secondes des années
auparavant. Dans sa profession, cela constituait un atout de premier ordre.
Il demanda autour de lui si quelqu’un la connaissait. Il n’obtint pas de
réponse. Les curieux, maintenus à distance, n’apercevaient aucun détail. Ils ne
distinguaient qu’une forme blanche et une chevelure blonde. Cette inconnue
intriguait Massimo, il ne pouvait mettre un nom sur ce visage d’ange. La jeune
femme ne devait pas être de nationalité italienne, elle ne ressemblait pas aux
beautés transalpines. Il penchait pour une fille du Nord, une Scandinave ou une
ressortissante d’un pays de l’Est. L’effondrement du bloc communiste et
l’ouverture des frontières permettaient à ces citoyens, libérés du rideau de fer, de
voyager plus facilement. Oui, elle semblait être d’origine slave.
Le jeune inspecteur se perdait toujours en suppositions, lorsqu’un bateau
accosta sur le quai situé au bout de la place Saint-Marc. Il ne l’avait pas entendu
arriver. Quatre policiers débarquèrent, déplièrent un brancard et se dirigèrent vers
le campanile. L’attroupement leur servit de repère et ils se frayèrent un passage en
usant du sifflet et de l’uniforme. Une trouée se formait devant eux et se refermait
immédiatement. Ils disposèrent la civière à proximité de la jeune femme. Ils
ouvrirent un sac vert et glissèrent le cadavre à l’intérieur. La fermeture éclair scella
la housse mortuaire dans un bruit sec.
Ils surélevèrent le brancard qui se transforma en chariot, puis le cortège se dirigea
vers l’embarcation où le pilote attendait ses collègues. Le linceul vert se confondait
avec la couleur de l’eau de la lagune. Seule l’écume formée par les hélices et la
signalisation des carabinieri, peinte en blanc sur la barque, contrastaient dans ce
tableau verdâtre. Isabelle accomplissait un voyage ultime et imprévu. Pendant ce
temps, les festivités se réapproprièrent la place Saint-Marc, le carnaval reprenait ses
droits après un bref intermède.