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#152112

XXII

 La nouvelle se propagea rapidement parmi les différents services de police

chargés de la sécurité dans la cité des Doges. Les fantasmes allaient bon train sur

l’identité de l’inconnue du campanile. La belle blonde hérita de ce surnom qui

coulait de source. Elle méritait cette appellation et son exhibition aérienne laisserait

un souvenir pérenne dans les esprits des machos italiens.

Le bureau du commandant Licci s’apparentait à une tour de contrôle, il y

régnait une effervescence inhabituelle. Les hommes défilaient, les ordres fusaient, la

mécanique semblait bien huilée. Gilles et Sagol, présents dans la pièce, analysaient

d’un oeil expert le déploiement des moyens et l’orientation choisie par leurs

homologues transalpins. Les premières constatations plaçaient les méthodes de

travail sur un pied d’égalité. Les affaires criminelles se ressemblaient de chaque côté

des Alpes.

Les deux gendarmes restaient volontairement sur la réserve, ils respectaient

leur rôle d’invités privilégiés. Ce comportement leur coûtait, car ils préféraient

l’action à l’observation. Cela ne les empêchait nullement d’avoir quelques idées sur

la direction à donner aux investigations. Ils échangeaient leur point de vue sur le

sujet lorsque le commandant Licci s’approcha d’eux. En toute simplicité, il déclara

que les Français, disposant de toutes les compétences requises, participeraient à la

recherche de la vérité. Les deux hommes sourirent et se joignirent à la cellule qui

planchait dans un coin de la pièce. Ils appréciaient la complicité de leur collègue

Licci et sa volonté de les intégrer. Le séjour se déroulait dans un excellent état

d’esprit.

Chaque année, Venise enregistrait un grand nombre de meurtres et de

suicides. Cependant, l’affaire de la colombine, suspendue à un câble du campanile,

se révélait unique. La police n’avait jamais été confrontée à une situation de ce

genre. De nombreux dépressifs romantiques choisissaient la cité lacustre pour en

terminer avec les difficultés terrestres. Ils voulaient finir en beauté et marquer d’un

ultime message leur départ pour un ailleurs.

Licci prenait connaissance des maigres éléments recueillis. Le mystère restait

entier et la partie s’annonçait difficile. La ville accueillait chaque année plus de

douze millions de touristes. Le carnaval drainait des milliers de visiteurs et le pic de

fréquentation se produisait à ce moment-là. Il fallait composer avec tous ces

paramètres pour tenter de comprendre ce qui s’était réellement passé et identifier le

ou les coupables.

Dans l’attente des premiers résultats de l’autopsie, Licci et ses collègues français

visionnèrent les premières photos. Une trentaine de clichés avaient été disposés sur

une table en verre. Les trois hommes les scrutèrent attentivement, mais ils ne

révélèrent rien de passionnant ; pas le moindre indice à se mettre sous la dent. Une

série montrait la jeune femme, avec ou sans son loup noir sur le visage, étendue sur

les pavés. D’autres épreuves avaient immortalisé la victime durant sa descente sur le

filin. Les photographes s’étaient focalisés sur la colombine. Aucun cliché ne

permettait d’examiner une vue d’ensemble et surtout le sommet du campanile.

– Il serait intéressant de voir le balustre au moment où la femme bascule le

long du câble, déclara Gilles.

Le commandant Licci convint de la nécessité de récupérer d’autres photos

prises à ce moment-là. Il décida de solliciter les professionnels concernés et

ordonna à ses hommes de recenser et d’auditionner les journalistes de télévision et

les photographes de presse. Il lui paraissait impensable qu’aucune preuve n’ait été

enregistrée dans la mémoire d’un appareil numérique ou d’une caméra. La loi des

nombres l’incitait à espérer que le salut viendrait d’une photo de la scène du crime.

Toutes les troupes disponibles connaissaient leur objectif. Elles s’apprêtaient

à recueillir les déclarations des témoins et à visionner tout ce qui se rapportait à ce

meurtre. Aucune piste ne devait être écartée sans en référer aux autres membres de

la cellule. La machine se mettait en place et aucun journaliste n’échappa à la

question. Les rencontres avec les reporters, caméramans et photographes de presse

se déroulèrent dans une saine ambiance de collaboration. Quelques-uns tentèrent

d’en apprendre plus un peu plus, la chasse au scoop sévissait aussi en Italie.

Les sbires de Licci ne lâchèrent rien, ils savaient être volubiles et se taire, une

spécialité latine, en quelque sorte. Le visionnage des films ne donna rien de concret,

un seul enregistrement, d’un caméraman de la RAI, montrait le balustre du

campanile. Ils purent repérer la présence d’un personnage près de la colombine,

mais malheureusement, l’ombre ne permettait pas de distinguer clairement cette

silhouette. Le commandant tempêta contre le sort et les métiers de l’image.

– Tous des moutons de Panurge ! Ils filment la même scène alors que le

véritable événement se déroule ailleurs.

D’autres enquêteurs interrogèrent le personnel du campanile. Chaque jour,

des centaines de personnes défilaient et leur mémoire n’enregistrait pas le visage de

tous ces visiteurs. La caissière ne se souvint pas d’avoir vendu un billet à la jeune

femme blonde. En outre, son déguisement empêchait d’affirmer qu’on l’avait vue,

surtout en cette période de carnaval où l’on comptait de nombreuses colombines.

L’employée précisa que l’accès à la tour avait été interrompu pendant une trentaine

de minutes afin de permettre la descente de la vraie colombine, celle qui ouvre les

festivités sur la place chaque année. La victime avait probablement profité de son

costume pour arriver à tromper la vigilance des gardiens et monter jusqu’au clocher

malgré la surveillance.

Les policiers firent une découverte importante. Les gardes affectés au

sommet du campanile acceptaient quelques personnes pendant le spectacle. Ils

avouèrent la présence de trois ou quatre individus, mais ils ne purent en décrire

aucun. Ils bafouillèrent en expliquant que cela ne représentait aucun danger si le

nombre de spectateurs était restreint. Ils mesuraient à présent les conséquences de

leur erreur d’appréciation.

Désormais, les enquêteurs devaient essayer de retrouver les trois ou quatre

témoins de la scène. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin !

Toutefois, ils avancèrent une hypothèse. Si quatre personnes au maximum se

trouvaient dans le campanile, l’une d’entre elles étant partie par les airs,

logiquement, il en restait trois. Il aurait fallu disposer d’un signalement précis, mais

les gardes ne parvenaient même pas à affirmer s’il s’agissait d’hommes ou de

femmes et dans quelles proportions. Cette piste se transforma rapidement en

impasse.

Un travail de fourmi s’effectuait pendant que les marquis et les princesses

s’en donnaient à coeur joie et vivaient tranquillement leur passion. Le carnaval

battait son plein et les enquêteurs croisaient des centaines de gens costumés. Qui se

cachait derrière les masques de la fête ? Ils n’obtinrent pas de réponse, la

dissimulation avait envahi le pavé vénitien.

La tournée des hôtels n’apporta pas de meilleurs résultats. Du plus délabré

au plus luxueux, aucun ne se souvenait du visage de colombine. Les portiers

scrutèrent les photos en vain et l’inconnue du campanile resta mystérieuse pour eux

aussi. La difficulté résidait dans le fait qu’un nombre important de touristes se

présentait dans les pensions et les palaces en tenue de carnaval. Cela apportait un

peu de piment et de mystère, la clientèle adorait se projeter dans une autre époque.

Le déguisement participait à ce dépaysement, le jeu de rôle se substituait au

quotidien.

Dans son bureau, Roberto Licci s’assombrissait davantage au fur et à mesure

que ses subordonnés lui transmettaient leur rapport. Il devinait, à la mine de ses

collaborateurs, le résultat de leurs investigations et il enrageait de piétiner dans cette

enquête. En bon policier, il détestait ne pas trouver de solution au problème posé.

L’énigme de la jeune femme blonde le fascinait. Il attendait les enquêteurs envoyés

sur les îles, au Lido et à la Punta sabioni, car il ne fallait rien négliger, la colombine

résidait peut-être à l’extérieur de la cité.

Sagol et Gilles demandèrent à examiner le cadavre. Ils procédaient toujours

ainsi, ils arrivaient à faire parler les morts. Ils faisaient entièrement confiance à leurs

collègues italiens, mais ils savaient par expérience que la vérité se cache parfois dans

un détail infime qui en révèle d’autres. Cette méthode permettait d’envisager

l’enquête sous un angle différent et la vision de l’affaire s’en trouvait chamboulée.

Ils partirent en direction du service médico-légal qui devait pratiquer

l’autopsie de la victime. La beauté cadavérique de la jeune femme perturba les deux

hommes, elle rayonnait dans sa froideur. En dépit de leur grande expérience

criminelle, leur rendez-vous à la morgue les troubla. Ils ne desserrèrent pas les

dents pendant de longues minutes. Sagol, le premier, rompit le silence. Il déclara

que ce visage lui semblait familier, mais sa mémoire visuelle ne lui permit pas

d’approfondir. Gilles éprouvait la même sensation. Il pensait qu’il fallait transmettre

une photo au service de l’identité judiciaire, car il s’agissait peut-être d’une

ressortissante française. Ils prirent congé du médecin légiste, qui préparait

minutieusement son matériel.

Dans les locaux policiers, plus particulièrement dans le bureau de Licci,

l’ambiance n’était pas à l’euphorie. Les enquêteurs étaient revenus des îles et ils

rentraient bredouilles. Aucune prise, pas une touche, rien ! Le ciel s’obscurcissait

au-dessus d’eux et les autorités ne tarderaient pas à réclamer des résultats.

L’éternelle exigence des politiciens allait s’exprimer, ils voulaient des têtes pour

satisfaire l’électorat.

Les hommes du commandant Licci effectuaient des recoupements auprès

des gondoliers. Eux aussi voyaient et entendaient beaucoup de choses au fil de

l’eau. Ils étaient souvent témoins de confidences échangées sur les banquettes des

gondoles, dans le tumulte du grand canal ou dans le calme des petites passes. Les

amoureux oubliaient le reste du monde et se laissaient aller à parler librement en

présence de leur guide. Cependant, les gondoliers arrivèrent aux mêmes constats, ils

ne pouvaient identifier avec certitude un individu masqué et costumé. La difficulté

se révélait de plus en plus insurmontable.

Les amis des pigeons ne furent guère loquaces. Ils braillaient davantage lors

de la vente des sachets de graines de maïs. À la demande de Sagol, Licci envoya des

hommes questionner les grainetiers de Saint-Marc. Les policiers interrogèrent sans

succès une dizaine de vendeurs : ils avaient vu au moins cinquante colombines. Le

carnaval protégeait les assassins, l’anonymat permettait tous les forfaits.

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