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XXIV
Je me trouvais à bord du train qui me ramenait à Paris. Venise s’éloignait
sous le soleil couchant, la lagune avait englouti mes rêves. Mon départ de l’hôtel
s’était déroulé sans souci. J’avais rassemblé nos affaires dans la chambre et j’étais
sorti comme j’étais entré. Mon costume d’arlequin et mon masque m’avaient
permis d’évoluer incognito pendant le carnaval et c’est dans cet accoutrement que
j’avais pris place dans le compartiment-couchette que je venais d’échanger à la gare.
La préposée n’avait prêté aucune attention à ma tenue, elle devait en voir de toutes
sortes pendant les festivités.
Je revécus à mes derniers moments dans notre suite et cela me glaça le sang.
J’avais pris une douche, mu par un besoin compulsif de me purifier, comme si
j’avais été souillé par ce qui s’était produit. Sous le rideau de pluie de la salle de
bains, je devinais la présence d’Isabelle, ma compagne, ma colombine vénitienne.
Cette vision cauchemardesque me procura un mal de tête qui ne se dissipa qu’en
alternant les jets d’eau froide et bouillante.
La dernière nuit de folie passée ensemble me revint en mémoire. Isabelle m’avait
poussé à la limite de mes capacités amoureuses. Elle n’avait pas quitté son masque
de la soirée, elle avait endossé une autre personnalité. Le déguisement l’avait
transformée et elle l’avait incitée à assouvir quelques fantasmes inédits de sa part.
Elle s’était dévêtue et avait circulé dans la suite, portant pour tout vêtement, un
loup ajusté sur son visage et son parfum obsédant : un Chanel, le numéro cinq, je
crois.
Exhibitionniste et provocatrice, elle avait commandé du champagne et elle
avait ouvert au garçon d’étage dans cette tenue. Ensuite, elle s’était promenée sur le
balcon qui donnait sur le grand canal, une flûte de Mumm Cordon Rouge aux
lèvres. Saisie par le froid, la chair de poule l’avait gagnée jusqu’au bout des tétons
qui avaient durci et pointaient outrageusement. Elle était rentrée et s’était précipitée
sur moi comme une furie, sa soif de sexe s’était déchaînée. Elle avait hurlé pendant
chaque orgasme et avait crié trois fois à faire trembler les eaux du grand canal.
Le train roulait à vive allure. Nous venions de dépasser Lyon et dans deux
heures, j’arriverais dans la capitale. J’avais jeté par la fenêtre mes oripeaux
carnavalesques. Je ne voulais rien garder de ce tragique périple, je désirais tourner la
page le plus rapidement possible.
Isabelle méritait son châtiment. Elle avait usé de moi et avait fini par se
brûler à mon contact. La vie à crédit impose de payer capital et intérêts, tôt ou
tard ; elle avait soldé son compte, suspendue au câble du campanile.
Je réfléchissais à la suite des évènements. Le bruit sourd des roues sur les
rails rythmait ma réflexion. Personne ne savait que nous étions partis ensemble ;
oui, mais pour combien de temps ? Je possédais quelques longueurs d’avance, mais
l’étau risquait de se resserrer très vite autour de moi. Cela me laisserait un peu de
latitude pour organiser ma fuite, mais je ne savais pas trop où aller sans éveiller des
soupçons. Je devais choisir un endroit insolite, car je pourrais mieux brouiller les
pistes en me comportant en dehors de toute logique.
La raison m’imposait de trouver refuge dans la capitale. Paris offrait un panel
inépuisable de possibilités, mais cela paraissait trop évident. La police me trouverait
en un rien de temps, elle fourmillait. Il m’apparut incontestable que les recherches
allaient d’abord s’orienter vers nos amis communs, ensuite viendrait le tour des
relations d’Isabelle. Je me doutais que l’appartement familial ferait l’objet d’une
surveillance discrète et la ligne téléphonique serait mise sur écoute. Je décidai donc
de quitter la ville lumière et de me cacher dans la maison de campagne d’un ami de
mes parents. Mon idée me sembla la meilleure compte tenu du contexte présent.
Le bruit des roues sur les rails résonnait de plus en plus fort dans ma tête. Je
cherchais le contact avec l’expatrié, lui seul me donnerait la solution du problème.
Mon crâne devenait trop petit pour moi et j’aurais voulu transformer mon être
pour ne plus souffrir en esclave de ce corps.