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XXVI
Le docteur Lionel Bourdin effectuait sa visite quotidienne, y compris celle
des malades isolés en cellule. Il partait en vacances à la fin de la semaine et cette
perspective le rendait de fort bonne humeur. Il s’attarda plus que de coutume
auprès de Rodrigue. Ce dernier marmonnait des mots incompréhensibles. Le
médecin s’approcha et le jeune homme réagit immédiatement en adoptant une
position foetale. Le praticien essaya de le rassurer par des gestes mesurés, mais
Rodrigue ne bougea pas. Il restait sur ses gardes dans un coin de la pièce. Il se
rappelait les séances de douche froide administrées sur l’ordre de ce tortionnaire.
Le docteur se saisit d’un calepin à spirale. Rodrigue tenta de retenir son bras, mais il
ne fut pas assez prompt. Lionel Bourdin prit deux autres cahiers et salua son
malade qui continua à se murer dans le silence. La porte se referma sur l’homme
foetus.
Arrivé dans son bureau, le praticien ouvrit le premier carnet et sa surprise fut
totale. Il s’attendait à trouver un ramassis d’inepties, mais la lecture des feuillets lui
révéla une toute autre histoire. Lionel Bourdin n’aimait pas Rodrigue pour une
seule raison, il avait été le chouchou du professeur Péruchet. À ce titre, il lui faisait
payer aujourd’hui les faveurs passées, octroyées par son maître au jeune Rodrigue
Bonifay.
Néanmoins, la prose de ce dernier le sidéra. Il était rentré dans le récit et
déambulait parmi les paragraphes. Sa première réaction dissipée, il appela ses
assistants ainsi que le personnel infirmier et demanda que le patient soit toujours
approvisionné en crayons et cahiers. Il réexamina le protocole de soins, il voulait
rendre toute sa lucidité à Rodrigue.
Le docteur venait de dévorer le carnet consacré à l’Afrique et ses masques, il
ouvrit le suivant et il se surprit à lire son contenu à haute voix. L’équipe médicale
écouta religieusement, le temps était suspendu. Chacun comprit qu’il se produisait
quelque chose d’exceptionnel. La perception variait selon les individus et leur
niveau de culture et d’intelligence, mais aucun ne doutait de vivre un moment hors
du cadre habituel.
Rodrigue Bonifay s’exprimait ainsi : « Mes parents ne parlaient jamais de
Dieu, ils oeuvraient sans lui, ces mécréants. J’existais hors de l’église. La religion ne
s’intéressait pas à moi et je ne me préoccupais pas d’elle, nous étions quittes.
L’expatrié arriva comme un chien dans un jeu de quilles, il prononça des
mots inintelligibles à mon oreille. Il évoqua Dieu, les prêtres et les croyances en
général. Je venais d’ingurgiter sa démonstration africaine et voici qu’il m’apportait
un autre plat de résistance. Sa cuisine ne manquait pas de saveur. Il maniait les
ingrédients en virtuose, les sauces devenaient de plus en plus épicées.
L’homme veut toujours monter plus haut, rejoindre Dieu et parfois le
remplacer. Cette phrase me fit réfléchir longuement. Que cherchait l’homme par ce
comportement instinctif ? Mon compagnon me décrivit sa rencontre avec
différentes peuplades aux quatre coins de notre terre. L’attitude des enfants le
frappa avant tout. Dès qu’ils rencontraient un monticule, un tas de bois ou une
petite colline, les mômes grimpaient toujours plus haut. Cette quête s’inscrivait dans
les gènes, dès la petite enfance l’homme voulait atteindre le ciel et tutoyer les
étoiles. L’expatrié ne comprenait pas le concept d’un dieu, l’adoration d’une divinité
lui était difficilement accessible. Il déclara que chez lui tout le monde aurait pu
s’appeler Dieu. Il croyait que l’humain se fabriquait un dieu alibi qui permettait
toutes les dérives selon le but à atteindre. Sa vision se rapprochait de la mienne. Je
considérais Dieu comme un refuge et un guide. Il prenait le relais de la société, de la
famille, de l’éducation. Le risque résidait dans les prédicateurs, qui s’approprient la
religion pour la mettre au service d’une cause.
Il étaya ses propos en me citant en exemple les nombreux monastères,
temples et pagodes édifiés dans les montagnes plus près de Dieu. Je lui exprimai
mon désaccord sur ce point. Il s’agissait de se protéger de l’ennemi, car une
construction, édifiée sur un promontoire, se révélait moins vulnérable. Il en
convint, mais maintint son point de vue ; il n’avait pas tort.
La montagne le laissait perplexe, il voulait appréhender les fondements de
tant d’aspérités. Les alpinistes, conquérants de l’inutile, souhaitaient atteindre leur
nirvana. La pesanteur et la fatigue alourdissent le montagnard, l’épuisement et le
manque d’oxygène l’affaiblissent. Le goût du risque n’existait pas au pays du
huitième soleil. »
Lionel Bourdin referma le cahier à spirale. Sa semaine commençait
merveilleusement bien. Il décida de lire toute la prose de Rodrigue Bonifay, cela en
valait la peine. À la prochaine visite, il lui demanderait des nouvelles de l’expatrié. Il
souhaitait en savoir plus sur ce sage, philosophe à ses heures. Il lui fallait
apprivoiser le jeune homme, lui seul pourrait le conduire jusqu’au migrant.