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XXXIII
Je lui ai dit que l’eau lui ressemblait. Insaisissable, elle glisse et s’insinue. Il n’accepta pas la comparaison, il prétendit qu’elle coulait, mais qu’elle était souvent canalisée, ce qui était impossible pour le sable. Le vent du désert décidait à la place des hommes. Il préféra ce rapprochement et je dus admettre une partie de son raisonnement. Les océans, les fleuves, la neige et la glace ne l’inspiraient guère. L’expatrié n’aimait pas l’eau et cela se sentait. Il me confia qu’au pays des huit soleils, elle n’existait pas. Je lui démontrai que le précieux liquide conditionnait la vie sur la planète. Il acquiesça, mais je lui demandai des explications sur son aversion pour cet élément vital. Il trouva l’articulation du système peu efficace, son cycle lui semblait inadapté aux besoins des hommes. La répartition posait problème et il compara la banquise à une bombe à retardement. Nous savons tous qu’elle explosera un jour, mais aucun artificier ne veut désamorcer le détonateur. Nous regardons un morceau de la mèche, alors qu’il suffirait de modifier la composition de l’explosif. Il m’expliqua que l’appât du gain faisait perdre les guerres, celle de l’eau serait terrible. Je m’attendais à une démonstration passionnante sur le sujet, mais mon compagnon me parut emprunté. Je crus deviner qu’il n’arrivait pas à saisir le liquide par le bon côté. Ses observations pertinentes ne suffisaient pas, tant de choses restaient en suspens. Je différenciai deux types : l’eau de mer et l’eau douce, mais l’expatrié occulta cette distinction. Il ne me parla pas de l’évaporation et encore moins de l’infiltration. J’aurais aimé aborder avec lui des nuages et les courants marins, bref discuter de la pluie et du beau temps. Au lieu de me proposer une analyse fine et complète de la situation, il préféra m’expédier en quelques phrases. Mon amour propre égratigné, je pris congé. Ce soir-là, notre contact se révéla calamiteux. Je m’endormis en pensant longuement au huitième soleil et à l’eau. La cohabitation se passa mal, les cauchemars s’installèrent et investirent mon cerveau. Je me réveillai fréquemment et ma bouche sèche m’agaçait. Je bus cinq gobelets en me gargarisant à chaque gorgée. Le sommeil me gagna chaque fois et je ronflais quelques minutes avant de me lever en sursaut. Le docteur Bourdin m’avait restitué trois cahiers et emprunté deux autres. Mon récit devait l’intriguer, son attitude changeait à chaque visite. Il désirait pénétrer mon univers. Malheureusement pour lui, moi seul possédais l’unique clé. Mes conditions de détention s’assouplissaient de jour en jour, il essayait de m’amadouer. La camisole trouva une nouvelle victime, ils ne m’immobilisaient plus. Je n’absorbais plus de médicaments dévastateurs et je me sentais mieux que les semaines précédentes. Je ne formulai aucun commentaire sur ces changements, mais combien de temps durerait ce régime de faveur ? Je doutais de la bonne volonté du docteur, il me paraissait d’un tempérament trop versatile. L’attitude de l’expatrié et les cauchemars me perturbèrent, l’un d’entre eux constitua d’ailleurs l’épisode le plus pénible. Cette nuit-là, j’avais rêvé qu’un torrent parcourait les rues de Venise. Je voyais une robe blanche et des mains qui se tendaient sur l’eau. Je fixais les bras qui s’agitaient et le courant augmentait inexorablement. Soudain, la robe flotta au-dessus des flots déchaînés. Les palais vénitiens s’écroulaient, mais les pierres édifiaient d’autres constructions et des tombeaux émergeaient de l’onde. Le grand canal devint un immense cimetière où dérivait Isabelle. Elle était chauve et me souriait dans sa robe blanche de colombine. Elle rejetait par sa bouche édentée, d’énormes quantités de liquide transparent. Elle voulait que je vienne la rejoindre, mais je refusai la compagnie de la faucheuse. Je me réveillai et la pression lancinante cogna encore plus fort dans ma tête. Depuis cet abominable songe, la simple évocation de l’eau me glaçait les veines, l’effroi me submergeait. Je décidai de ne plus jamais prendre le bateau, je ne gagnerais pas le huitième soleil à bord d’un rafiot. Ces visions d’apocalypse affluèrent régulièrement, seule la violence de la situation différait. Je me souviens d’un soir où le rêve m’enveloppa dans un bienêtre délicieux. Je me trouvais de nouveau à Venise, les canaux exhalaient un parfum de jasmin. Les belles demeures vénitiennes troquaient leurs briques séculaires contre des myriades d’arbustes fleuris. La lumière éblouissait, les gondoliers glissaient sur un lit de lotus en fleurs. Isabelle rayonnait dans la blancheur de sa robe, ses cheveux blonds descendaient sur sa cambrure. Je marchais sur l’eau pour la rejoindre et une pluie de poussière d’or nous recouvrit dans la lagune asséchée. Mon réveil fut plus agréable qu’à l’accoutumée. L’impatience s’installait en moi, mon désir augmentait chaque jour et le huitième soleil m’obsédait. L’expatrié devait tenir sa promesse et m’emmener loin là-bas. Je ne regretterais rien, ma place se trouvait ailleurs. Mon piano me manqua, je pris l’initiative de jouer dans ma tête. Ma musique défila et mes doigts s’agitèrent. J’arrachai une double feuille au centre d’un carnet et je dessinai le clavier de mon Steinway. D’autres prisonniers avant moi avaient utilisé ce moyen de substitution pour prolonger leur passion. Je pouvais me passer des sons, car je les restituais mentalement et aucune fausse note ne venait troubler mon récital. Le docteur Bourdin ne trouva pas ces pages et c’était mieux ainsi. Il en aurait fait une interprétation hautement scientifique.