Répondre à : KELLER, Richard – Le Huitième Soleil

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#152125

XXXV

En ce lundi matin, l’ambiance dans les studios de Radio Proxima laissait deviner une tension inhabituelle. Heureusement, l’atmosphère électrique ne filtrait pas à l’antenne, sinon les auditeurs auraient rapidement changé de fréquence. La raison de la mauvaise humeur générale tenait à l’absence inopinée d’Isabelle Mallardeau, l’animatrice en charge de la tranche horaire de neuf heures à midi. Le responsable de la station arpentait la minuscule salle d’un air rageur, il n’admettait pas le retard de sa collaboratrice. La pendule murale indiquait huit heures cinquante-sept, dans trois minutes Isabelle devait prendre l’antenne et son fauteuil restait désespérément vide. Laurent Coste terminerait dans quelques instants et Lucien Bredon se décida, Laurent continuerait jusqu’à l’arrivée de mademoiselle Mallardeau. Habituellement, la jeune femme arrivait une demi-heure avant l’émission. Cela lui permettait de se préparer sans trop de stress et de procéder aux ultimes ajustements avec son chef. Il pouvait se produire des bouleversements de dernière minute dus pour l’essentiel à l’actualité. Son collègue apprécia moyennement l’obligation de la remplacer au pied levé. Célibataire, comme sa consoeur, il avait tenté de la courtiser en vain. Isabelle supportait assez mal la suffisance de ce rouquin un peu trop fade à son goût. Depuis, ils s’ignoraient et s’en tenaient à de stricts rapports professionnels. Le carillon caractéristique de Radio Proxima sonna neuf heures. Laurent profita des deux minutes d’informations pour absorber rapidement son cinquième café de la matinée. Finalement, il s’installa derrière le micro d’Isabelle avec un certain plaisir, car il désirait cette tranche horaire depuis très longtemps. La blonde semblait accaparer les faveurs du patron et une incartade comme celle-là servait ses desseins. Il précisa aux auditeurs qu’il resterait avec eux jusqu’à midi et ne fit aucun commentaire sur sa présence à la place de l’animatrice habituelle. Lucien Bredon téléphona à plusieurs reprises au domicile de la jeune femme. Il laissa des messages et le ton devint de plus en plus sec. Il essaya également de la joindre sur son portable, mais il tomba chaque fois sur la douce voix, qui susurrait quelques mots avant le bip fatidique. La boîte vocale du téléphone de mademoiselle Mallardeau se remplissait inexorablement au grand dam du responsable de l’antenne. Il capitula, estimant plus sage d’attendre que la jeune animatrice se manifeste. Laurent Coste avait été prévenu. Il risquait de se voir attribuer la matinée du mardi si sa consoeur continuait à faire la radio buissonnière. La situation n’évolua pas, le lendemain ressembla à la veille. Le patron décida de prendre le taureau par les cornes. Il n’hésita pas l’ombre d’une seconde à alerter la gendarmerie plutôt que les parents d’Isabelle. Elle était en froid avec eux depuis leur divorce et, lors de son embauche, elle n’avait pas communiqué les coordonnées de ses géniteurs. Monsieur Bredon avait abordé une seule fois le sujet avec elle et il avait vite compris qu’il convenait de lui parler d’autre chose. Depuis son arrivée à Radio Proxima, la jeune femme s’était montrée d’une ponctualité sans faille tant au niveau des horaires que des rendez-vous. Plus Lucien Bredon réfléchissait à l’absence de sa collaboratrice, plus il se disait que ce comportement ne lui ressemblait guère. Elle aimait la marginalité à condition de rester professionnelle. Il envisagea une aventure amoureuse, mais il n’avait rien remarqué dans son attitude de ces derniers jours. La deuxième matinée pesa également à Laurent Coste et il appela lui aussi Isabelle sur son portable. Prioritairement préoccupé par son avenir radiophonique, il voulait savoir à quoi s’en tenir. Le sort de sa collègue lui importait peu. Il aurait aimé batifoler avec cette belle plante uniquement pour parfaire son tableau de chasse. Il se focalisait sur son ego, pas sur ses partenaires. Lucien Bredon connaissait bien le colonel en charge de la gendarmerie centrale du département. Il réussit à le convaincre de lancer une équipe sur la piste de l’animatrice. Leur première démarche consista à se rendre au domicile d’Isabelle Mallardeau. Six hommes se déployèrent dans le hameau et inspectèrent les alentours avant de se présenter devant la maison. A priori, les volets ouverts n’indiquaient rien d’anormal. Les rares habitants déclarèrent que leur voisine ne les fermait jamais, car elle aimait laisser entrer la lumière le plus possible à l’intérieur. Deux brigadiers frappèrent à la porte, mais ils n’obtinrent aucune réponse. Le plus gradé décida de pénétrer dans la demeure. Il actionna le loquet, mais l’huis refusa de s’ouvrir. Un collègue cassa un carreau, glissa sa main et déverrouilla la serrure. Quatre gendarmes s’engouffrèrent rapidement dans l’entrée tandis que les deux autres montaient la garde à l’extérieur. Ils constatèrent un certain désordre, l’occupante laissait traîner des vêtements un peu partout. Sa garde-robe était éparpillée dans la pièce. Les petites culottes côtoyaient les pulls et les pantalons, la corbeille de linge sale débordait. Ils y trouvèrent une paire de chaussettes de tennis qui semblait appartenir à un homme. Le répondeur téléphonique clignotait, ils écoutèrent les six messages affichés. Quatre appels provenaient du responsable de la radio locale qui voyait rouge et ordonnait à la jeune femme de se manifester. Deux communications émanaient d’une certaine Claudine qui suppliait l’animatrice de la rencontrer. Ils décidèrent de tout laisser en l’état et d’inspecter les autres pièces ainsi que les dépendances. Dans une chambre à l’étage, ils firent deux découvertes intéressantes. Tout d’abord, mademoiselle Mallardeau tenait un journal et l’un des gendarmes lut la dernière phrase : « Rencontre d’un bel homme taciturne… Ce soir, je vais faire sortir le loup du bois. » Cette ultime confidence était datée du samedi huit mars. La seconde trouvaille concernait un article d’un grand quotidien découpé et glissé dans le cahier. Il s’agissait de l’arrestation d’un truand qui avait institué un trafic de drogue entre la France et l’Italie. Le journaliste citait les noms des protagonistes impliqués et il précisait que mademoiselle Isabelle M. n’était absolument pas liée, de près ou de loin, à cette affaire. La voiture était garée sous un appentis, à sa place habituelle. Les gendarmes purent ouvrir les portières, la propriétaire ne fermait jamais à clé son véhicule. La situation se compliquait. Où se trouvait la jeune femme puisque son moyen de locomotion était resté ici ? Le responsable du groupe appela la brigade de recherche et décida de faire appel à la section canine. Les maîtres-chiens arrivèrent sur les lieux une demi-heure plus tard, mais les bergers allemands ne s’avérèrent pas d’un grand secours. La pluie les empêcha de relever une piste. Néanmoins, tous les limiers, après avoir reniflé les sousvêtements et les chaussettes, s’étaient dirigés vers le piano. Le sol trop mouillé ne permit pas d’autres investigations. La brigade décida d’en rester là et de poursuivre les recherches en étudiant scrupuleusement les habitudes de la jeune femme. Certains éléments troublants demandaient à être éclaircis.

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