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XXXVI
Sagol et Gilles orientèrent leurs investigations sur l’entourage de Rodrigue. Il apparaissait indispensable de cerner au plus près ses fréquentations pour espérer résoudre l’affaire. Une course contre la montre se jouait entre les enquêteurs et le dernier compagnon de la geisha du campanile. À ce jeu, les poursuivants manquaient cruellement d’une bonne boussole pour leur indiquer la direction à prendre. En deux mots, ils tâtonnaient. La tâche ne s’avéra pas trop difficile. Le jeune homme fréquentait peu de gens hormis dans le milieu musical et il convenait de reconnaître que sa personnalité limitait les contacts. Les deux gendarmes découvrirent qu’il rendait fréquemment visite à des autistes dans une institution où il avait lui-même passé quelques années. Il venait deux fois par mois pour donner un petit récital à titre bénévole. C’était probablement sa façon à lui de transmettre à d’autres ce qu’il avait reçu et notamment cette musique qui lui avait permis de sortir de sa condition pathologique. La directrice de l’établissement confirma qu’il jouait sur le même instrument où il s’était révélé depuis bientôt quinze ans. Elle expliqua que chaque morceau qu’il exécutait sur le vieux piano constituait certainement une thérapie. Chaque fois, ses larmes tombaient sur les touches du clavier et il ne séchait jamais ses yeux mouillés. Il pleurait, mais souriait en même temps et certains pensionnaires communiaient littéralement avec lui. La rencontre avec le saxophoniste, Benny Cool, apporta quelques détails supplémentaires sur la personnalité complexe du suspect. Ces deux hommes se trouvaient musicalement dans une osmose totale. Benny savait interpréter et respecter les silences de son ami et parfois ils en venaient aux confidences. Le contraste de leurs origines et leur histoire cimentaient leur complicité. Le musicien, originaire du Lesotho, avait longtemps vécu dans la clandestinité avant de profiter de la générosité des gouvernants à son égard. Il avait été régularisé comme tant d’autres, après l’élection présidentielle. Cela le laissait totalement indifférent, sa vision du monde l’amenait à se considérer comme un citoyen de la planète. Entre deux cigarettes, Benny confia aux deux hommes quelques secrets connus de lui seul. Rodrigue voyait régulièrement sa soeur à l’insu de leurs parents. Ils se rencontraient chez lui et passaient de longues heures ensemble. Charlotte Bonifay aimait son frère. Le saxophoniste affirma aux deux gendarmes qu’une horrible histoire déchirait cette famille et les enfants souffraient par la faute de leurs parents. Les enquêteurs ne purent en savoir davantage. Ils demandèrent à Benny de transmettre un message à son ami au cas où celui-ci se manifesterait. Il promit de le ramener à la raison et de les informer, mais à quarante-neuf ans, le musicien connaissait la musique et il ferait ce que sa conscience lui dicterait. Sagol se méfiait des déclarations du ressortissant du Lesotho, il trouvait qu’il fabulait beaucoup. Gilles ne partageait pas son avis, il ne doutait pas de la sincérité des affirmations de Benny. Un tri s’imposait à eux et ils décidèrent de rendre une visite aux parents de Rodrigue, compte tenu de ce qu’ils avaient entendu. Ils voulaient démêler l’écheveau en tirant le bon fil. Carole Bonifay ouvrit la porte et ne manifesta aucun sentiment devant les agents de la force publique. Elle se contenta de les prier sobrement d’entrer. Cette femme est une ombre, pensa Gilles. Sagol s’interrogeait sur ce que cachait un tel effacement. Habituellement, la vue d’un uniforme déclenchait toujours une réaction, or la mère de Rodrigue était lisse, rien ne transparaissait de son visage. À l’instar d’une madone, elle n’avait pas d’âge, le temps s’était figé en elle. Gilles se remémora les mots de Benny Cool : « Une horrible histoire déchirait cette famille et les enfants souffraient par la faute de leurs parents. » Il tenta d’imaginer comment il pourrait extorquer des paroles supplémentaires à cette marionnette d’une autre époque. Sagol prit le relais en demandant à madame Bonifay si elle se doutait de la raison de leur visite. Elle répondit qu’il fallait s’adresser à son mari. Une telle abnégation lui fit froid dans le dos d’autant que le saxophoniste leur avait rapporté que son ami Rodrigue décrivait sa mère comme une femme très volubile. Cette information contredisait ce qu’ils pouvaient observer. Aujourd’hui, ils étaient confrontés à un mime. Lucien Bonifay reçut les deux hommes dans le salon de l’appartement et l’entretien s’avéra d’une banalité affligeante. Il se contenta de répondre à chaque question, le reste du temps il apparaissait lui aussi absent. Il ignorait où se trouvait son fils et semblait s’en soucier comme de sa première chemise. Carole, son épouse, se tenait à quelques mètres de lui, prête à satisfaire la moindre demande. Cette impression renforça le sentiment de malaise des deux amis. Gilles l’interrogea au sujet de ses deux enfants et lui demanda de leur communiquer l’adresse de sa fille, Charlotte. Il répondit qu’elle ne donnait pas signe de vie actuellement et qu’il ne possédait pas ses coordonnées. Le lieutenant revint à la charge afin de connaître les raisons de cette brouille familiale. L’homme s’en tint à la même attitude et il assura qu’il s’agissait de broutilles dues à une susceptibilité à fleur de peau. L’audition dura plus d’une heure trente. Les gendarmes prirent des notes et les époux Bonifay ne se départirent pas de leur flegme, rien ne pouvait les atteindre. Ils ne prononcèrent pas le nom d’Isabelle Rivet. Ils jouèrent la carte du mépris, Sagol et Gilles frôlèrent l’écoeurement. Le comportement de ce couple aurait mérité une analyse approfondie et ils se demandèrent qui aurait dû être placé dans une institution. La visite de la chambre de Rodrigue souleva des interrogations supplémentaires, car la décoration interpella les enquêteurs. Ils remarquèrent des colombines dessinées sur les murs et ne purent éviter d’associer ces images à celles du campanile. Cette coïncidence troublante perturba l’esprit des gendarmes. Gilles décela des taches au plafond, mais la lumière du jour empêchait d’en distinguer correctement les contours dans cette pièce haute. Sagol ferma les volets et, dans la pénombre, un ciel étoilé apparut, des étoiles phosphorescentes formaient une voûte céleste. Le jeune homme dormait dans un décor féerique et sidéral. Après avoir pris congé des parents Bonifay, les deux amis restèrent plongés dans une profonde perplexité. Ils convinrent qu’une grande singularité régnait dans cet appartement. La tristesse semblait incrustée partout, dans chaque être, dans chaque objet. Que cachait ce décor ? Quelles angoisses ou quels chagrins se dissimulaient derrière ces masques ? Une autre préoccupation les taraudait : où se terrait le jeune pianiste ?