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XXXIX
Il voulait que je lui explique la femme, vaste programme ! L’expatrié partait sur des sentiers périlleux, évoquer la moitié de l’humanité exigeait une grande concentration. Je désirais aborder le sujet, mais la tâche s’annonçait ardue. Il me promit de me dévoiler sa vision et ce serment me stimula, réveilla en moi l’envie de réfléchir sur cette part qui sommeille en chaque homme : la féminité.
Je dus avouer toute la difficulté de l’entreprise, je ne savais pas par où commencer. Dans mon imaginaire, la gent féminine me ramenait chaque fois vers la procréation. La naissance focalisa longuement ma pensée, ce miracle me paraissait extraordinaire. Hypothéquer un peu sa vie pour donner le jour à un nouvel être magnifiait le sexe opposé. Tout mon raisonnement tournait autour du nid et de la maternité. Je projetais des images d’enfants et d’allaitement, mon regard s’arrêtait lorsque le bébé se trouvait repu.
J’essayais en vain de franchir l’obstacle, je ne parvenais pas à envisager la femme autrement. L’expatrié tenta de m’expliquer qu’il s’agissait probablement d’un traumatisme survenu durant l’enfance. Je n’en crus pas un mot, mais ses propos m’inquiétèrent. La peur de me retrouver face à ma vérité m’empêchait de continuer. Mon compagnon fit preuve de tact et sa façon d’aborder ce thème me rassura.
Il prit un certain recul et employa une métaphore de façon à m’apaiser. Il me suggéra d’imaginer qu’il avait attribué un nom pour chacun des huit soleils qui éclairaient sa contrée. Nos précédents entretiens me revinrent en mémoire et je lui précisai qu’il devait les nommer pour que je comprenne mieux. Le souci du détail m’obsédait et je désirais des explications claires afin d’assimiler au mieux ses pensées.
Il m’en proposa huit et la surprise fut de taille. La révélation me laissa bouche bée et depuis je n’ai pas cessé d’y penser. Pour aborder l’éternel féminin, ce diable avait choisi, pour les sept premiers astres, des noms déconcertants : avarice, colère, envie, gourmandise, luxure, orgueil, paresse. Le huitième soleil se vit attribuer celui de plénitude. Chaque rencontre apportait son lot d’imprévu et de trouvailles inimaginables, celle-ci ne dérogeait pas à cette règle. Je méditai de longues minutes et tentai de mettre ma pensée en phase avec la sienne.
Nous reprîmes notre conversation et il commença par l’avarice. Selon lui, elle était caractérisée par la parcimonie, elle éclairait modérément. Notre premier soleil brillait de cette manière et certaines de nos femmes pouvaient s’assimiler à cet astre mesuré. Je ne connaissais pas son pays et ne pouvais le contredire. Il existait des créatures qui ressemblaient à sa description, son allégation ne pouvait se réfuter. Il passa en revue les autres soleils, son approche s’avéra ludique et instructive.
La colère s’illustrait par des coups d’éclat. L’envie convoitait souvent la place des autres. La gourmandise avalait fréquemment la lumière d’autrui. A contrario de l’avarice, la luxure se complaisait à éclairer plus que nécessaire. L’orgueil brillait encore bien plus dès lors qu’on s’intéressait à lui. Quant à la paresse, elle se débrouillait toujours pour être en veilleuse. Je m’amusais à extraire de ma mémoire des femmes que j’avais pu rencontrer et correspondant à chaque soleil. Je riais de mes découvertes et mon compagnon sollicitait un portrait détaillé de chacune. Nous saisissions les allusions dans nos propos respectifs et le jeu enrichissait l’échange.
Je crus comprendre le sens de cette allégorie et je posai une autre question. Pourquoi le huitième s’appelait-il plénitude ? L’expatrié me répliqua que la réponse se trouvait dans chacun des sept autres. Aussi, en poussant le raisonnement, la plénitude consistait à prendre le meilleur de chacun des astres, cela me parut évident. Quant à la gent féminine… Il attira mon attention sur notre religion chrétienne qui distinguait sept péchés capitaux. Devais-je comprendre qu’il n’existait qu’une femme parfaite sur huit ?
J’aurais aimé jouer la mélodie sur mon piano. La compagne de l’homme, déclinée par les interdits des croyances, m’inspirait. Je me surpris à griffonner des notes sur un cahier à spirale, je voulais laisser une trace de mon inspiration spontanée. L’éternel féminin représentait à la fois le diable et tous les fantasmes de l’homme. Que fallait-il en conclure ?
Sur ma partition, deux colombines dansaient, elles sautaient de l’une à l’autre avec élégance et légèreté. J’espaçai les lignes et les vêtements blancs flottèrent au-dessus de ma musique, mon piano souffla dans le cœur de mes belles. Dans l’allegro final, elles s’envolèrent et leurs loups noirs se posèrent sur mes arpèges.
Je me retrouvai de nouveau seul, l’expatrié était parti au premier coup de crayon. Je refermai mon carnet et me recroquevillai sur mon lit, tout n’était que blancheur autour de moi.