Accueil › Forums › Textes › KELLER, Richard – Le Huitième Soleil › Répondre à : KELLER, Richard – Le Huitième Soleil
XXXX
Les évènements se précipitèrent. Sagol et Gilles décidèrent de se rendre en
Savoie et de se joindre aux enquêteurs locaux. Ils avaient pris le temps de réfléchir
aux rebondissements de ces derniers jours. Peu à peu, ils avaient reconstitué des
bribes de vie qui les amenaient vers le dénouement, du moins l’espéraient-ils.
Élucider les affaires et retourner à Venise, tel était le credo des deux complices.
Sagol s’était longuement entretenu avec ses homologues vénitiens et
notamment le commandant Licci. Le responsable transalpin de l’enquête avançait
bien lui aussi. Il venait de retrouver Laurent Bischauf et son ami. Il séjournait dans
une clinique de Mestre depuis le jour du meurtre d’Isabelle Rivet. Son état de santé
s’était aggravé au point de déterminer son compagnon à quitter l’hôtel luxueux où
ils résidaient pour un établissement hospitalier. Le Sida faisait des ravages dans la
communauté homosexuelle et Jeff Laureen se soumettait, lui aussi, à une lourde et
astreignante thérapie. Ils ne pouvaient pas avoir assassiné la geisha, car cela
surpassait largement leurs forces.
Sagol transmit à Licci les nouveaux éléments de l’enquête et notamment les
similitudes entre les meurtres des deux Isabelle. La corrélation entre les domaines
professionnels des deux jeunes femmes interpella l’Italien. Les Français
progressaient également dans ce sens, il fallait découvrir l’origine de tels choix de la
part du meurtrier.
Gilles ne partageait pas cet avis. Il penchait pour le hasard d’une rencontre et
non pour une démarche délibérée. Un acte réfléchi nécessitait une minutieuse
préparation et aucun élément ne permettait de l’affirmer dans le cas présent. Le
présumé coupable agissait probablement seul, car les gendarmes ne possédaient pas
d’indices prouvant une quelconque complicité.
Par ailleurs, le commandant Licci leur révéla qu’un de ses collaborateurs
venait de découvrir l’hôtel où avait séjourné la colombine aux boules de geisha. La
pension Diavolo (1) (Note : diable en italien.) portait bien son nom. La deuxième
équipe qui recherchait le lieu de séjour de la victime avait fait mouche. Une langue
s’était déliée. Un garçon d’étage s’était souvenu d’une belle jeune femme blonde,
qui lui avait ouvert dans le plus simple appareil et qui portait, comme unique
parure, un loup noir. Il n’avait donc pu distinguer son visage ni celui de son
compagnon, déguisé en arlequin, qui était également masqué. Les policiers avaient
consulté les registres de l’hôtel et ils avaient noté que les frais du séjour devaient
être adressés à une société de production audiovisuelle parisienne. La boucle était
bouclée.
Gilles demanda si les fins limiers vénitiens avaient pu effectuer des
prélèvements. Licci arracha un sourire aux deux Français : deux verres et une
bouteille de champagne avaient pu être récupérés in extremis. Les résultats d’ADN,
qui devaient arriver dans les minutes à venir, pourraient confirmer l’intime
conviction des enquêteurs. Sagol pianota sur son ordinateur afin de transmettre les
analyses génétiques d’Isabelle Rivet et de Rodrigue Bonifay à ses collègues de la
lagune. Les deux gendarmes se rendirent en Savoie en voiture. Le train s’avérait plus
rapide, mais ils voulaient une totale liberté de mouvement. Durant le trajet, ils se
remémorèrent le dossier. Ils discutèrent sans discontinuer et les kilomètres
défilèrent. Le retour sur le lieu qui avait vu naître leur amitié complice les
réjouissait. Ils possédaient tellement de souvenirs communs, des moments
d’intense bonheur ou d’infinie tristesse. Ils prenaient tout comme un superbe
cadeau de la vie et espéraient en parler ensemble, avec autant de passion et
d’émotion, pendant encore de nombreuses années.
Les deux dossiers semblaient étroitement liés et ils attendaient beaucoup de
leur séjour savoyard. Ils se préparaient à examiner à la loupe les derniers mois
d’Isabelle Mallardeau.
Gilles gara la berline Peugeot dans la cour de la brigade. Un sentiment
étrange et indéfinissable gagna les deux hommes, comme s’ils rendaient visite à un
vieil ami qu’ils auraient quitté la veille. L’adjudant Riffard les accueillit devant
l’entrée ; Sagol l’avait prévenu après avoir passé le péage de La Motte-Servolex.
Les deux gendarmes, précédés de leur collègue, se dirigèrent vers leur ancien
bureau. Ils ne constatèrent pas de changements entre l’époque de Sagol et celle de
Riffard, hormis deux posters de dunes africaines. Ils échangèrent leurs
renseignements et leurs points de vue sur les deux affaires. Le Savoyard leur
apporta des informations détaillées sur le dossier d’Isabelle Mallardeau. Gilles et
Sagol procédèrent de même quant à celui d’Isabelle Rivet. Il fut convenu que, dans
un premier temps, les deux gendarmes enquêteraient de leur côté et qu’ils se
retrouveraient chaque matin pour un débriefing.
Les deux enquêteurs se rendirent ensuite à L’Hôtel du Lac pour y déposer
leurs valises et se rafraîchir avant de rallier le hameau où résidait la dernière victime.
Cet établissement, comme son nom le laissait supposer, se trouvait dans les
environs du lac du Bourget. Il dominait la contrée et la vue, depuis les chambres,
enchanta les deux hommes. La chance leur avait souri, car ils auraient dû loger à la
caserne. Cependant, les studios, habituellement attribués au personnel de passage,
faisaient l’objet de travaux de réfection. Ils avaient apprécié ce petit impondérable.
Le soleil transperçait quelques nappes de brume, qui recouvraient le lac, et le
contraste donnait au paysage un aspect surréaliste.
Dix minutes plus tard, ils se retrouvèrent sur la route, en direction du dernier
domicile d’Isabelle Mallardeau. Gilles avait pris le volant et Sagol savourait
pleinement cette escapade dans l’avant-pays. Cela lui rappelait quelques épisodes,
alors qu’il enquêtait avec son ami sur des crimes dans la région. Le printemps
pointait son nez, il offrait ses senteurs de sous-bois au travers de la vitre légèrement
baissée et Sagol entendait la rivière chanter à travers les rapides.
L’arrivée d’un véhicule de gendarmerie dans le hameau ne passa pas
inaperçue. Malgré le nombre restreint d’habitants, les deux hommes rencontrèrent
quelques autochtones. Les langues commencèrent à se délier et l’accent chantant de
Sagol fit le reste. Madame Mirkovic se lâcha et cracha tout son venin. Elle
demeurait à une centaine de mètres d’Isabelle et devait souvent se cacher derrière
ses rideaux pour guetter le moindre geste de sa voisine. Maria Mirkovic épiait tout
le monde depuis son veuvage. Son mari, un ancien mineur, avait succombé, une
quinzaine d’années auparavant, à la silicose. Chaque anniversaire de sa mort
augmentait sa rancoeur envers les autres, surtout les jeunes.
La jolie blonde n’avait pas échappé à sa vindicte. Elle avait vu un certain
nombre de choses qui ne lui plaisaient pas et elle s’empressa de les révéler aux deux
gendarmes. Elle jalousait par-dessus tout ce que représentait Isabelle, elle exécrait sa
jeunesse, sa beauté et sa réussite. Elle parla beaucoup et les deux enquêteurs
perçurent toute cette solitude passée à espionner son prochain. Cet isolement,
depuis la disparition de son époux, l’avait rendue acariâtre.
Parmi le lot de révélations de madame Mirkovic, une retint l’attention du
lieutenant Gilles. La revêche voisine évoqua la période où Isabelle Mallardeau avait
vécu avec un jeune homme, un certain Patrick. Elle prétendit que l’animatrice
l’avait entraîné dans un univers de débauche et qu’il avait dû trafiquer dans des
affaires louches pour boucler les fins de mois. Une constatation s’imposa, la veuve
détestait la victime et préférait son compagnon.
Les déclarations de madame Mirkovic confirmèrent l’article de journal découvert
par les premiers gendarmes dans la maison de la défunte. Gilles lui demanda si elle
avait vu quelque chose d’inhabituel ces derniers jours. Elle déclara qu’un soir de la
semaine précédente, elle avait entendu jouer divinement du piano et qu’elle avait
distingué des ombres par la fenêtre. Elle avait pensé qu’Isabelle devait se trouver en
galante compagnie cette nuit-là. Elle ne put éclairer davantage les deux hommes.