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XXXXI
La musique résonnait dans mon coeur, elle battait la mesure sur mes tempes.
Je jouais dans ma tête une mélodie inachevée et je butais sur des notes qui me
rappelaient ma douleur. Ils m’avaient tout enlevé et je survivais grâce à mon piano.
Il m’arrimait à la vie, je flottais au-dessus des touches et je m’agrippais à ses
arpèges. Ma joie de vivre s’exprimait dans le toucher du clavier. J’avais tout montré
de moi sur ce damier bicolore, les noires et les blanches virevoltaient. Mes caresses
lui avaient arraché des soupirs d’aise, ma fougue l’amenait au paroxysme.
Depuis, la musique s’était fait ombre, elle s’était cachée dans la nuit carcérale
et, telle une note finissante, ma flamme vacillait et s’épuisait au vent mauvais. Je
rêvais d’une sonate au clair de lune, d’un prélude à l’après-midi d’un faune, mais le
cauchemar survint. Colombine me nargua, son voile ondula dans la brise qui
provenait de la lagune. Une sueur froide me recouvrit, je me réveillai trempé et
grelottant. J’implorai la délivrance, je conjurai l’expatrié de venir à ma rencontre.
La lumière du couloir projetait dans la chambre un pâle halo, j’en profitai
pour m’approcher. Enroulé dans l’unique couverture, je pris un carnet à spirale et
j’écrivis toute la nuit. L’expatrié avait enveloppé ma main dans la sienne, il me
sembla que le jour du huitième soleil se rapprochait, je me tenais prêt. Ici, tout
n’était que méchanceté, perversion et calcul, la naïveté constituait une tare, j’étais
taré.
Nous dissertâmes longuement sur la finalité de la musique et ses différents
styles musicaux. Sa perception des sons différait sensiblement de la mienne, oreille
absolue oblige. Je tentai de lui expliquer que toute la palette des sentiments se
trouvait dans tous les instruments, même le plus petit. Il s’agissait d’un langage
universel. Les musiciens se comprennent toujours entre eux malgré les barrières de
races, de cultures et de continents.
Il m’écouta longuement et convint qu’il avait vu des humains rire, chanter ou
pleurer sur l’interprétation d’une oeuvre. Cela le rendit dubitatif, mais mes
explications levèrent ses derniers doutes.
Je lui décrivis l’intense bonheur que me procurait la musique. Elle était ma
langue, ma famille et ma voie. Ce qui me plaisait dans ce mode d’expression se
résumait en deux mots : le piano. Je lui faisais dire ce que je ne pouvais pas
extérioriser par ma bouche. Il jouait le rôle de mon interprète et, en retour, je le
servais au meilleur de mes possibilités. Nous avions conclu un contrat tacite, il me
protégeait et je le magnifiais, le marché semblait équitable.
Je composais dans ma tête et décidai de retranscrire sur le cahier ce
témoignage qui resterait après mon départ pour le huitième soleil. Je demandai à
l’expatrié quelle musique je pourrais interpréter au pays des huit astres, quel genre
conviendrait le mieux. Il éluda ma question. Nous parlâmes encore et encore et je
m’endormis devant la porte.
L’infirmière du matin me trouva dans cette position et hésita à me réveiller.
Je pense qu’elle appréhendait ma réaction. J’étais dans le cirage le plus complet, elle
m’aida à me diriger vers le lit et je m’allongeai sans discuter. L’expatrié était reparti
et il ne m’avait rien promis de plus que la fois précédente. Mes réserves s’épuisaient
et trop de colombines venaient déranger mes pensées.
J’imaginais mon arrivée dans le pays de mon compagnon. Il me présenterait
à tous ses amis et je jouerais pour eux. Je crois que j’associerais Mozart et Chopin à
ce voyage. Ils résonneraient de soleil en soleil pour ne former qu’une ronde de
notes ininterrompues ; j’inventerais la musique intersidérale. Il faudrait que
j’emporte mon piano là-bas, j’espérais qu’il y aurait de la place pour lui.
Toute la journée fut difficile, la fatigue m’obligeait à dormir par
intermittence. J’appris par l’infirmière que le docteur Bourdin avait effectué sa visite
pendant mon sommeil. Il avait regardé attentivement mes écrits de la nuit et, en
mélomane, s’était déclaré impressionné par ma composition intitulée Brumes
vénitiennes. Il en avait fait une photocopie, car il voulait jouer ce morceau chez lui.
Patricia Bertal, qui était arrivée depuis peu dans le service, possédait la
fraîcheur des débutantes. Elle venait de fêter ses vingt-quatre ans et je la trouvais
belle à croquer. Sa blondeur et ses yeux verts agrémentaient ce charme naturel. Elle
me rappelait des blondes que j’avais connues dans d’autres circonstances. Je me la
représentais uniquement vêtue d’un voile blanc et d’un loup noir, penchée audessus
de moi. Si seulement elle avait voulu, mais je n’osai le lui demander. Elle
s’évapora dans un sourire et je me rendormis heureux comme un bébé. Je l’aurais
bien emportée dans mes bagages pour le voyage vers le huitième soleil.