Répondre à : KELLER, Richard – Le Huitième Soleil

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XXXXI

La musique résonnait dans mon coeur, elle battait la mesure sur mes tempes.

Je jouais dans ma tête une mélodie inachevée et je butais sur des notes qui me

rappelaient ma douleur. Ils m’avaient tout enlevé et je survivais grâce à mon piano.

Il m’arrimait à la vie, je flottais au-dessus des touches et je m’agrippais à ses

arpèges. Ma joie de vivre s’exprimait dans le toucher du clavier. J’avais tout montré

de moi sur ce damier bicolore, les noires et les blanches virevoltaient. Mes caresses

lui avaient arraché des soupirs d’aise, ma fougue l’amenait au paroxysme.

Depuis, la musique s’était fait ombre, elle s’était cachée dans la nuit carcérale

et, telle une note finissante, ma flamme vacillait et s’épuisait au vent mauvais. Je

rêvais d’une sonate au clair de lune, d’un prélude à l’après-midi d’un faune, mais le

cauchemar survint. Colombine me nargua, son voile ondula dans la brise qui

provenait de la lagune. Une sueur froide me recouvrit, je me réveillai trempé et

grelottant. J’implorai la délivrance, je conjurai l’expatrié de venir à ma rencontre.

La lumière du couloir projetait dans la chambre un pâle halo, j’en profitai

pour m’approcher. Enroulé dans l’unique couverture, je pris un carnet à spirale et

j’écrivis toute la nuit. L’expatrié avait enveloppé ma main dans la sienne, il me

sembla que le jour du huitième soleil se rapprochait, je me tenais prêt. Ici, tout

n’était que méchanceté, perversion et calcul, la naïveté constituait une tare, j’étais

taré.

Nous dissertâmes longuement sur la finalité de la musique et ses différents

styles musicaux. Sa perception des sons différait sensiblement de la mienne, oreille

absolue oblige. Je tentai de lui expliquer que toute la palette des sentiments se

trouvait dans tous les instruments, même le plus petit. Il s’agissait d’un langage

universel. Les musiciens se comprennent toujours entre eux malgré les barrières de

races, de cultures et de continents.

Il m’écouta longuement et convint qu’il avait vu des humains rire, chanter ou

pleurer sur l’interprétation d’une oeuvre. Cela le rendit dubitatif, mais mes

explications levèrent ses derniers doutes.

Je lui décrivis l’intense bonheur que me procurait la musique. Elle était ma

langue, ma famille et ma voie. Ce qui me plaisait dans ce mode d’expression se

résumait en deux mots : le piano. Je lui faisais dire ce que je ne pouvais pas

extérioriser par ma bouche. Il jouait le rôle de mon interprète et, en retour, je le

servais au meilleur de mes possibilités. Nous avions conclu un contrat tacite, il me

protégeait et je le magnifiais, le marché semblait équitable.

Je composais dans ma tête et décidai de retranscrire sur le cahier ce

témoignage qui resterait après mon départ pour le huitième soleil. Je demandai à

l’expatrié quelle musique je pourrais interpréter au pays des huit astres, quel genre

conviendrait le mieux. Il éluda ma question. Nous parlâmes encore et encore et je

m’endormis devant la porte.

L’infirmière du matin me trouva dans cette position et hésita à me réveiller.

Je pense qu’elle appréhendait ma réaction. J’étais dans le cirage le plus complet, elle

m’aida à me diriger vers le lit et je m’allongeai sans discuter. L’expatrié était reparti

et il ne m’avait rien promis de plus que la fois précédente. Mes réserves s’épuisaient

et trop de colombines venaient déranger mes pensées.

J’imaginais mon arrivée dans le pays de mon compagnon. Il me présenterait

à tous ses amis et je jouerais pour eux. Je crois que j’associerais Mozart et Chopin à

ce voyage. Ils résonneraient de soleil en soleil pour ne former qu’une ronde de

notes ininterrompues ; j’inventerais la musique intersidérale. Il faudrait que

j’emporte mon piano là-bas, j’espérais qu’il y aurait de la place pour lui.

Toute la journée fut difficile, la fatigue m’obligeait à dormir par

intermittence. J’appris par l’infirmière que le docteur Bourdin avait effectué sa visite

pendant mon sommeil. Il avait regardé attentivement mes écrits de la nuit et, en

mélomane, s’était déclaré impressionné par ma composition intitulée Brumes

vénitiennes. Il en avait fait une photocopie, car il voulait jouer ce morceau chez lui.

Patricia Bertal, qui était arrivée depuis peu dans le service, possédait la

fraîcheur des débutantes. Elle venait de fêter ses vingt-quatre ans et je la trouvais

belle à croquer. Sa blondeur et ses yeux verts agrémentaient ce charme naturel. Elle

me rappelait des blondes que j’avais connues dans d’autres circonstances. Je me la

représentais uniquement vêtue d’un voile blanc et d’un loup noir, penchée audessus

de moi. Si seulement elle avait voulu, mais je n’osai le lui demander. Elle

s’évapora dans un sourire et je me rendormis heureux comme un bébé. Je l’aurais

bien emportée dans mes bagages pour le voyage vers le huitième soleil.

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