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XXXXII
En ce mardi, l’église de la Madeleine fit le plein, le monde du show-biz s’était
déplacé pour rendre un ultime hommage à Isabelle Rivet. Le corps de la jeune
femme avait effectué son dernier voyage par la route, les autorités italiennes ayant
enfin donné le feu vert après quelques journées pénibles pour la famille. La police
transalpine avait opposé les besoins de l’enquête et refusé par trois fois le
rapatriement de la dépouille de la geisha du campanile. La quatrième demande
s’était révélée la bonne. Un obscur gratte-papier avait apposé un tampon sur un
document et Isabelle avait pu voyager tout à loisir.
Le milieu de la télévision et celui des artistes dévoilèrent toute leur perversité
et leur cruauté dans ces circonstances. Il fallait se montrer et assurer son avenir en
passant un petit moment en compagnie de celui ou celle que l’on haïssait le plus.
Des amitiés sincères et l’impérieuse nécessité de se faire voir cohabitaient en
silence. Parfois, une pique insidieuse, lancée à voix basse, pimentait le cérémonial.
Certains adoptaient la panoplie funèbre avec lunettes de circonstance. On se serait
cru en plein tournage d’un film à gros budget, les pointures arpentaient le parvis.
La dernière demeure d’Isabelle était immaculée : un cercueil simple dont la
couleur se révélait conforme à colombine. D'ailleurs, la plupart des personnes
présentes à la cérémonie s’étaient habillées dans le même ton, la blancheur dominait
en ces lieux. Des consignes avaient circulé dans les soirées mondaines. Il fallait se
vêtir de blanc, afin d’honorer la geisha du campanile dans la pureté. Cela faisait
sourire certains qui connaissaient l’histoire de la découverte des boules. Le Tout-
Paris se gaussait des perversions de la défunte et les commérages allaient bon train.
Beaucoup se demandaient si ces accessoires tant décriés reposaient dans la boîte
blanche auprès de leur propriétaire.
Le quatuor rapproché se reconstitua pendant quelques minutes seulement.
Malgré l’épuisement dû à la maladie, Laurent Bischauf avait quitté l’Italie dans une
ambulance, avec son ami, Jeff Laureen, et souffrait au deuxième rang. Il jouait sa
partition finale.
Louis Michalet venait de se réveiller et baillait à ses côtés. Visiblement, sa
nuit trop courte se poursuivait dans l’église et il luttait désespérément pour ne pas
s’endormir devant toute l’assistance. Le manque de sommeil et l’abus de produits
stimulants provoquaient des spasmes qu’il ne maîtrisait plus depuis longtemps.
Brigitte Monal avait opté pour la sobriété et elle s’était drapée dans une robe
blanche aussi moulante qu’à l’accoutumée. Des lunettes noires cachaient son visage
et des larmes coulaient le long de ses joues, laissant apparaître quelques taches
sombres sur son corsage. Olivier Sadorlou relisait l’éloge funèbre qu’il devait
prononcer, seul volontaire de la bande des quatre.
À gauche du cercueil, la famille d’Isabelle se recueillait au premier rang. Le
seizième arrondissement s’était réuni ici. Des parents, oubliés depuis longtemps,
avaient pointé le bout de leur nez et pris place aux côtés de papa et maman. C’est
fou le nombre de gens qui vous regrettent et qui s’intéressent à vous lors de votre
grand voyage ! On pouvait trouver pêle-mêle tout ce que la haute bourgeoisie
pouvait engendrer. Les avocats côtoyaient les professeurs en médecine ; les
universitaires coudoyaient les artistes et les politiques. Bref, l’élite de la Nation était
concentrée sur quelques bancs de l’église.
Le vieil édifice continuait à se remplir. Au cinquième rang, deux hommes en
costume sombre se concertaient à voix basse. Il s’agissait du lieutenant Gilles et de
l’adjudant-chef Sagol qui avaient souhaité assister aux obsèques. Ce dernier estimait
ce moment très instructif pour la suite de l’enquête et il ratait rarement une
cérémonie. La vérité se travestissait difficilement dans l’intensité de l’émotion et le
tricheur se décelait immédiatement.
Ils passèrent discrètement l’assistance en revue. Ils n’étaient pas habitués à
évoluer dans ce milieu et, justement, cet aspect les motivait davantage. Ils mirent en
place quelques hommes en civil, au cas où Rodrigue viendrait assister à la messe. Il
ne se présenta ni à la cérémonie, ni au cimetière.
Laurent Bischauf fut victime d’un malaise et fut évacué par le SAMU. Sa
maladie approchait du terme et il savait qu’il rejoindrait très prochainement son
amie, rallongeant ainsi la liste des disparus prématurément. Il disait souvent qu’il
avait bien joué, qu’il avait perdu et qu’à ce jeu il n’existait pas de gagnant.
L’irruption des hommes en blanc, pendant la cérémonie, avait jeté un froid
dans l’assistance. Ceux qui n’étaient pas informés cherchaient à connaître l’identité
du malade et à passer en revue ses relations. Cet intermède permit aux deux
gendarmes de mieux s’imprégner des personnalités présentes et du nombre
impressionnant de célébrités dispersées autour d’eux.
Le cérémonial était grandiose et il fallait paraître. Le soir même, les chaînes
de télévision diffuseraient des images de ces obsèques. Les professionnels de la
compassion et de la tristesse sur commande parleraient et viendraient s’exposer en
n’omettant pas de mettre en avant leur dernier produit à vendre. Ils saisissaient
chaque occasion leur permettant de se montrer sans bourse délier.
Des tentures noires, ornées d’un I et d’un R blancs entrelacés, formaient un
couloir d’une dizaine de mètres et recouvraient une partie des marches. Les pans de
tissu flottaient au vent et les initiales d’Isabelle Rivet ondulaient comme la longue
robe de colombine suspendue au câble du campanile.
Deux employés des pompes funèbres montaient la garde à l’entrée de cette
allée drapée. Un plaisantin les surnomma les gardes suisses du Vatican. On aurait
dit l’enterrement d’un prince sous le régime de la royauté, car ce décor rappelait les
fastes d’époques révolues. Une caste utilisait ce décorum pour se reconnaître dans
ces circonstances solennelles.
Le vicaire Bricoine, porte-parole de l’épiscopat et grand spécialiste en
mondanités et médias, célébra la messe. Il montra ses talents d’orateur et profita lui
aussi de l’aubaine pour se hisser en haut de l’affiche. Il encensa la disparue et, à la
fin de la cérémonie, Jeanne d’Arc se trouva reléguée au rang de faire-valoir. Une
nouvelle sainte était née, elle se nommait Isabelle Rivet. L’ecclésiastique brossa un
portrait où toutes les qualités de la défunte furent mises en exergue, aucune tache
ne vint ternir l’icône. Personne ne fut dupe, il s’agissait d’un spectacle. Avec une
telle mise en scène, l’orateur se devait d’assurer une parfaite représentation et son
homélie frisa la perfection.
Les grandes orgues rythmèrent la cérémonie et quelques croyants épris de
compassion reçurent la communion. Olivier Sadorlou prononça un éloge funèbre
empreint d’une sincère émotion contenue. Il peignit un portrait touchant de sa
défunte amie.
La bénédiction du cercueil dura de longues minutes. La foule disciplinée se
déploya sur toute l’allée centrale. Certains bénissaient en effectuant le signe de croix
tandis que d’autres se prosternaient simplement en marquant un temps d’arrêt
avant de faire demi-tour.
Le requiem, célébrant en grandes pompes la fin de la cérémonie, égrena
lentement ses notes solennelles. Chacun se prépara pour la sortie, conscient de son
rôle à tenir. Il importait de paraître, ils étaient venus pour ça. Le vicaire Bricoine
accompagna les personnalités sur le parvis. Demain, le gratin du show-biz
retournerait à ses occupations et ses paillettes et Isabelle reposerait à jamais.
Sagol et Gilles furent déçus par cet enterrement. Ils pensaient trouver de la
matière, ils n’avaient assisté qu’à des mondanités. Le meurtrier présumé ne s’était
pas déplacé et il ne restait guère que le cimetière du Père-Lachaise pour espérer
découvrir quelques indices.
Un discret filtrage avait été mis en place autour de la tombe et l’espoir
persisterait jusqu’au dernier moment. Ils n’écartaient pas l’éventualité de la venue
de Rodrigue et les deux collègues voulaient exploiter cette possibilité. Après, il
conviendrait d’opérer autrement, car le jeune homme pourrait apparaître plus tard
et il s’agissait de ne pas rater son interpellation.
Gilles soutenait mordicus qu’il ne fallait pas concentrer toutes les recherches
sur Paris. Il justifiait ses allégations en s’appuyant sur les récents événements
savoyards. Rodrigue avait dû se réfugier quelque part, dans un périmètre situé
autour de la demeure de l’animatrice radio.
Dès le lendemain, les deux gendarmes reprirent la route vers les Alpes,
espérant y découvrir au moins une piste et au mieux Rodrigue. Ils comptaient
inspecter les nombreuses résidences secondaires disséminées aux alentours du
hameau et dans un rayon de cinq kilomètres.