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XXXXIII
Les allégations de Maria Mirkovic ne restèrent pas lettre morte. Sagol et
Gilles voulurent éclaircir et approfondir certaines de ses déclarations. Patrick
Chenard figurait sur la liste des personnes qu’il convenait de cerner d’un peu plus
près. Cet ancien petit ami d’Isabelle Mallardeau purgeait sa peine dans une prison
du département de l’Isère. Depuis quelques mois, il profitait de la chance, si l’on
peut s’exprimer ainsi, d’avoir été transféré à proximité de sa famille.
L’administration pénitentiaire se montrait parfois un peu plus humaine, dans le cas
présent, il s’agissait d’un heureux hasard.
Le truand, condamné pour trafic de drogue entre l’Italie et la France, avait
écopé de dix ans. Les deux enquêteurs voulaient d’abord l’entendre, puis rencontrer
ses amis et son entourage. Il pouvait avoir commandité le meurtre et avoir
manipulé l’assassin. Une visite au prisonnier s’imposa aux deux hommes, Patrick
Chenard possédait peut-être une des clés de l’énigme de la falaise.
Une demande auprès du juge d’instruction s’avéra incontournable. Lorsqu’ils
pénétrèrent dans le palais de justice, des images de ces années passées à résoudre
des enquêtes savoyardes leur revinrent comme un flash-back. En l’espace d’une
année, de nombreuses mutations et nominations avaient transformé le paysage
judiciaire. Seuls subsistaient quelques greffiers et l’inamovible Antoine Catano
qu’une amitié indéfectible liait aux deux gendarmes.
Antoine travaillait dans son bureau lorsqu’il entendit frapper à sa porte. Il
répondit machinalement : « Entrez ! » et sa surprise fut totale. Son visage s’illumina
et sa joie fit plaisir à voir. Il se leva et se précipita à la rencontre de ses amis. Sous le
gilet marron, on pouvait deviner une bedaine naissante, le juge savourait la vie et
cela se décelait.
Les trois comparses discutèrent un bon moment. Catano travaillait sur ses
dossiers et n’auditionnait personne ce matin-là. Ils évoquèrent le bon vieux temps
et ne virent pas le temps passer. À onze heures, ils se posèrent la question qui
taraudait l’estomac d’Antoine : où déjeuner ensemble ? Ils se donnèrent rendezvous
à douze heures trente dans un estaminet de la vieille ville. En attendant, Sagol
et Gilles frappèrent à la porte du juge Ludovic Vincenol.
Ce dernier ne ressemblait en rien à son collègue Catano, il s’y opposait
même, à la fois physiquement et moralement. Il mesurait près de deux mètres et
possédait un corps d’athlète. L’homme devait être très sportif. Moins volubile que
son camarade Antoine, il mit rapidement à l’aise Sagol et Gilles et son contact se
révéla agréable. Avant d’entrer dans le vif du sujet, ils bavardèrent un peu et
évoquèrent leurs vies respectives. Ludovic confirma sa passion pour les activités
physiques. Il avait pratiqué l’aviron à haut niveau, à quatre sans barreur, et finis
cinquième d’un championnat du monde. Le courant passa très bien et, après un
rappel des deux affaires qui occupaient les enquêteurs, Ludovic Vincenol délivra
l’autorisation nécessaire à la visite du condamné Patrick Chenard.
Antoine Catano emmena les deux gendarmes dans un petit restaurant où ils
purent discuter en toute tranquillité en dégustant des fruits de mer. Il s’émerveilla
comme un enfant en écoutant le récit de ses amis sur le carnaval de Venise et
l’épisode de la colombine qui s’était transformée en geisha du campanile. Le juge
adorait l’histoire vénitienne et toutes les légendes qui s’y rapportaient. Il aurait aimé
s’occuper du dossier des deux Isabelle, mais le sort en avait décidé autrement. Il
connaissait la lagune mieux que sa poche et devint intarissable sur les affaires
criminelles liées à la cité des Doges. Sagol et Gilles découvrirent une nouvelle
facette de leur ami, un coin de son jardin secret.
Ils prirent congé rapidement. Les trois hommes avaient passé deux heures
agréables, mais l’horloge du carillon de la chapelle sonna la demie et les rappela à
leur devoir.
Sagol et Gilles se présentèrent à la prison à quinze heures trente. L’accueil
peu enthousiaste confirma le peu d’atomes crochus entre l’administration
pénitentiaire et les services de police ou de gendarmerie. Après quelques palabres et
un entretien avec le directeur de l’établissement, ils purent rencontrer Patrick
Chenard.
Le milieu carcéral, qui exacerbe les personnalités, accentua l’impression
d’animalité que les enquêteurs éprouvèrent à l’égard du détenu. Ils décelèrent un
profil de prédateur associé à un comportement provocateur. Il toisa longuement les
gendarmes avant de leur adresser la parole. Sagol, en vieux renard, laissa faire et
garda le silence. Son attitude provoqua l’effet escompté. Chenard demanda ce qu’ils
lui voulaient et la conversation put s’engager. L’homme resta debout et les
enquêteurs aussi. Il ne sortira sûrement pas vainqueur de ce petit jeu, pensa Gilles.
Patrick Chenard, l’oeil vif et le cheveu court, surveillait son monde. Il observait
et refusait de se dévoiler. Sagol le questionna sur ses tatouages. Le trafiquant lui
rétorqua qu’il n’était pas venu là pour en parler, néanmoins il confia qu’il assimilait
chacun de ces marquages indélébiles à une médaille gagnée à la force du poignet.
Gilles orienta l’entretien sur Isabelle Mallardeau.
– Enfin nous y voilà ! Je n’ai rien à dire sur cette morue ! vociféra-t-il, elle a fait
son choix, bon vent !
Sagol se demanda s’il ignorait réellement la disparition de son ancienne petite
amie ou s’il se jouait d’eux. Le directeur de la prison leur avait signalé que le détenu
avait été placé au mitard. Il pouvait donc ne pas avoir été informé de la fin tragique
de la victime.
Fidèle à son personnage, le truand précisa que cette traînée se révélait
exceptionnelle au plumard et qu’elle disposait d’un tempérament de feu sans aucun
tabou. Les deux hommes réfléchissaient en même temps que Chenard s’exprimait.
Ils notèrent la similitude des profils sexuels des deux Isabelle. Il leur faudrait
explorer aussi cette singularité.
Ils laissèrent le détenu se répandre en confidence. Il devint intarissable sur sa
libido et celle de sa compagne. Gilles éprouvait de la difficulté à dissimuler sa gêne
devant des propos aussi crus et vulgaires. Le gendarme ne concevait pas que l’on
puisse étaler au grand jour ce qui se déroulait dans l’intimité entre deux êtres.
Les questions s’orientèrent sur les fréquentations du couple à l’époque de
leurs exploits libidineux, mais Chenard ne lâcha rien. Il prétendit ne connaître
personne de l’entourage d’Isabelle. Pour le moment, il purgeait sa peine et
souhaitait passer à autre chose. Sagol et Gilles n’insistèrent pas. Ils consulteraient le
dossier de l’affaire et trouveraient bien quelques noms à se mettre sous la dent.
Gilles révéla à Patrick Chenard la fin d’Isabelle Mallardeau. L’homme ne tenait
visiblement plus à son ancienne compagne. Il n’exprima aucune émotion et déclara
que ce n’était pas son problème.
Malgré un déficit d’informations, Sagol fit part, à son ami Gilles, de sa
satisfaction de leur visite au condamné. Ils avaient notamment appris que l’appétit
sexuel de l’animatrice se situait nettement au-dessus de la moyenne et qu’elle
s’autorisait toutes les audaces. Cette particularité associait la geisha du campanile à
la défunte de la falaise. Il fallait fouiller dans les alcôves, pour trouver le lien entre
les deux femmes. Les gendarmes étaient persuadés que Chenard ne connaissait pas
Isabelle Rivet. En revanche, Rodrigue Bonifay avait-il rencontré Isabelle
Mallardeau ? Ici résidait le noeud qui pouvait relier les deux cas.
Ils obtinrent des renforts pour enquêter sur les habitudes de l’animatrice
radio à l’époque de ses fréquentations louches. Il convenait de savoir si un lien
existait entre cette période et la découverte macabre au pied de l’escarpement
rocheux. Cette piste s’avéra maigre. Malgré les dires de Maria Markovic et de
Patrick Chenard, la jeune femme ne multipliait pas les partenaires. Elle réservait ses
exploits à son compagnon du moment. Néanmoins, un détail intrigua les
enquêteurs. Ils ne purent identifier le dernier amant, qui pourrait bien être le
meurtrier. Tous les mâles, ayant profité des largesses libertines d’Isabelle, figuraient
sur une liste dont l’ordonnancement semblait parfait, excepté pour l’ultime mois de
sa vie. Le printemps montrait le bout de son nez et un soleil généreux inondait de
ses rayons l’avant-pays. Les enquêteurs s’affairaient au domicile de feu Isabelle
Mallardeau et la perquisition battait son plein. Sagol et Gilles voulaient procéder à
un certain nombre de vérifications. Quelques détails les intriguaient et les
spécialistes s’attardèrent en particulier sur le piano. Sagol piqua une colère lorsqu’il
apprit que les chiens avaient longuement tourné autour de l’instrument lors de la
visite de ses collègues. Il devint blême en découvrant qu’aucun prélèvement n’avait
été effectué à ce moment-là. Il craignait que d’autres empreintes se soient
disséminées, venant ainsi perturber les investigations. Malgré ses craintes, les
marques laissées sur le clavier et le couvercle s’avérèrent de bonne qualité et peu de
traces différentes furent collectées.
Gilles se renseigna sur les propriétaires des habitations dans un rayon de cinq
kilomètres. Il ne décela aucun élément de nature à orienter les recherches. Le
hameau sortait d’une longue hibernation et de nombreuses résidences secondaires
n’avaient pas encore reçu la visite de leurs résidents des beaux jours. Les rares
personnes qui croisèrent les gendarmes affirmèrent n’avoir rien vu, rien entendu, à
l’exception de Maria Markovic.
Le lieutenant voulut vérifier toutes les demeures situées entre le domicile de
la défunte et la falaise. Il pensait que le meurtrier avait pu résider dans le secteur,
car il s’était apparemment déplacé à pied. En effet, la commère du quartier n’avait
remarqué aucun véhicule. D’autre part, elle certifia qu’elle reconnaissait toujours la
voiture d’Isabelle Mallardeau qui émettait un bruit caractéristique lié au pot
d’échappement en mauvais état. Au jeu du chat et de la souris, les gendarmes
ignoraient que, depuis Venise, Rodrigue possédait une petite longueur d’avance.
Les deux comparses rencontrèrent le docteur Ludovic Masepiol, qui répéta
ce qu’il avait communiqué à son ami Riffard. Sagol lui demanda des précisions sur
les sous-vêtements de la défunte. Le légiste déclara qu’il s’agissait d’un string blanc
comme en portent les jeunes femmes d’aujourd’hui. Gilles insista pour savoir si
l’examen des parties génitales n’avait pas révélé des particularités (accessoires,
scarifications, piercing). Le médecin certifia que la victime menait une activité
sexuelle apparemment normale. Le lieutenant voulait vérifier si les tendances
dépravées de la geisha du campanile se retrouvaient chez l’animatrice de radio. Il en
fut malheureusement pour ses frais. Désormais, il attendait avec impatience les
résultats des prélèvements sur les touches du piano et l’analyse de la paire de
chaussettes d’homme trouvée dans la maison de la victime.