Répondre à : KELLER, Richard – Le Huitième Soleil

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LI

Assis sur mon lit, je me remémorais le moment où ils m’avaient arrêté. Je regrettai mon retour dans l’avant-pays savoyard. La maison de Jacques et Martine avait marqué la fin de ma liberté, ils allaient s’acharner sur moi, je le pressentais. Ils m’avaient neutralisé sans ménagement, comme un bandit de grand chemin. Leurs méthodes musclées m’avaient totalement immobilisé et il avait mieux valu rester calme. Les policiers ne saisissaient pas ma logique. La loi guidait leur action et, pour eux, elle seule prévalait ; cette exigence primait sur toute autre considération. Ils m’incitèrent à raconter mon escapade avec Isabelle. Je ne dis rien, ce passé n’appartenait qu’à moi et ils n’auraient pas compris. Je devais garder le secret sur mes activités ; se taire ou mourir, telle était devenue ma devise. Ils m’emmenèrent dans un endroit sordide, à l’image de la société dans laquelle on me demandait de participer et de vivre. L’expatrié guidait ma conduite, je savais qu’il me soutenait et me menait vers le pays du huitième soleil. Ils insistèrent lourdement et usèrent de toutes les recettes pour me faire craquer. La douceur succéda à la colère. Ils burent et mangèrent devant moi, mais j’avais renoué avec une habitude ancienne et je n’avais ni soif, ni faim. Mes années passées en institution me revinrent en mémoire. La privation et l’absence de désir, qui avaient marqué cette époque, me permirent de résister à toutes leurs tentatives. Passablement énervés par mon indifférence, ils m’accusèrent sans savoir, je n’étais pas le prédateur qu’ils prétendaient. Ici, je me sentais libre dans ma tête, enfin lorsqu’elle ne me faisait pas souffrir, ce qui s’avérait de plus en plus rare. Je composais la musique du huitième soleil, une symphonie de lumière. Je griffonnais ma partition sur un cahier, l’air me trottait dans les méninges. Malgré le traitement et l’absence de pratique, ma mémoire musicale était restée fidèle. Je fermai les paupières, le piano se positionna devant moi, puis le clavier noir et blanc me transporta au carnaval de Venise. Je distinguai un tableau émergeant de la brume de la lagune. J’étais tout petit et des personnages dansaient sur un damier aquatique. Je n’entendais pas la musique et mes notes devinrent d’énormes gouttes d’eau. Ils me faisaient peur, je suai à grosses gouttes et la panique me gagna. Un ange blanc sauta sur les touches noires, ces entrechats me fascinèrent… j’avais trop mal au crâne. Colombine jeta son masque. Derrière le loup, je vis une tête de mort. Je me mis à trembler, la suite de l’histoire me terrifiait. Elle enleva ce visage de pacotille. Il ne subsista que deux yeux qui me regardèrent, rien d’autre, hormis des pupilles accusatrices, un regard qui m’emmenait vers le néant. Elle retomba lourdement sur le clavier, puis un liquide rougeâtre se répandit et enveloppa le piano. Je criai, je hurlai ma détresse, Patricia arriva accompagnée du docteur Bourdin. Une piqûre et la lagune m’absorbèrent. J’aperçus devant moi un sourire qui ondulait, telles des vagues, puis plus rien. Une nuit glacée m’attendait. Je vis Isabelle danser nue devant l’expatrié. Il se tut pour ne pas me faire de peine. Je ne lui avais pas fait part de mes visions et je n’en parlais à personne ici. Mon silence les obligeait à se poser de nombreuses questions. Avec les doses de médicaments, je ne pouvais pas me concentrer longtemps. J’avais froid, je tremblais souvent et mon corps, parcouru de frissons, s’était recroquevillé. Je pensai à ma musique et à ma soeur, Charlotte. Ses sanglots résonnèrent dans la lagune, elle seule possédait la clé de mon mystère. Tacitement, nous nous étions promis de garder au fond de nous ces meurtrissures de l’âme.

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