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LII
Pour quelle raison avais-je tué Isabelle ? Elle s’était servie de moi pour sa carrière. Son coup de foudre n’avait représenté qu’un coup de pub, rien d’autre. Au début, le strass et les paillettes m’avaient amusé, puis je m’étais lassé du milieu et d’Isabelle aussi. J’avais échappé au carcan de l’institution pour retrouver les flammes de l’enfer dans les bras d’une pécheresse. Elle construisait son personnage jour après jour. Je n’étais que son objet, un faire-valoir, joueur de piano, que l’on exhibe comme un chasseur, son trophée. L’expatrié m’avait ouvert les yeux. Il m’avait cité quelques exemples sur l’ambition, la vanité et le dédain. Sa clairvoyance m’avait guidé sur la voie du châtiment, Isabelle ne m’humilierait plus, plus jamais. Son exubérance et ses exigences se termineraient selon mon bon vouloir. Je m’étais senti devenir plus fort à chaque instant, mais elle n’eut pas le loisir de percevoir ce changement. Venise, ce lieu chargé de mille symboles, constituait l’endroit idéal pour assouvir ma vengeance. Arracher le masque d’Isabelle, celui de la séduction, de l’ignominie et de la perversion, s’était imposé à moi. Quelle formidable fin que le carnaval, où chacun joue un rôle en se dissimulant sous l’habit ! Isabelle avait tiré sa révérence au pays de l’amour, elle qui n’avait aimé que son miroir. Le rideau était tombé sur la colombine du campanile, son loup était devenu un masque mortuaire. Elle avait compris, en l’espace de quelques centièmes de seconde et son regard s’était tourné vers le ciel gris. Je lui avais alors brisé la nuque et elle était partie le long du câble. Ensuite, j’avais erré en funambule sur le fil de la vie. Venise venait de faire son oeuvre de salubrité, par l’expiration d’une prédatrice. Je m’étais aperçu que l’existence tenait à peu de choses. Il suffisait d’un geste bien accompli pour stopper ce souffle qui viciait mon environnement. Isabelle ressemblait trop à Isabelle, le cauchemar s’incrustait en moi. Il me fallait exorciser ces démons et me débarrasser à jamais de ces images nauséabondes. Je me posais souvent la question du hasard et des coïncidences. Parfois, dans mon rêve éveillé, les deux Isabelle se confondaient en une seule blonde qui s’offrait à moi en prenant des poses obscènes. Après ces visions, ma tête me faisait atrocement souffrir. Je fredonnais une sonate de Chopin et la douleur s’apaisait. Ma destinée me mènerait au huitième soleil, là où mon coeur et mon âme vibreraient en harmonie. Je voyais mon père et ma soeur. Chaque image me glaçait le sang, ma petite Charlotte pleurait en silence. Je n’avais jamais compris les messages que me transmettait son regard apeuré. Dans le kaléidoscope défilaient les parties de Scrabble de mes parents. Un détail m’interpellait, ils n’avaient jamais écrit le mot amour, cela ne rapportait probablement pas assez de points. Elle me regardait avec ses yeux d’ange et mon père l’accompagnait dans sa chambre. Il n’était jamais venu le soir dans la mienne. Trop mal à la tête ! Tes sanglots me fouettaient le coeur et je n’y pouvais rien. Pendant ce temps, maman rangeait le jeu. Je haïssais le Scrabble ! J’espérais qu’à chaque tirage, le mot honte s’afficherait, que les cases se rempliraient de mots doux et que Charlotte ne serait plus jamais triste. Personne ne pourra jamais comprendre, les autres passent leur chemin, sourds aux fêlures de l’enfance. Ici-bas, Charlotte sèche tes larmes, tu es grande aujourd’hui. Un jour de démence, j’avais détruit le jeu de Scrabble, mes parents ne l’avaient pas remplacé, pourquoi ? Ma soeur était partie, pourquoi pensai-je à tout ça ?