Répondre à : KELLER, Richard – Le Huitième Soleil

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LIII

– La gestion du temps chez les humains représente leur problème majeur, me déclara l’expatrié, ils sont périssables et veulent dompter le cours inéluctable de leur destin. Apprivoiser le temps, pour se donner l’impression de le dominer, pourrait constituer leur devise. C onfiné dans ma cellule, je subissais l’espace et l’écoulement lent des heures. Seule ma musique me permettait d’exister autrement. Ils avaient divisé la vie pour mieux en maîtriser toutes les phases. Un jour, ils avaient eu l’idée du ministère du Temps libre. L’expérience avait duré deux années et la dénomination avait été abandonnée. Chaque activité était calibrée. L’ouvrier était payé à l’heure, les parkings et les parcmètres étaient contrôlés par des gardiens munis d’un chronomètre. Mon ami me parla de Charlie Chaplin et de l’un de ses chefs-d’oeuvre : Les Temps modernes. Ce cinéaste, en visionnaire, avait caricaturé les travers de ses contemporains et la satire des cadences, rythmées par l’omniprésence de la pendule, se révélait un véritable bijou. Seul Dieu est intemporel, les humains avouaient leur impuissance devant l’éternité. Ils avaient créé le sablier, le cadran solaire, la montre avec ce qu’ils pensaient posséder de plus précis : le quartz. Désormais, ils couraient tous à la recherche des mouvements anciens qui n’offraient aujourd’hui qu’une précision dépassée. Cet exemple illustrait l’homme, il inventait sa propre prison. L’expatrié rit de cette organisation, il prétendit que cela nous menait à notre perte. Le temps devait être patience et pas nécessairement identique selon la personne, le contexte, mais aussi le plaisir que l’on trouvait dans le moment présent. J’acquiesçai, je savais pertinemment que cette course effrénée durerait encore très longtemps. J’essayai de griffonner quelques mots sur un cahier, je tremblais beaucoup. J’étais préoccupé par le rôle du temps dans la musique. Il m’apparaissait impossible d’en faire abstraction, sinon mes notes s’étireraient ou rétréciraient comme une roue qui deviendrait carrée. Je partis dans des paraboles qui me ramenèrent toutes à mon point de départ. L’obsession m’habitait, j’en conclus que j’étais prisonnier du cycle des heures et des jours. Comment sortir de ce schéma et échapper à ma condition ? L’ami me susurra la réponse en m’indiquant que la solution ne pouvait résider qu’en moi. Décidément, rien ne tournait rond dans ce système, seul l’expatrié pourrait m’extraire de ce cauchemar. Le temps et le néant s’affrontaient dans mon cerveau, je ne savais pas qui allait gagner. Seule ma vie s’égrenait et je réfléchissais recroquevillé sur mon lit. Les visites se faisaient rares et j’éprouvais des difficultés à mettre mes pensées en ordre. Ils me droguaient à outrance et je perdais toute notion du jour de la semaine. À quoi bon s’en soucier ? Je me tenais déjà prêt pour mon prochain voyage. Patricia et le docteur Bourdin venaient de me quitter. Le médecin voulait des explications sur un chapitre traité dans un cahier. Je refusai de lui donner les clés de mon esprit, je lui répondis par onomatopées. L’infirmière m’adressa un regard complice, elle ne souscrivait pas à ma comédie, mais elle ne dit rien à son patron. J’avais froid et je sentais l’odeur de la mort, celle qui rodait autour de moi depuis toujours. Je comptai les soleils et je m’arrêtai au huitième. Je désirais l’atteindre et commencer un autre destin. Je tremblais, la couverture enroulée autour de moi. Un néon famélique projetait sa lumière blanche sur ma peau diaphane et je me recroquevillai davantage, dans une position foetale. J’aurais aimé retourner dans le ventre de ma mère en attendant des jours meilleurs. L’expatrié espaça ses visites et mon état de santé devint préoccupant. Personne ne s’en inquiéta, la justice me voulait mort ou vivant, peu m’importait. Je n’avais accompli que mon devoir en soulageant mon prochain de dangereuses dépravées. La pureté m’échappait, je voyais toutes les colombines de la terre et du ciel danser une farandole autour de ma dépouille. Mon cauchemar continuait et ma tête s’emplissait des douleurs de ce monde. J’avais mal, mal. Je venais d’avoir vingt-cinq ans et j’étais irresponsable de mes actes. L’hôpital, entièrement blanc, était totalement recouvert de carreaux, excepté aux fenêtres. Elles étaient grillagées pour me protéger, affirmaient-ils. Hôpital, hospice ou prison, le nom m’importait peu, j’étais enfermé ici entre ces murs immaculés. Ils me traitaient de pauvre garçon. Ils se trompaient, j’étais cousu d’or et ils ne le savaient pas. Je possédais une richesse que je partageais avec l’expatrié et aucune serrure ne m’empêcherait de m’évader vers d’autres cieux. Mon esprit vagabondait souvent et cherchait la direction du huitième soleil. Ils demeuraient impuissants et ils persistaient dans l’ignorance. Au huitième jour, je me trouvai extrêmement faible, le médecin décida de me nourrir de force. Pour éviter l’étouffement, seuls des aliments liquides me furent proposés. Je n’eus pas d’autre choix que d’ingurgiter leur infâme bouillie. L’expatrié s’interrompit quelques minutes et j’attendis impatiemment la suite de son récit. Entre deux personnages, fréquentés par mon compagnon, je revis les hommes se précipiter sur moi. Ils m’avaient déclaré irresponsable de mes actes. Je partirais à la grande joie de mes accusateurs. Ils voulaient obtenir ma tête et me traîner devant les tribunaux. La guerre entre la médecine et la justice me laissait indifférent. Leur fonctionnement ne me correspondait en aucune manière. Ils ne me retrouveraient pas dans l’univers des huit soleils. Ils m’avaient déclaré irresponsable. Ils m’avaient mis entre des murs blancs. J’avais déjà érigé ma forteresse pour me protéger des hommes. Ils ne pénétreraient jamais dans mon jardin secret. La musique restait le seul lien qui me rattachait à ce monde. Je pensai à la symphonie qui se jouait dans ma tête. Les instruments ravivèrent ma douleur, une tempête se déclencha dans mon crâne. Ils m’avaient déclaré irresponsable… et la blonde, sous les sunlights, étaitelle responsable ? Elle m’avait exposé comme un animal de cirque, j’avais servi ses desseins les plus mercantiles. Elle voulait la notoriété, je cherchais de l’amour. Elle n’avait pas perçu mes fêlures et avait réveillé mes vieilles blessures. Lorsqu’elle se donnait à moi, je voyais mon père et ma mère, je jouissais dans la douleur. J’aperçus des filins tendus au-dessus de l’hôpital. Des colombines sans visages couraient et sautaient d’un câble à l’autre. Elles étaient toutes identiques, vêtues comme des anges, des anges aux masques machiavéliques. J’avais mal, je ne voulais pas qu’elles ôtent leurs déguisements. J’eus peur de la vérité nue, je me terrai au fond de mon lit. Elles m’appelèrent et j’étais sûr que la Faucheuse se cachait parmi ces funambules. Leur vie, je l’exécrais. Je n’avais plus la force de résister, de m’opposer. Je partis à la dérive, je voguai sur des eaux de miel. Je voulais rejoindre l’expatrié et j’attendais un signe de sa part pour suivre son chemin. J’étais prêt à quitter l’intolérance, plus rien ne me retenait dans cet univers glauque. Je rêvai, j’imaginai que Gandhi était une femme ; Jeanne d’Arc, un oiseau, un condor. Le petit ministre était devenu un tas de sable balayé par le vent de l’histoire. Les moines tibétains s’étaient transformés en manchots et, sur la banquise qui fondait, ils prenaient des cours de natation. De chaque côté du continent se trouvait un gardien, mon père, à droite ; ma mère, à gauche. Colombine recouvrait le tout de son voile immaculé, j’avais trop mal à la tête, une lumière blanche m’éblouit. Le docteur Bourdin voulait me faire passer des examens approfondis du cerveau. J’avais entendu une conversation avec les infirmières. Il trouvait que mon état empirait et il avait évoqué à voix basse l’éventualité d’une tumeur. Je ne bénéficiai d’aucune information, j’étais devenu un légume qui se flétrit, se fane et se dessèche. Mon esprit était parti ailleurs et mon crâne subissait un cataclysme de grande envergure. Un rendez-vous fut pris dans un hôpital parisien, pour passer un scanner. Patricia m’avait informé de la demande du médecin, je devrais être transféré d’un jour à l’autre. Cela allait mettre un peu d’animation dans mon quotidien. Ce matin-là augura un jour nouveau. Un ambulancier vint me chercher pour m’emmener. Une berline blanche m’attendait dans la cour. Il s’agissait d’un véhicule léger, un chauffeur patientait au volant. Hormis la couleur, cette voiture ne ressemblait en rien à une ambulance. Je pris place à l’arrière avec mon accompagnateur et j’ignorais si je reviendrais entre ces murs. Cela m’indifférait. Excepté la ceinture de sécurité, ils ne m’avaient pas attaché. Ils devaient penser que mon état ne me permettrait pas de manifester des velléités d’évasion. Ils se trompèrent, l’envie triompha de la douleur. J’avais décidé de m’échapper, je voulais rejoindre le huitième soleil, libre. Je souhaitais fuir ce carcan carcéral qui m’anéantissait. L’atmosphère printanière me grisait, je humais par la fenêtre Paris et ses odeurs. Il me restait à saisir le moment opportun pour prendre la poudre d’escampette. Un feu passa au rouge. Je sautai de la voiture et courus dans la foule des boulevards. Mes deux gardiens réagirent tardivement, l’effet de surprise avait joué en ma faveur. Je vis l’air ahuri du grand escogriffe posé à mes côtés. Le temps pour lui d’ôter sa ceinture de sécurité, je me trouvai déjà au milieu d’une marée humaine se dirigeant je ne sais où. La liberté me stimula. Cependant, mon mal de tête s’intensifia au rythme des battements de mon coeur qui s’affolait. Rien ne devait entraver ma course vers cet ailleurs que je désirais plus que tout. Surtout, ne pas se retourner, ma tenue de ville empêcherait mes poursuivants de me repérer trop facilement. Le seul détail vestimentaire, qui me différenciait des passants, résidait dans mes chaussures. Ils ne m’avaient pas rendu mes lacets. Peu m’importe ! Personne ne regardait mes pieds et je marchai d’une allure soutenue dans les pas de tous ces gens. C’était bon de se sentir libre. J’errai dans les rues de Paris sans me faire repérer, les ambulanciers avaient dû renoncer à me retrouver. La police n’allait pas tarder à être prévenue de mon évasion, il me fallait agir vite. Je n’avais pas d’argent et je souhaitais quitter la capitale au plus tôt. Je devais échafauder un plan afin de sortir d’ici et trouver le moyen de grappiller les euros nécessaires à mon entreprise. Je rejoignis les bords de Seine. Deux clochards m’approchèrent et tentèrent de me ceinturer, ils devaient croire que j’étais riche. Eux aussi cherchaient des subsides, ce ne serait pas avec moi qu’ils renouvelleraient leur stock de boisson. Je courus aussi vite que possible, mais l’absence de lacets freinait ma course. Néanmoins, je réussis à semer mes poursuivants passablement éméchés et ils n’insistèrent pas. Je me dirigeai vers la gare de Lyon en évitant soigneusement les endroits fréquentés par des marginaux. Le manque d’alcool ou de drogue rendait les individus agressifs. Je cogitai un plan, afin de pouvoir m’acheter un billet de train, et je volai un sac à main à une vieille dame. Je ne me sentis pas fier de mon acte, mais nécessité fait force de loi. Mon larcin se révéla fructueux, je récupérai près de mille deux cents euros, un butin inespéré. Les hurlements de cette pauvre femme résonnèrent dans mon crâne. Elle m’évoqua un animal qui sait qu’il va être exécuté à l’abattoir. Ses cris aigus percèrent mes tympans. Je décidai de brouiller les pistes en me rendant d’abord à Lille, ensuite à Strasbourg pour rejoindre Lyon et les Alpes. Je me procurai des billets pour plusieurs directions simultanées, je prendrais ma décision en fonction des évènements. La Savoie avait ma préférence, j’utiliserais des chemins détournés pour l’atteindre. La police devait m’attendre là-bas, il faudrait ruser.

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