Répondre à : KELLER, Richard – Le Huitième Soleil

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#152144

LIV

Gilles et Sagol conversaient dans le bureau de ce dernier. – L’assassin revient toujours sur les lieux du crime, dit Sagol, ne l’oublions pas. Il avait abordé le cas de Rodrigue avec cette phrase prémonitoire. Il ignorait que dans les minutes à venir il allait apprendre que celui-ci se trouvait en cavale. Cet après-midi-là, Gilles et Sagol mettaient la main à la pâte, car ils recevaient les Italiens. Tout avait été prévu pour leur ménager un séjour agréable. Le commandant Licci conduirait la délégation vénitienne composée d’une dizaine d’hommes. Ils resteraient en France une quinzaine de jours, le temps de goûter aux spécialités culinaires et de visiter la capitale. Les deux gendarmes considéraient qu’ils ne pouvaient pas faire moins que leurs homologues ; l’accueil s’étant révélé sans faille. Un seul détail les chagrinait, l’assassin de la geisha du campanile et de l’animatrice radio s’était évadé. Il courait toujours dans la nature et des femmes se trouvaient en danger de mort. Agir vite et bien s’imposait de toute urgence. Une petite idée trottait dans la tête des deux comparses et ils s’y attelleraient après l’arrivée du train en provenance de Venise. Alertée par le commissariat de police proche de la gare de Lyon, la cellule spécialisée, dirigée par le lieutenant Gilles, avait dépêché des enquêteurs pour auditionner une personne âgée. Elle affirmait qu’un homme l’avait agressée et lui avait volé son sac à main. Le signalement correspondait trait pour trait à celui de Rodrigue. De plus, un détail ne trompait pas : l’agresseur n’avait pas de lacets à ses chaussures de sport. La vieille dame était catégorique, car lors de sa chute, elle était tombée aux pieds du jeune homme. Malgré son traumatisme et sa peur rétrospective, ses souvenirs étaient restés très précis. – Notre assassin aurait pris le train pour la Savoie que je n’en serais pas étonné, déclara Sagol. – J’en doute, répliqua Gilles, il est loin d’être sot. Il doit bien penser que nous allons ratisser la région et, à sa place, je brouillerais les pistes. – Tous les chemins menant à Rome, en l’occurrence en Savoie, il faut se déployer là-bas et lui tendre une souricière, mon ami. – D’accord, souhaitons qu’il ait décidé de retrouver ses vieux repères et de s’éloigner de Paris. Il croit peut-être que l’on ne viendra pas le chercher là où il a commis son deuxième assassinat. Croisons les doigts, chef. Sagol fut surpris par le mot, chef, prononcé par son ancien collaborateur, mais il ne releva pas cette désignation hiérarchique. Ma foi, certaines habitudes perdurent, pensa-t-il. – N’oublions jamais que l’assassin revient toujours sur les lieux du crime, Gilles, espérons que cette règle se vérifiera encore une fois. C’est en réfléchissant à cette phrase que les deux comparses se dirigèrent vers le quai pour accueillir leurs invités. Ils retrouvèrent l’atmosphère particulière liée au transit qui règne dans toutes les gares. Peu de monde attendait le long de l’interminable accotement. Il fallait un titre de transport pour approcher les wagons, mais les gendarmes ne rencontrèrent pas ce problème. Gilles songeait aux voyages dans l’Orient-Express, tandis que Sagol se remémorait ses périples dans sa terre natale. Ils aperçurent enfin le TGV qui amenait à bon port leurs amis vénitiens. Le train stoppa dans un crissement métallique caractéristique de l’arrêt final. Les portes s’ouvrirent et le premier à se présenter fut Roberto Licci. Il se précipita vers Sagol et Gilles et les trois confrères échangèrent de vigoureuses poignées de main. Le ton était donné. Les gendarmes reconnurent la plupart des autres invités, ils avaient travaillé ensemble sur le dossier de la colombine. Après les banalités d’usage, Sagol informa le commandant de l’évasion de Rodrigue Bonifay. Licci afficha un petit rictus qu’il dissimula aussitôt derrière un sourire plus énigmatique. Il s’adressa aux deux Français en leur déclarant que décidément, dans ce dossier, rien ne se passait normalement et qu’il les poursuivait. Ce diable de Vénitien raisonnait parfaitement, cette affaire occultait tout le reste de leur coopération. Un minibus était stationné devant la gare. Le groupe s’y engouffra et prit la direction de l’est de la capitale, où des appartements attendaient les Transalpins. Sagol et Gilles décidèrent avec Licci de revenir vers dix-huit heures pour faire le point sur l’évasion. Ils élaboreraient une action commune pour les jours à venir. Pendant ce temps, chacun disposait de trois heures pour s’installer ou se livrer à d’autres activités. À l’heure convenue, le véhicule mis à disposition des invités, pénétra dans la cour du service de la cellule spécialisée. Licci écouta attentivement les deux gendarmes. À l’instar de ses collègues, il pensait que le fuyard devait être appréhendé le plus rapidement possible afin d’éviter un nouveau drame. Tout naturellement, les deux Français prirent en main le dossier, ils s’avéraient les plus aptes à retrouver le fugitif. D’un commun accord, ils décidèrent de partir en direction de la Savoie, pendant que les autres Vénitiens profiteraient des richesses touristiques de la capitale. Sagol, Gilles, Licci et le jeune Massimo Laviso convinrent de décoller le lendemain matin à la première heure dans un véhicule banalisé. En attendant, ils se dirigèrent vers le Quartier latin où Gilles connaissait un petit bistrot auvergnat. L’établissement ne payait pas de mine, mais il respirait l’authenticité. Le décor, dans le style années cinquante, et l’accueil séduisirent les convives. Tout ce beau monde termina la soirée dans un club de jazz où l’on célébrait la mémoire de Boris Vian. Vers six heures, après une nuit courte, les quatre enquêteurs filèrent en direction de la Savoie, Gilles conduisait le véhicule. À plusieurs reprises, ils recueillirent des informations contradictoires sur la cavale de Rodrigue. Il avait été vu à Lille et à Strasbourg, mais cela restait à vérifier. Les kilomètres se succédaient et, à ce rythme, ils arriveraient à destination en début d’après-midi. Ils reçurent la confirmation de témoignages concernant le passage de l’évadé. Un détail revenait sans cesse parmi les dépositions : le jeune homme portait des chaussures de sport sans lacets. Les quatre enquêteurs se présentèrent vers quinze heures à la caserne, là où avaient opéré ensemble Sagol et Gilles. Ils déposèrent leurs maigres bagages et rejoignirent l’adjudant Riffard dans son bureau. Une bonne nouvelle les attendait, le fuyard venait de prendre un train à Dijon en direction du sud. Malgré cette information, il fut décidé de mettre en place un dispositif autour de la maison où Rodrigue avait séjourné lors de son périple précédent. Quatre gendarmes furent envoyés en planque dans le secteur. À Lyon, les policiers sollicités pour neutraliser le jeune Bonifay firent chou blanc. Ils durent se rendre à l’évidence, il était passé à travers les mailles du filet. Ils ne le trouvèrent ni dans la gare, ni dans le train qui continuait son trajet vers Marseille. Gilles et Sagol, noirs de colère, ne comprenaient pas comment une telle défaillance avait pu se produire. Ils craignaient un nouveau meurtre dans les heures à venir. Deux heures plus tard, le moral de l’équipe remonta légèrement. Un agent de la SNCF prétendait avoir vu le suspect monter dans un TER en direction de Chambéry. Les gendarmes prirent rapidement une décision. Ils avaient le temps de se rendre à Pont-de-Beauvoisin avant l’arrivée du train et de dépêcher des collègues au terminus. Ils s’engouffrèrent dans une berline et partirent vers l’avant-pays. Ils arrivèrent dix minutes avant l’arrêt du convoi. La gare ressemblait à un décor de western. Deux personnes attendaient sur le quai, Sagol et Gilles sortirent leurs cartes et demandèrent à ces deux voyageurs de se dissimuler dans le bâtiment. Ils reçurent pour consigne de monter dans le train, seulement à leur signal. Massimo Laviso réceptionnerait Rodrigue, les deux gendarmes ne pouvant passer inaperçus aux yeux du fuyard. Une voix annonça l’arrivée du train en gare dans les hauts parleurs. La locomotive pointa au bout de la voie, puis le freinage des roues sur les rails émit un son caractéristique. Enfin, le TER s’immobilisa, trois voyageurs descendirent d’un wagon, puis plus rien. Soudain, un jeune homme sauta sur le quai un peu plus loin. Massimo s’approcha de lui, il portait des chaussures de sport sans lacets. Il lui demanda du feu, Rodrigue répondit qu’il n’en avait pas. Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase, l’Italien le plaqua au sol, Licci et Gilles se précipitèrent dans la foulée. La cavale de l’assassin des deux Isabelle venait de prendre fin. Fidèle à son habitude, Rodrigue ne décrocha plus un mot. Les enquêteurs trouvèrent plusieurs billets de train dans ses poches. Ils purent ainsi reconstituer son périple. Il était parti de Paris en direction de Strasbourg, puis il s’était rendu à Lille, à Lyon et enfin dans l’avant-pays savoyard. L’intuition de Sagol s’était donc avérée juste. Le fugitif avait tenté de brouiller les pistes, mais le retour sur les lieux de son crime l’avait perdu.

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