Répondre à : KELLER, Richard – Chat perché

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#152891
Richard KellerRichard Keller
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    « Ce n'est pas le but de la promenade qui est important, mais les petits pas qui y mènent. Il reste toujours un peu de parfum à la main qui donne des roses ». Deux phrases sibyllines pour débuter le récit de l’histoire de Mélanie…

     

    En ce premier jour de février, les cloches de  la chapelle du château sonnaient. Ce soir-là, un carillonneur virtuose se produisait en concert. Sur les toits de la vieille ville, les lumières projetaient une ombre blafarde. Un homme descendait le long d’un pan. Malgré son agilité, il avançait prudemment : les tuiles devenaient glissantes avec le givre, qui se posait sur les toitures.

    La cité était belle sous le froid, la neige tant espérée tomberait dans la nuit et cela ferait le bonheur des vacanciers. Pendant un mois, ce serait le chassé croisé dans les stations, la zone A croiserait dans la vallée, la zone C, qui monterait vers l’or blanc, pendant que la zone B amortirait son forfait sur les pistes. Toute l’activité de la montagne serait suspendue aux nouvelles de la météo, avec une obsession :  le taux de remplissage et l’enneigement du massif, l’un étant tributaire de l’autre.

     

    L’homme sauta sur un balcon, il tira le battant d’un volet et disparut à l’intérieur d’un logement. Il posa son sac et refit  le chemin inverse. Le clocher résonna de ses soixante-dix cloches dans le vieux quartier ; l’éclairage offrait une vue splendide sur tout l’édifice. Il y avait des effets de couleurs sur les tours, les façades illuminées ressemblaient à un décor de carte postale. Après dix minutes, le funambule réapparut avec un autre sac, qu’il posa dans l’appartement et repartit aussitôt. Il effectua cinq fois le même rituel. Au cinquième voyage, il ne ressortit pas.

     

    Le maître achevait sa démonstration : le public conquis applaudit. (Il convient de dire que l’activité de carillonneur concertiste est difficile. Un carillon possède entre vingt-trois et soixante-treize cloches. Le musicien se doit d’apprivoiser le clavier d’abord. Il faut être un virtuose pour s’adapter à la diversité des instruments.) Les spectateurs enchantés entendirent des pièces de Menotti, Barber et Nino Rota. Ce fut un régal pour les oreilles.

    La neige commençait à tomber. Les flocons pris dans les rais de lumière des projecteurs donnaient au lieu un aspect féerique.  Les reflets cristallins se teintaient de nuances insoupçonnées. Le ciel décida d’offrir de la blancheur aux touristes des cimes. Il était vingt heures, les magasins avaient baissé les rideaux, seules subsistaient quelques vitrines éclairées.

     

    Dans une masure située en contrebas sous le donjon du château, un homme transportait de gros sacs poubelle sur son dos. Il sortit de la vieille bâtisse et pénétra dans une maison rénovée par une entrée, qui donnait sur une arrière cour, à l’abri des regards indiscrets. Il ressortirait un peu plus tard, et disparaîtrait dans la nuit. La pellicule blanche effacerait ses pas.

     

    Il neigea toute la nuit, les rues désertes étaient blanches. Centimètre après centimètre, l’hiver prenait ses quartiers. Au petit matin la couche se mesurait avec l’épaisseur des deux mains. Les employés municipaux faisaient la grève au sujet des heures supplémentaires. Il s’agissait d’un conflit larvé, qui se poursuivait depuis des mois. Avec cette chute qui survenait le week-end, il ne subsistait aucun espoir d’un déblayage des rues avant lundi.

    Dans son appartement douillet à la périphérie des secteurs historiques, l’adjudant-chef Léo Sagol préparait le déjeuner pour son épouse. Il fêtait hier soir ses vingt ans de mariage. Sa femme avait porté son choix sur un restaurant branché pour célébrer leurs noces de porcelaine. Juliette et Léo dînèrent au « Gourmet Mandarin », l’anniversaire coïncidant cette année avec le Jour de l’An chinois. Léo aimait bien la cuisine exotique, mais il détestait les baguettes. Malgré des années de fréquentation assidue des restaurants asiatiques, il ne savait toujours pas se servir de ces fichus instruments longs et ronds. Pour faire plaisir à Juliette, il fit le pitre cinq minutes avec les rouleaux de printemps. La fourchette vint à la rescousse du maladroit. A l’occasion du nouvel an, le « Gourmet Mandarin » confectionnait un menu composé de neuf plats typiques. Bien sûr, les incontournables rouleaux de printemps, du porc laqué accompagné de riz au huit trésors  (champignons, saucisses sèches, poulet, crevettes séchées et pousses de bambou), du poulet à l’écorce d’orange (plat originaire de la région du Sichuan), des beignets au sésame. Un vin s’imposait pour accorder la boisson aux mets délicieux, il fallait garder la saveur des épices, tout en apaisant l’agression pour un palais occidental. Léo, en connaisseur, proposa à son épouse un Gewürztraminer de derrière les fagots. A la fin du repas, il y eut un spectacle avec des dragons cracheurs de feu et des pétards furent allumés par des convives d’origine chinoise. Ce fut une soirée originale, les cracheurs de feu sortirent dans la rue devant l’établissement, c’était une scène surréaliste, les dragons rouges évoluant sur un tapis blanc.

    Léo offrit deux cadeaux à son amour : un pendentif avec une opale et fit livrer un bouquet de vingt roses rouges. Madame Sagol, heureuse, adorait les cadeaux et son Léo avait fait fort ce soir là. La cloche de la chapelle sonnait minuit, lorsque le couple Sagol rentra chez lui, bras dessus bras dessous. Juliette se remémorait leur première rencontre. Léo lui demanda :

     

    – A quoi penses-tu chérie ?

    – A notre première rencontre Léo, tu t’en rappelles ?

    – Oh oui ! C’était à la fête d’un village par chez nous, je ne me souviens plus du nom.

    – Je peux te le dire, il s’agissait de Saint-Maurice, le soir du concours des menteurs.

    – Je n’ai pas écouté les menteurs ce soir là ma mie, j’ai écouté mon cœur.

    – Moi aussi, j’avais repéré un joli garçon et j’ai attendu tout l’après-midi avant qu’il ne vienne à moi.

    – Tu ne me l’avais jamais dit, que tu m’avais remarqué !

    – Un petit secret de femme, aujourd’hui après plus de vingt ans d’amour, je me confesse.

     

    Ils s’embrassèrent, les flocons s’étaient posés sur les cheveux blonds de Juliette, et l’on pouvait dire, sans se tromper, que les yeux des époux ne brillaient pas à cause de la neige, mais grâce à leur amour.

    Au réveil l’époux amoureux sortit acheter les croissants. Il connaissait une boulangerie où le pain cuisait à l’ancienne au feu de bois. Le dimanche il aimait sortir tôt le matin et déambuler par les ruelles vides. Le sol enneigé rajoutait une touche hivernale et mélancolique à son trajet. La boulangère, madame Liorant, une femme d’une cinquantaine d’années, un peu rondelette, trouvait toujours un mot gentil pour les habitués. Léo prit place dans la file, dès l’ouverture, le monde se bousculait dans le minuscule  magasin. 

    – Bonjour monsieur Sagol, le bon Dieu est en train de dégivrer son congélateur. Qu’est-ce que je vous vends si tôt ?

    – Comme d’habitude Madame Liorant, deux croissants pur beurre et un pain de campagne.

    – Vous êtes taquin, mes croissants ne connaissent que le bon beurre. Vous donnerez le bonjour à Juliette.

    – Ce sera fait, mes amitiés à Loïc. Au revoir messieurs dames.

    – Bonne journée à vous Monsieur Sagol, mettez-vous au chaud.

    Léo aimait bien ce contact chaleureux avec les commerçants du quartier. Il ratait rarement sa petite sucrerie du dimanche. Juliette monopolisant les autres jours de  la semaine.

     

    Dans les rues adjacentes à la boulangerie, des chats erraient en quête de nourriture. Ils rasaient les murs en évitant soigneusement de se mouiller les pattes dans la neige. De temps à autre, un mistigris plus hardi, ou chassé par ses congénères, se hasardait au milieu de la chaussée. Il fallait voir le spectacle de ces carnassiers peu habitués à ce genre d’exercice. La société des chats possédait en son sein toutes sortes d’individus. Les plus téméraires déambulaient, le port altier, sans craindre les passants et les frimas de l’hiver. D’autres plus timides se cachaient à la première alerte. Depuis l’aube, tous attendaient leur bienfaitrice. Il y avait là, la concentration d’une douzaine d’unités. Des anciens combattants disposés aux postes stratégiques guettaient l’arrivée d’une amie. Ils arboraient des cicatrices à faire pâlir les jeunes chatons, les oreilles raccourcies par quelque mâle belliqueux, le poil absent sur quelques centimètres, telles étaient leurs blessures de guerre. Aujourd’hui lorsque quelque bellâtre manifestait des intentions guerrières, ils battaient prudemment en retraite. L’expérience s’avérait mère de sûreté.

    Au fil des minutes, la colonie s’impatienta, aucun subside n’arrivait. L’attente est longue quand il n’y a rien à se mettre sous la dent. Il neigeotait, les flocons retardataires rejoignaient le reste de la famille déjà installée sur le grand tapis blanc. S’égrenait le temps, des passants remarquèrent la troupe affamée. Certains se plaignaient de l’envahissement du quartier par ces hordes sauvages, et n’hésitaient pas à demander l’éradication de la colonie. Heureusement, d’autres étaient là pour vanter les bienfaits de la présence de ces amis de l’homme. Comme en politique, le peuple était partagé.

     

    L’amie, la confidente des chats se nommait Mélanie Pralong. Cette vieille dame nourrissait les félins dans les ruelles autour de la cathédrale et du château. Elle habitait un appartement dans une maison construite au dix-huitième siècle. Mélanie était organisée, elle effectuait sa tournée avec une glacière, elle plaçait à l’intérieur des gamelles, un sac de croquettes et deux bouteilles d’eau. Elle récupérait les anciennes écuelles et les remplaçait par d’autres toutes propres. Elle se débrouillait pour disposer les récipients à l’abri des regards et des indélicats.

    Il neigea encore dans l’après-midi et dans la nuit du dimanche. Dans les rues piétonnes, une couche d’au moins vingt-cinq centimètres recouvrait le pavé. A l’aplomb des bords de toiture, l’épaisseur était plus importante. Des habitants courageux dégageaient un passage devant leur porte. Il fallait bien, mettre cette neige quelque part, elle se retrouvait en tas quelques mètres plus loin, à côté des poubelles où rôdaient les chats affamés.

     

    Les habitants de la vieille ville forment une communauté assez disparate dans laquelle on peut discerner quatre catégories principales :

    – Les anciens qui sont la mémoire des lieux.

    – Les jeunes couples qui  viennent de se mettre en ménage.

    – Les cadres supérieurs et commerçants aisés.

    – Les marginaux.

    Les anciens, occupent bien souvent un appartement depuis longtemps, dans la plupart des cas, il s’agit d’un héritage familial. Les parents et parfois les grands-parents habitaient déjà l’immeuble.

    Les jeunes couples, apportent du sang neuf et de l’énergie au quartier, ils ont la folie de leur jeunesse. Ils sont venus là, parce que les parents ont un bien ici ou parce que les loyers sont plus abordables.

    Les cadres supérieurs et les commerçants aisés, font partie des occupants les plus exigeants. Ils ont choisi d’habiter le secteur, pour des logements ayant un cachet historique, ils ont aménagé de grands espaces avec des poutres apparentes et se sont fait une spécialité dans le domaine de la décoration intérieure. Ils sont très attentifs à leur qualité de vie.

    Les marginaux, squattent des masures abandonnées. Ils n’ont que de maigres moyens de survie, et sont souvent squelettiques, avec des tenues excentriques et provocantes. Ils sont souvent accompagnés de chiens et transportent avec eux un bric-à-brac digne de Zézette la femme du père Noël.

     

    Tout ce beau monde cohabite dans une harmonie précaire. Mélanie, avec ses chats,  fait le lien entre tous. Elle connaît chacun par son prénom et ne se préoccupe pas du pourquoi ni du comment des choses.

     

    Plusieurs voisins s’étonnèrent de voir tous ces animaux en quête de pitance, la chose était inhabituelle. « La neige a dû perturber leurs habitudes», se disait Loïc Liorant le boulanger, en passant ce matin là vers trois heures pour aller au fournil. Il n’avait pas vu les félins aussi excités depuis longtemps. Même au plus fort de l’été ou à la saison des amours, ils ne se comportaient pas ainsi. Justine Coinon sortit vers cinq heures pour prendre son service à la gare SNCF, elle aussi remarqua une effervescence inaccoutumée. Elle croisa Clémentine Michaud qui lui en fit la remarque :

     

    -les minets de Mélanie ont faim.

     

    Un vieux matou, qui en avait vu bien d’autres, s’approcha de chez Riou le boucher. Nestor Riou était un homme massif, le visage rougeaud, aussi doux et aimable qu’il était rondouillard, il n’avait qu’une seule haine : les chats. La faim incitait le greffier à prendre des risques, il se rapprocha de la devanture.

    Nestor raccompagna une cliente sur  le pas de sa porte, lorsqu’il aperçut le gros minet, son sang ne fit qu’un tour, il prit la pelle et s’élança à la poursuite de l’intrus. Le sol gelé réussit mieux au fuyard qu’à son poursuivant, malgré le gros sel qu’il avait jeté sur tout le long du trottoir, ce dernier s’aplatit de tout son long sur le pavé verglacé à cet endroit.

    Il fut impossible au boucher de se relever, il maudissait Mélanie et tous les chats de la création. Il dut se rendre à l’évidence : il s’était cassé quelque chose. Des voisins l’aidèrent à se relever, Il souffrait beaucoup de la jambe gauche au niveau du genou. Il arriva à rentrer dans son magasin sur une jambe, grâce aux épaules secourables de Loïc Liorant.

    – Alors Nestor, tu te places dans le patinage artistique ? Lui lança Loïc.

    – Suis pas d’humeur, la Mélanie avec ses bestioles, elle m’a  « bousillé » la guibole.

    – Et toi, avec ta phobie des « gros minets », tu voudrais les passer aussi sur le billot lui répondit le boulanger. Tu veux que j’appelle le toubib ?

    – Y a pas le choix, prends le téléphone et appelle le docteur Sahuc. Je ne peux pas bouger de la chaise.

    Nestor Riou était assis au milieu du magasin, il était cerné par des andouillettes, des jambons, des saucissons et quelques clientes curieuses, qui compatissaient à son malheur.

    – Loïc, j’ai une faveur à te demander ce matin.

    – Je t’écoute mon chaton.

    – Arrête, tu me fais monter la tension. Ferme ma boutique s’il te plait.

    – Mesdames, le blessé a besoin d’être seul avec moi, on ferme.

    Les clientes parties, Loïc demanda à son ami s’il avait besoin d’un coussin pour sa jambe.

    – Je ne la touche pas car elle me fait très mal au niveau du genou, j’ai probablement pété un ligament, et Sahuc qu’est-ce qu’il « branle » bon Dieu ?

    – Allons, il n'y a pas plus de cinq minutes que le l’ai appelé, il a dit qu’il serait ici dans un quart d’heure !

    – Oui, mais ça paraît long, dis donc t’as vu la Mélanie ces jours-ci ?

    – Non, mais tu ne vas pas l’enguirlander pour ta course malheureuse au mistigris. C’est ta faute, t’as plus vingt ans mon vieux.

    – Merci pour le vieux, toi tu as six ans de plus que moi l’ancêtre.

    Le docteur Sahuc arriva enfin, il frappa à la porte, Loïc le fit pénétrer dans  la boutique.

    – Bonjour messieurs, petit accident de ski monsieur Riou ?

    Le boucher grommela quelques mots.

    – Ouais ! comme dit mon ami Loïc, j’ai patiné, et puis voilà !

    – Bon, regardons ça. Vous avez mal où exactement ?

    – Ici docteur.

    Il désigna son genou. Sahuc remonta le pantalon du boucher et essaya de faire plier son articulation.

    – C’est grave docteur ? demanda Nestor.

    – Les radios le diront mon cher, mais je vous parie un rosbif que ce sont vos ligaments, qui ont fait les frais de vos exploits hivernaux. Il vous faut aller au service des urgences de l’hôpital.

    – Mais docteur, je n’ai personne pour tenir la boucherie.

    – Vous voyez bien que vous ne pouvez pas tenir debout mon pauvre. Il vous faudra trouver une autre solution.

    Loïc émit une idée :

    – Mon neveu pourrait te dépanner le matin, il sait désosser parce qu’il travaille chez un paysan qui commercialise ses bêtes en vente directe. Veux-tu que je l’appelle ?

    – C’est pas de refus, car la boutique est pleine à craquer, ça me ferait une sacrée perte.

    – Ne tardez pas pour aller à l’hôpital, car plus vous attendrez et plus compliqué sera le travail des médecins.

    – Merci docteur et à bientôt.

    – Au revoir monsieur Riou, au revoir monsieur Liorant.

     

    Le docteur Jonas Sahuc avait pris tout naturellement la succession de son père, il y a une dizaine d’années. Ayant grandi dans le quartier, il en connaissait bien les habitants. Pour rien au monde il ne serait parti ailleurs, et ses patients le lui rendaient bien. C’était une grande famille. Il avait suggéré, à plusieurs reprises à l’ami Nestor, de faire un peu de régime afin de perdre du poids. Malgré les conseils, le boucher n’en faisait qu’à sa tête, surtout après le décès de son épouse partie en quelques semaines, d’un cancer du sein. Il assumait son veuvage depuis deux ans maintenant. Lui aussi, avait succédé à son père derrière l’étal, il prenait plaisir à dire que chez les Riou, c’était comme avec les archevêques, de père en fils.

    Le docteur venait d’avoir quarante ans, il était l’époux comblé d’une irlandaise rencontrée lors d’un périple entre copains de l’autre côté de la Manche. Elle se prénommait Maureen et affichait cinq ans de moins que son époux. Ils adoraient leurs deux enfants, qui ne passaient pas inaperçus dans le quartier. Léa, rousse comme sa maman, venait de fêter ses sept ans, et Léo, son frère rouquin, six ans. On ne les voyait que rarement l’un sans l’autre. Maureen était traductrice pour une maison d’édition, ce qui lui permettait de travailler à domicile en s’occupant de ses enfants.

     

    Mistigris le vieux matou, surveillait les alentours depuis un soupirail. Il distança sans difficulté le boucher, et rit bien dans ses moustaches, en voyant son ennemi s’étaler de tout son long sur le trottoir gelé. Dans sa fuite, le gros minet sortit ses crampons, toutes griffes dehors, il négocia son virage sur les chapeaux de roues. L’adversaire n’était pas de taille à le suivre. Alors, il s’arrêta un peu plus loin. Maintenant, il scrutait les allées et venues devant la boutique de l’éclopé. Il vit d’abord le boulanger, qui s’était porté au secours de Nestor, le brave homme donnait de temps à autre aux chats un morceau de jambon ou de pizza.

    « Ca doit être grave » pensa-t-il.

    Les vieilles, réfugiées dans la boutique, s’éclipsèrent un moment après et le docteur, rentra dans le magasin. Mistigris, curieux, aurait bien voulu voir à l’intérieur, mais Loïc baissa les rideaux rouges, spectacle terminé. Il vît ressortir Jonas avec son cartable et le compara à un écolier attardé ; c’est pas malheureux d’être si grand et d’avoir toujours un cartable. Ces humains étaient vraiment bizarres.

    Au bout de la rue, un poteau amovible barrait l’accès à la rue piétonne. Une ambulance arriva, son gyrophare bleu tournant à plein régime. Le matou se disait que décidément, ce matin ne s’annonçait pas comme les autres. Le chauffeur avait un petit boîtier électronique, il l’actionna et le plot s’enfonça dans le sol. L’ambulance démarra lentement sur la neige verglacée, le crissement des pneus sur le pavé fit fuir deux de ses congénères. Du haut de son soupirail, Mistigris observa, les deux ambulanciers sortirent un chariot du véhicule. Deux minutes plus tard, le boucher apparut couché sur le brancard à roulettes. Les deux hommes eurent du mal à hisser sa carcasse à l’intérieur de l’ambulance ; il pesait son quintal le Nestor. La voiture fit demi-tour, le crissement des pneus fut désagréable aux oreilles du vieux combattant. Il rentra dans la cave.

    Quelques minutes plus tard, le « raminagrobis » se posta sur son soupirail. La faim le tenaillait. Il avait perdu l’habitude de ne pas manger pendant plusieurs jours. Mélanie avait distribué les dernières croquettes vendredi matin, cela faisait plus de trois jours, ce n’était pas dans ses habitudes. Mistigris ne ronronnait plus, il ronchonnait après sa pourvoyeuse, en se demandant pour quelle raison elle ne venait pas le voir. Il aimait beaucoup la vieille dame. Il était l’un des rares à accepter ses caresses et à se frotter à ses jambes. Il réfléchissait : comment faire pour pallier à l’absence de nourriture ? « Il faudrait alerter les collègues, je vais provoquer une réunion de quartier. Nous irons en délégations devant les commerces, en espérant être entendus. » Le matou partit à la rencontre de ses amis. En quelques minutes, une trentaine d’individus se retrouvèrent devant la boulangerie Liorant.

    Ginette Liorant, surprise par le nombre élevé de chats devant sa porte, en parlait avec ses clientes et clients. Il se passait quelque chose d’anormal dans le coin. Mistigris défilait en tête de cortège. Loïc fit un peu d’humour, il dit à une bigote :

     

    -c’est encore une manif, un coup de la CGT, ils recrutent même les vieux matous retraités.

     

    Ginette en conclut qu’ils avaient faim.

     

    – Loïc, tu devrais aller voir s’il n’y a pas quelques déchets chez Nestor. Ça fait plusieurs jours que nous n’avons pas vu Mélanie, c’est pour ça que les chats sont là, ils veulent manger.

    – J’y vais de ce pas.

    Il revint un moment après, avec un seau et des petits morceaux de viande, qu’il jeta sur la neige.

    – Je crois qu’on devrait aller chez madame Pralong, il ne faudrait pas qu’elle soit malade ?

    – Vas-y Ginette, je garde la boulangerie et les chats.

    – Entendu, à tout de suite Loïc.

    Ginette la boulangère marchait doucement, elle n’aimait pas la neige et le verglas. La maison, où se trouvait l’appartement de Mélanie Pralong, se situait à deux cents mètres de la boulangerie. Elle poussa la lourde porte, alluma la minuterie et monta jusqu’au troisième et dernier étage, puis appuya sur la sonnette, aucune réponse, elle frappa avec ses poings sur la vieille porte en chêne, sans succès, pas âme qui vive de l’autre côté.

    La boulangère battit en retraite et se dit qu’il fallait alerter les pompiers ou la police, elle allait en parler avec son mari.

    De retour à l’échoppe, Ginette fit part de son inquiétude :

    – Il y a un problème chez Mélanie, aucune réponse. Il faut faire quelque chose Loïc.

    – j’appelle la police, dit Loïc.


    2

     

     

    Dès la deuxième sonnerie du téléphone, un interlocuteur se fit entendre.

    – Gendarmerie je vous écoute ?

    Loïc, malgré son expérience, se trouvait mal à l’aise au téléphone, et encore plus avec la maréchaussée.

    – Oui bonjour, je vous appelle au sujet d’une voisine qui a disparu.

    – Soyez plus précis s’il vous plaît monsieur, donnez-moi votre nom, votre adresse et l’identité de la personne disparue.

    – Je suis Loïc Liorant, je tiens la boulangerie située rue du vieux marché, et ma voisine, madame Mélanie Pralong, ne donne pas signe de vie depuis jeudi ou vendredi passés. Elle habite au douze bis, rue du Carillon au troisième étage.

    – Quelqu’un est-il allé frapper à sa porte ?

    – Oui, mon épouse arrive de là-bas, elle n’a eu aucune réponse.

    – Nous venons avec un serrurier et les pompiers monsieur Liorant.

    – Merci bien à tout à l’heure.

    – Voilà Ginette, ils envoient le plombier, le pompier et le policier.

    – Rien que ça, tu te fous de moi Loïc ?

    – Un peu, en réalité le gendarme m’a dit, qu’ils venaient avec un serrurier et les pompiers. Ça ne me dit rien de bon cette affaire !

    – Oui j’ai peur pour Mélanie, elle a peut-être été victime d’un malaise. Pourtant elle a un boîtier fourni par  la mairie pour appeler au cas où.

    – Ginette, ne te fais pas du sang inutilement, nous serons fixés dans un petit moment. En attendant, les chats se sont régalés avec les déchets de Nestor.

    – Tu as vu le vieux tout gris, on aurait cru que c’était lui le meneur de la bande, je crois que c’est le préféré de Mélanie. Elle dit toujours qu’il lui donne la température du quartier. Lorsque tout va bien, il ronronne dans ses jambes, à la première alerte, il se planque et ne réapparaît que si le danger est écarté, un sage celui-là.

    Depuis un gros quart d’heure, les époux Liorant conversaient sur le sort de Nestor et l’absence de la vieille dame. Des clientes bavardes se mêlaient à la conversation. Elles avaient un avis sur tout, Ginette faisait un effort pour ne contrarier personne. Les croissants étaient presque tous vendus, Loïc décida de faire une petite fournée pour les clients qui se levaient tard, il était onze heures, le carillon de la chapelle venait de sonner.

    Un véhicule de gendarmerie franchit le plot qui séparait la zone piétonne de la zone ouverte à la circulation routière. Une ambulance avec deux pompiers en uniforme se rangea derrière leur voiture, un autre homme descendit de celle-ci. Deux gendarmes poussèrent la porte de la boulangerie :

    – Bonjour, Monsieur Liorant s’il vous plait ?

    – Bonjour, mon mari est au fournil, je l’appelle. Loïc, c’est les gendarmes, tu viens.

    – Je viens, tu sortiras les croissants dans dix minutes Ginette.

    – Pas de soucis, j’y penserai.

    – Messieurs bonjour, je vous emmène chez madame Pralong. Sa rue est étroite, il vaudrait mieux laisser un véhicule ici et ne venir qu’avec l’ambulance.

    Les gendarmes acquiescèrent.

    Loïc ouvrait la marche, les deux gendarmes et le serrurier en civil suivaient. Mistigris, de son soupirail, regarda passer le groupe, pas normal tout ça se disait-il.

    Le boulanger poussa vigoureusement la porte d’entrée en chêne massif, les battants chargés d’histoire cédèrent à la poussée. Combien d’amours clandestines se sont scellées sous son porche centenaire, combien de petits trafics à l’ombre des regards. Si elle pouvait parler, elle en aurait à faire des confidences ! La minuterie, ancienne elle aussi, faisait un bruit de métronome.

    Le petit groupe arriva sur le palier du troisième étage. Chacun retenait son souffle pour ne pas émettre un son. Loïc frappa à la porte. Sans réponse, il tapa de nouveau et donna de la voix pour appeler Mélanie.

    Un gendarme prit le relais :

    – Madame Pralong, ouvrez-nous gendarmerie nationale, nous allons procéder à l’ouverture de votre serrure dans une minute.

    Il n’y eut pas de réponse, le seul son perceptible, était celui de la minuterie, la lumière s’éteignit et le tic-tac avec. Le boulanger appuya sur le bouton, le serrurier s’approcha de la fente, il l’examina et sortit de la poche de son veston un trousseau de clés. Il possédait là, de quoi ouvrir toutes les portes de la ville. Il tâtonna quelques minutes, enfin, il crocheta le loquet et la porte céda.

     

    Mistigris, n’aimait pas les gens en uniforme. Il se souvenait, il y a quelques années, de la descente dans le quartier d’une équipe de pompiers qui captura bon nombre de ses amis. Il ne s’en sortit que grâce à sa parfaite connaissance des coins et recoins du secteur. Il perdit à cette occasion beaucoup de camarades. Quelques-uns revinrent traumatisés par l’expérience. Ils étaient mutilés dans leur fierté de mâle. Le vieux matou, prit sous  sa coupe les malheureux eunuques. Il se montrait attentif envers les jeunes de la tribu, il s’agissait d’informer la jeunesse des risques encourus. Séduits par quelque jolie minette, certains paradaient sans retenue, il corrigeait souvent ces imprudents.

    Les ruelles n’étaient pas toujours sûres, il fallait souvent ruser avec des chiens belliqueux, qui tentaient de prendre possession du pavé. Alors la troupe s’organisait pour bouter l’intrus hors du périmètre.

    La vie de chat n’était pas de tout repos, pour survivre dans cette jungle quotidienne, il fallait une bonne acuité visuelle, de bons réflexes, de la diplomatie et un sens aigu de l’anticipation. Mistigris hérita ses dons de sa mère, une vaillante chatte de gouttière qui lui apporta une solide éducation. Il gardait de cette enfance un souvenir ému, lorsque tout petit, avec ses frères et sœurs, il se blottissait contre sa mère en buvant le lait maternel. Elle lui fit connaître tous les lieux stratégiques et l’intégra à la communauté. Aujourd’hui c’était lui le patriarche qui transmettait le flambeau.

    Le soupirail d’accès à son logis, se trouvait au milieu de son territoire. La ruelle qui passait devant, montait au château et se terminait sur la place de la chapelle. Dans l’autre sens, c’était le coin des commerces, avec la boucherie de Nestor et la boulangerie des époux Liorant. Sur la droite, une ruelle mal pavée, partait en direction du théâtre, Mistigris aimait bien ce passage qui s’appelait « rue des promises » ; la légende disait que c’était par-là qu’arrivaient les cortèges des futures épouses, qui grimpaient vers la chapelle pour convoler en justes noces. Avec le temps, l’histoire s’était enjolivée, il n’en subsistait de nos jours qu’un conte romantique.

    A quelques mètres à gauche, se trouvait la maison de Mélanie, celle qui l’avait lâchement laissé tomber depuis plusieurs jours. Quand il vit les cinq hommes, accompagnant Loïc, entrer dans le couloir de la maison de sa pourvoyeuse, le vieux greffier ne se douta pas de la suite des événements. Il préféra quitter son repaire et longer les murs en direction du square où se trouvait l’école maternelle. Il grimpa dans un gros marronnier; d’où il avait une vue plongeante alentours, car il adorait dominer la situation. Il savait qu’avec les années, bientôt il ne pourrait plus grimper, aussi, savourait-il ces moments de solitude sur les branches centenaires.

    Mistigris, voyait les enfants s’amuser dans la cour où il y avait des petites cabanes en bois, un bac à sable et même un petit toboggan.

    Des bambins regardaient parfois dans sa direction, ils lui faisaient des signes et ça lui réchauffait le cœur. Parmi eux, les gentils et les méchants se comptaient en nombre égal.

    A la fin de l’été pendant la saison des marrons, il évitait de se balader vers le parc, car des garnements jetaient les projectiles sur les animaux qui passaient. Une fois, il en avait reçu un dans l’œil qui lui avait laissé une vilaine blessure à la paupière, au millimètre près, il aurait été borgne.

    Aujourd’hui, il avait été prudent pour grimper dans son observatoire. Il n'y avait pas de neige sur le tronc, mais beaucoup sur la ramure. Il s’était blotti  sur une fourche protégée par une grosse branche.

    Dans la cour, les élèves, équipés de blousons et d’anoraks multicolores, fabriquaient un bonhomme de neige. Ils en profitaient pour se lancer des boules dans un joyeux tintamarre. Les maîtresses restaient attentives, car la neige dure est toujours dangereuse, les boules sont une arme redoutable lorsqu’elles sont bien tassées.

    Par temps chaud, notre vieux guerrier, aimait à se promener au milieu de la verdure, car il y faisait frais.

    Les chats n’étaient pas souvent les bienvenus en cet endroit fréquenté par toutes sortes de personnages.

    Les plus gentils, les amoureux, minaudaient sur les bancs à l’abri du public. L’amour ne se donnait pas en spectacle, il se vivait.

    Il y avait des vieilles dames, un peu comme Mélanie, mais elles choisissaient pour confidents les pigeons. Elles apportaient des croûtes de pain et des graines, rien à mettre sous la dent d’un gros minet.

    Le danger le plus fréquent ici, c’étaient les clochards, enfin pas eux mais leurs chiens, des vagabonds qui dormaient à même le sol, sous les frondaisons avec une meute à leurs basques.

    Mistigris évitait ces gueux, il ne leur trouvait ni classe, ni éducation. Il n’avait pas peur des mendiants et de leurs esclaves chiens, mais il préférait les ignorer et faire un détour. Il se disait que le choix des dérivations faisait gagner du temps et du souffle.

    Seul Dudule, le clochard unijambiste, trouvait grâce à ses yeux. Il l’estimait moins poivrot que les autres, lui il n’avait pas de chien, il donnait même des croquettes quand il possédait trois sous ! Il adorait être entouré de ses copains les chats. Il se posait par terre et allongeait sa jambe de bois. En distribuant ses friandises, il racontait des histoires, Mistigris, écoutait religieusement les souvenirs de Dudule du temps où il sautait sur ses deux membres ; il lui répondait en miaulant affectueusement, entre bêtes, ils se comprenaient ! Dès les premiers froids, Dudule prenait ses quartiers d’hiver. Il se repliait dans la zone industrielle vers les hypermarchés.

     

    Une odeur nauséabonde surprit les intervenants qui se bouchèrent les narines. Loïc marmonna que c’étaient les effluves de la mort. Dans le vestibule, quelques paires de patins étaient disposées, mais personne ne prit soin de s’en servir. Le parquet ciré brillait, et un parfum d’encaustique parvenait à se faire sentir parmi les autres émanations. Ils comprirent dès l’ouverture de la porte ce qui les attendait… Ce n’était pas la première fois qu’ils officiaient chez une personne âgée seule. De nos jours, la société s’étant individualisée, le noyau familial se révèle quasi inexistant, les anciens finissent bien souvent leur parcours dans une solitude extrême. Au bout du couloir se trouvait la réponse à leurs interrogations.

     Les gendarmes firent rapidement leurs recommandations : ne rien toucher et ne rien déplacer.  Une porte vitrée, avec des rideaux en broderie, permettait d’accéder à la salle à manger. L’huis était juste poussé et l’un des hommes fut pris de nausées en pénétrant dans la pièce, les autres eurent des hauts le cœur. La température élevée dans l’appartement ne facilitait pas les choses. Comme beaucoup de vieilles personnes, Mélanie ne se trouvait bien qu’autour de vingt-cinq degrés. Loïc aperçut madame Pralong le premier, elle semblait dormir recroquevillée au fond d’un rocking-chair. Il ne tenta pas de l’appeler, il savait qu’elle ne lui répondrait pas. La vieille dame dormait de son dernier sommeil, et tout dans la disposition des lieux paraissait bizarre.

    Les pompiers s’approchèrent de la malheureuse. Ils avaient anticipé et se retrouvèrent les seuls à s’être protégés de l’odeur qui régnait dans l’atmosphère confinée de la pièce. Un des jeunes sapeurs se retourna en direction des gendarmes et bouscula légèrement un globe terrestre posé sur un guéridon.

    – Vous avez vu, elle a deux chats sur les genoux !

    Le gendarme Chopard lui répondit :

    – Oui mais ils ne risquent pas de nous griffer, ils sont morts aussi.

    Loïc ajouta :

    – Morts et empaillés.

    Le teint cireux de la défunte laissait supposer qu’elle était décédée depuis plusieurs jours. Les cinq hommes se sentaient mal à l’aise. Hardy, prit son téléphone portable et appela la brigade.

    – Allô ! Ici Hardy, passez-moi le bureau des enquêtes !

    – Gendarme Gilles, j’écoute ?

    – Salut Gilles, c’est Hardy. Nous avons du boulot pour vous. Nous sommes au douze bis, rue du Carillon au troisième étage… une dame âgée avec une mise en scène digne d’Alfred Hitchcock.

    – Ne bougez pas, nous arrivons. A tout de suite.

    – Nos collègues enquêteurs sont en route ; ils vont prendre le relais.

    Chopard s’adressa aux pompiers :

    Désolé, les gars, je crois que vous allez devoir attendre le feu vert des enquêteurs avant d’évacuer Madame Pralong.

    Loïc n’en croyait pas ses yeux, il n’avait jamais vu ce décor lors de ses précédentes  visites chez Mélanie. Les deux chats empaillés, positionnés sur les genoux de la défunte, regardaient dans une autre direction ; il se demandait ce que cette mise en scène signifiait.

    Il essaya d’apprécier l’angle de vue des greffiers. Il n’y avait qu’un guéridon avec une mappemonde posée dessus et dans le prolongement une fenêtre avec des rideaux brodés. Lorsque les volets étaient ouverts, la vue donnait sur la chapelle du château. Actuellement, toutes les ouvertures donnant sur l’extérieur étaient closes.

    Méticuleuse, la vieille dame ne laissait rien dépasser d’un poil dans l’ordonnancement de son logis. La dentelle semblait avoir sa préférence, en plus des rideaux, des napperons sur les guéridons, les tables basses et sur la grande table de la salle à manger, le chemin de table. Une évidence s’imposait, la dentelle dominait le décor.

    Une lumière diaphane éclairait la pièce.

    Le groupe s’était maintenant un peu habitué à l’odeur. Ils regardaient tout autour d’eux, il régnait dans cet appartement une drôle d’atmosphère. Le plus retourné, était le boulanger, il avait côtoyé pendant de nombreuses années Mélanie, et il aurait payé cher pour ne pas se trouver devant ce rocking-chair aujourd’hui.

    Tout était d’une propreté remarquable dans l’appartement, les meubles cirés et la poussière quasi inexistante, Mélanie devait avoir certainement une femme de ménage, car à son âge elle n’aurait pu entretenir avec autant d’opiniâtreté.

    Hardy demanda à tout le monde de sortir sur le seuil. Nous attendrons ici ce sera plus facile pour nous. Le serrurier avait envie de quitter les lieux au plus vite, il se hasarda à demander si ces messieurs avaient encore besoin de lui. Chopard le remercia et lui signifia qu’il pouvait disposer. Les hommes discutaient sur le palier. Loïc n’avait pas le cœur à la causette. Habitués à des situations macabres, ils essayaient de parler d’autre chose. L’horloge de la chapelle sonna la demie, Chopard regarda sa montre ; il était onze heures trente. Ses collègues n’allaient plus tarder.

     

    Sur son marronnier, Mistigris, entendit d’abord le son des cloches du carillon, ensuite dans la cour de l’école maternelle une sonnerie se mit à retentir.

    Devant le portail vert pomme, les mamans attendaient leur progéniture.

    Le chat voulait descendre de son perchoir, mais la prudence lui conseillait d’attendre la sortie des classes et le départ des enfants avec leurs parents. Les bambins sortirent, quelques-uns s’amusaient avec le bonhomme de neige  dans la cour, il s’agissait de ceux qui mangeaient à la cantine.

    Chopard s’adressa à ses compagnons :

    – Avez-vous vu les meubles, ce n’est pas du toc !

    Hardy lui répondit qu’il était impressionné par la qualité du mobilier et que c’était certainement d’époque.

    – Oui, et parfaitement entretenu, cette vieille dame possédait un goût certain pour le mobilier ancien, ajouta l’un des pompiers.

    – Ce qui est remarquable, c’est la table Louis XV avec les chaises, reprit Chopard.

    Pour tuer le temps, ils passèrent en revue le mobilier du salon, outre la table et les six chaises, un vaisselier avec des assiettes en porcelaine représentant des scènes de la vie quotidienne au dix-huitième siècle, attisa leur curiosité. Il y avait aussi deux tables basses et des guéridons. En face, se trouvait une bibliothèque avec de nombreux ouvrages.

    Loïc leur dit que ce n’était pas surprenant car Mélanie, professeur retraité, possédait une grande culture. Lui, chamboulé par ce qu’il venait de voir, ne s’était pas trop attardé sur les détails, hormis les deux chats posés sur les genoux de madame Pralong.

     

    Mistigris, descendu de son arbre, longeait les murs en direction de son soupirail, il espérait rencontrer sa bienfaitrice. Chemin faisant, il fit une étrange rencontre : arrivé à hauteur du douze bis, rue du Carillon, il croisa deux hommes en uniforme avec chacun une valise à la main, qui ne prêtèrent aucune attention à ce vieux raminagrobis. Il accéléra l’allure pour se faufiler au plus vite à l’abri.

    Il trouva que ce matin, Mélanie recevait beaucoup de visiteurs, et surtout des inconnus. Il se demanda si son amie n’était pas malade. D’autant que le docteur Sahuc fit son apparition à l’autre extrémité de la rue. De mémoire de chat, jamais autant de monde ne circula à la fois, dans la montée d’escalier de l’immeuble de Mélanie. « Ce n’est pas normal tout ça » se disait il ! et il se décida à aller voir d’un peu plus près la situation. Il traversa la rue, longea la façade de la maison pendant quelques mètres et s’engouffra dans une ouverture au ras de la chaussée. Le matou connaissait un chemin donnant accès au couloir sans être vu. Il voulait satisfaire sa curiosité, sans pour autant éveiller celle de tout ce monde, réuni chez son amie.


     

     


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