Répondre à : KELLER, Richard – Chat perché

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#152894
Richard KellerRichard Keller
Participant

    Sagol reformula sa question :

     

            Avez-vous localisé les animaux ?

     

    Il réfléchit un instant et répondit à Sagol :

     

    – oui, mais madame de Lucinges ne me croyait pas, ils voyageaient dans la région de Bordeaux.

     

            Comment ça à Bordeaux?

     

            Non pas à Bordeaux, dans la région à quelques kilomètres.

     

    Cottet ne bégayait plus, il serrait son instrument dans sa main droite. Gilles voulut tenter une expérience ; il sortit les deux photos de l’homme au sac à dos.

     

            Monsieur Cottet, si je vous montre une personne sur des photos, seriez-vous en

    mesure de me dire où elle se trouve en ce moment ?

     

            Je peux essayer si vous le désirez.

     

    Gilles posa les images sur le pupitre. Il était sceptique quant au résultat qu’il obtiendrait.

    Cottet, tendit le pendule au-dessus des clichés. Il ne bougeait pas. Il posa l’index de la main gauche sur la première photo. Le pendule oscilla, il suait à grosses gouttes, l’instrument se balançait dans un mouvement de plus en plus ample. Puis il procéda de la même manière sur la deuxième. La situation se révéla identique. Cottet enleva son doigt du cliché, le pendule s’immobilisa.

    Gilles était impatient de connaître le verdict de cet instrument bizarre.

     

            Votre homme se trouve dans une maison dans la région de Bordeaux.

     

    Gilles ne put se retenir, il répondit que chaque fois qu’il avait une photo en provenance de madame de Lucinges, il l’envoyait sur Bordeaux.

    Cottet visiblement épuisé par la séance, sourit à l’adjoint de Sagol. Il lui dit qu’il avait l’habitude, et que face à l’aspect irrationnel de la recherche, il comprenait la réaction de rejet de son interlocuteur.

    Gilles s’excusa de son emportement, et lui demanda s’il pouvait faire l’expérience lui-même ?

    Cottet accepta, mais il lui donna un autre pendule en lui expliquant que celui ci avait un magnétisme trop fort pour un débutant.

    Gilles se concentra, il plaça l’objet au-dessus des images et pointa avec son doigt l’homme au sac à dos. Rien ne se produisit. Cependant, le gendarme ressentit une douce chaleur remonter par sa main droite et gagner ses membres. Il lâcha l’instrument et rangea les photos.

    Sagol perçut de la gêne chez son adjoint, il ne fit aucun commentaire. Il remercia leur interlocuteur.

    Gilles eut la même sensation de chaleur en serrant la main de Cottet, il sortit rapidement de l’appartement.

    En descendant la ruelle, Sagol s’adressa à son adjoint qui n’avait pas dit un mot depuis leur départ.

     

    – Mon cher Gilles, lorsque la gendarmerie ne voudra plus de vous, vous pourrez vous reconvertir dans la radiesthésie.

     

    – Cet homme est diabolique, son pendule m’a chauffé tout le corps, mais je ne suis pas allé jusqu’à Bordeaux, je suis resté au bord de son bureau.

     

    – Notre formation cartésienne nous empêche de voir certaines choses Gilles, force est de reconnaître, que malgré l’aspect étrange, Pierre-Jean Cottet réussit souvent là où les méthodes traditionnelles échouent.

     

    – Je progresse chef,  mais je ne peux avaler toutes ces couleuvres. Si à chaque disparition de chat, nous sommes expédiés à Bordeaux, je ne peux accepter ces affirmations.

     

            Néanmoins, nous devons mettre ça dans un petit coin, sait-on jamais !

     

    La nuit commençait à tomber sur la ville, ils accélérèrent le pas. Sagol n’était pas mécontent de sa journée, ils avaient quelques éléments à exploiter pour essayer de trouver l’assassin de Mélanie.



     

    5

     

     

    Sagol se rendit à la boulangerie avant d’aller à la brigade. Madame Liorant discutait avec le boucher qui sautillait sur une jambe, il avait laissé ses béquilles chez lui. Ce n’était pas très raisonnable avec les trottoirs et le pavé verglacés, mais c’est comme ça qu’il révélait son originalité, réfractaire à toute contrainte.

    Le fils aîné du frère de Loïc s’appelait Yann, il s’entendait à merveille avec son nouveau patron, qui lui confiait sans souci les clés de sa boutique. Il était dur au labeur et d’un caractère joyeux. Nestor le premier, se félicitait d’avoir recruté ce jeune homme, il venait donc un peu plus tard, simplement pour superviser, et s’installait sur un tabouret de bar que lui prêtait Ginette. Il se contentait de tenir la caisse et de papoter avec ses clientes. Sagol les salua tous les deux. Elle se tourna dans sa direction en lui demandant s’il allait trouver le coupable rapidement.

     

            Ce n’est pas si facile que cela Ginette, mais nous avançons, je ne peux vous en

    dire plus aujourd’hui, et vous monsieur Riou, comment allez-vous ? Ce n’est pas

    trop grave j’espère ?

     

    Nestor, heureux que le chef s’adresse à lui, prit une mine de circonstance.

     

    – C’est difficile monsieur Sagol avec mon commerce, je me suis fait une rupture des ligaments.

     

    Ginette rajouta que Nestor voulait déposer une plainte contre Mistigris pour « délit de fuite » !

     

    Sagol, d’excellente humeur se tourna vers l ‘estropié et lui demanda de « courir » de ce pas à la gendarmerie, et surtout de bien indiquer la direction qu’avait pris le chat en question.

    Nestor lui répondit qu’il avait fait appel à une « milice privée » qui nettoyait avec application le quartier.

     

            Oui, mais ton matou, il court toujours Nestor, et toi tu boîtes ! déclama son amie.

     

    – C’en est trop ! Même toi tu es dans le camp des « raminagrobis », monsieur Sagol, ma vie est un enfer, je suis cerné de tous côtés ; l’ennemi s’est infiltré jusque dans la boulangerie.

     

    – Les espions sont les plus difficiles à éliminer, ils agissent en sous-main, à votre place je serais prudent monsieur Riou, vous pourriez être la victime d’une action concertée, une sorte de commando téléguidé par Mistigris.

     

    – Vous avez raison monsieur Sagol, je vais attacher mes saucissons aux béquilles, comme ça ce vieux matou n’aura qu’à bien se tenir.

     

    Ginette voulait savoir la date des funérailles de la vieille dame.

     

    – monsieur Sagol, j’ai organisé une petite collecte pour les obsèques de Mélanie, quand saurons-nous la date ?

     

            Dès que la médecine légale aura rendu son rapport. En toute hypothèse je pense

    que le milieu de la semaine prochaine serait envisageable. Je vous promets de vous tenir au courant.

     

    – Merci monsieur Sagol, vous désirez quelque chose ?

     

            Quatre croissants pur beurre.

     

    – Vous n’allez pas recommencer, ici il n’y a que du pur beurre. Vous êtes taquin ce matin.

     

    – Incorrigible Ginette ! le bonjour à Loïc, bonne continuation et prompt rétablissement monsieur Riou.

     

    – Merci Monsieur Sagol, bonne journée à vous.

     

    Léo passa devant la maison de la victime, des chats erraient le long des murs entre les monticules de neige. Ils cherchaient désespérément de la nourriture. Personne à ce jour n’avait pris le relais de la vieille dame, les minettes et les minets étaient soumis à la diète.

     

    La température se situait largement au-dessous du zéro fatidique, Sagol dégageait de la buée à chaque expiration. A l’inspiration, l’air glacial lui brûlait les poumons. L’hiver était rigoureux cette année, depuis plusieurs jours la Sibérie s’était installée au pays.

    Gilles préparait un café chaud, il aperçut son chef avec le sachet de croissants à la main. Il appréciait beaucoup les viennoiseries de cette boulangerie. Sagol fut content de se mettre au chaud, sa promenade matinale l’avait sérieusement rafraîchi.

    Les deux collègues savourèrent leur petit déjeuner, ils étaient maintenant d’attaque pour une nouvelle tournée d’investigations.

     

    Gilles s’était documenté sur la pratique de la taxidermie, il existait deux spécialistes dans l’agglomération. Le premier exerçait son art dans la rue du château, assez près du domicile de la défunte. Le deuxième travaillait à la campagne à quelques kilomètres de la ville.

    Ils choisirent de commencer par un petit voyage bucolique. Le chef, échaudé par la conduite de son adjoint dans le chemin de la baronne, lui demanda s’il connaissait les voies d’accès. Gilles saisit parfaitement le sens de la question de son supérieur, il lui précisa que la demeure du taxidermiste se situait en bord de route.

     

    Le soleil hivernal, brillait sur la campagne enneigée, les montagnes se détachaient sur un ciel bleu d’azur, cette vue splendide ce jour était un cadeau inespéré de la nature. Un groupe de corbeaux croassait perché dans les grands arbres. La rivière, basse pour la saison, coulait nonchalamment le long de ses berges blanches.

    La Peugeot ralentit au passage d’un pont, Léo regrettait de ne pas avoir pris son appareil photo pour le voyage, il aurait pu montrer à son épouse des images d’une grande beauté. Dans les prés recouverts d’un manteau laiteux, un couple évoluait en raquettes. Il s’enfonçait jusqu’aux genoux dans la poudreuse. Leur souffle court sous l’effort libérait une fine buée.

    Théophile Bernier venait de finir de dégager avec une pelle le parking devant sa maison. Il avait un sac de sel dans une main, l’autre gantée, dispersait les grains dans un geste rappelant celui des semeurs du siècle précédent. Lorsqu’il vit la voiture, il posa le sac et se dirigea vers elle.

     

            Bonjour, quel bon vent gelé vous amène ?

     

            Bonjour Monsieur Bernier, c’est moi qui vous ai téléphoné à la première heure ce

    matin. Voici l’adjudant-chef Sagol, gendarme Gilles.

     

            Venez avec moi dans l’atelier, il y fait deux ou trois degrés de plus.

     

    Les trois hommes pénétrèrent dans la caverne d’Ali Baba. Dans un atelier aux murs en planches, un bestiaire insoupçonnable s’offrit aux yeux des visiteurs. Toutes sortes d’animaux montaient la garde. Des bêtes à plumes et à poils, des animaux sauvages et domestiques, l’arche de Noé de l’ère moderne.

            Ne vous inquiétez pas messieurs, aucun ne vous mordra.

     

    – Vous travaillez sur commande ? demanda Sagol.

     

    – Pas seulement, il m’arrive de récupérer des animaux pour les commercialiser. J’ai des amis chasseurs qui me fournissent gracieusement.

     

    Gilles voulait en savoir plus sur les méthodes de travail.

     

            Comment procédez-vous?

     

    – Oh ! Très simplement, il faut d’abord tuer la bête. Je ne traite jamais les espèces protégées, sauf si la demande émane d’un service agréé. Je veux parler de l’Etat ou d’un musée. Notre activité est très réglementée et particulièrement surveillée. Avec les maladies de la vache folle et autres, je ne peux accepter un travail sans connaître la provenance de la commande, et je demande souvent un certificat sanitaire délivré par les services vétérinaires.

     

            J’ai bien compris, j’aimerais connaître le travail que vous effectuez sur le cadavre.

     

    – J’y viens ; l’intérêt principal réside dans la peau, tout le reste doit être enlevé. Donc, si l’animal arrive entier chez moi, je procède au dépeçage, voilà un aspect méconnu et primordial de mon travail. Il faut être minutieux et découper avec sûreté, sans oublier les griffes. Ensuite, je fait détruire le cadavre en le confiant au service d’incinération. Après, je racle la peau. Au début de ma carrière, je tannais aussi, maintenant je confie mes peaux à une tannerie. Je viens d’avoir soixante-deux ans, et ça me permet un gain de temps appréciable. Je peux me consacrer au traitement et à la mise en forme.

     

            Quels produits utilisez-vous? demanda Sagol.

     

    – De nombreux produits, cela dépend de ce que l’on veut faire. J’utilise surtout des assouplissants pour les peaux et des fixateurs pour que le poil reste bien en place.

     

    – Et pour la mise en forme, quelles matières avez-vous à disposition ?

     

    – Je suis resté assez conservateur, je travaille à l’ancienne. Certains confrères sont passés à la résine et à la mousse. Moi, je travaille avec des éléments naturels tels que : le bois, l’osier, la paille et le plâtre. C’est un peu comme si l’on comparait un meuble fabriqué en Chine avec celui d’un artisan ébéniste.

     

    – Merci pour vos explications, reprit Sagol. Je voudrais savoir si vous avez naturalisé des chats ces trois derniers mois ?

     

    – Bien entendu, ils sont encore ici, regardez. Il y a un persan blanc, un gouttière au pelage Isabelle et un chartreux.

     

            Vous n’en avez pas eu d’autres ?

     

    – Non, car je garde l’animal plusieurs semaines avant de le confier à ses propriétaires, cela me permet de surveiller l’évolution en situation définitive.

     

    Gilles sortit d’un porte-document quelques photos.

     

    – Jetez un coup d’œil à ces photos monsieur Bernier, je souhaiterais avoir votre opinion sur ce que vous voyez.

     

    – Je doute que ce soit du boulot de taxidermiste. Le contour des yeux est irrégulier, sur cette image, le pli au milieu des pattes arrière est anormal. Ceci ne correspond pas à la morphologie d’un félin. Il me faudrait voir les pièces en vrai. Cependant, je vous affirme que vous avez affaire à un amateur qui a procédé à cet empaillage grossier.

     

    Les deux complices se trouvaient confortés dans leur idée, convaincus depuis le début qu’il ne s’agissait pas de l’œuvre d’un professionnel. Bernier apportait par son expertise la confirmation de leur hypothèse. Il les éclaira avec plaisir sur son métier peu commun. Ils remercièrent chaleureusement le spécialiste.

    Sur le chemin du retour, Sagol et Gilles échangèrent leurs points de vue. Ils convinrent de rendre visite à Joseph Sciffo, rue du château. Son atelier, se situait au rez-de-chaussée d’une vieille maison actuellement en phase de restauration. Un échafaudage dissimulait la façade. Avec la température glaciale, le chantier se trouvait en sommeil et les ouvriers au chômage technique. Ils enjambèrent quelques madriers, pour accéder à sa boutique. Une vieille cloche résonna à l’ouverture de la porte. Un homme d’une cinquantaine d’années travaillait sur un établi, Il s’arrêta à leur entrée.

     

      Bonjour.

     

    – Bonjour, vous êtes monsieur Sciffo je suppose ! dit Sagol.

     

      Oui c’est bien moi !

     

    – Voici le gendarme Gilles, adjudant-chef Sagol, nous venons voir si vous avez naturalisé des chats ces derniers temps.

     

      Je n’en fais pas souvent, j’en ai un en cours, il est là.

     

    Joseph Sciffo leur montra un socle, sur lequel était posé une peau de couleur noire, ils n’eurent pas besoin d’en savoir plus. Bernier leur avait donné suffisamment d’éléments. Ils posèrent encore deux questions banales, l’homme n’était ni bavard ni accueillant, ils le laissèrent à son labeur.

     

    De retour à la caserne, ils prirent le déjeuner au mess, et parlèrent de tout et de rien sauf de l’affaire en cours. Ils étaient suffisamment perplexes sans se polluer pendant cet entracte. Ils burent le café avec d’autres collègues et vers quatorze heures, rejoignirent leur bureau.

    Sur celui de Sagol, l’attendait une enveloppe au logo de France Télécom. Il la décacheta sur le champ. Il s’agissait des relevés des communications téléphoniques échangées ces six derniers mois sur le poste de Mélanie Pralong.

    L’enveloppe contenait trois feuillets, le premier concernait l’objet du courrier avec la formule de politesse habituelle, les deux autres étaient rédigés sous forme de tableau et reprenaient les communications entrantes et sortantes de la date la plus ancienne à la plus récente. En parcourant rapidement les documents, Sagol repéra quelques numéros qui revenaient souvent. Il y avait quarante et un coups de fil entrants et trente-trois sortants. Il se dirigea vers la photocopieuse et en réalisa des copies qu’il remit à Gilles.

     

    – Nous allons nous partager mon cher Gilles, à vous les appels entrants, à moi les sortants.

     

            Bien entendu chef, nous sommes partis.

     

    Gilles, méthodique, ouvrit un tiroir et en sortit des feutres. Sur la première colonne, il surligna en jaune les appels entrants. Sur la suivante, il utilisa les autres coloris pour sélectionner les communications répétées. La sélection se révéla judicieuse. Il ne resta que douze appels isolés, le reste se décomposant de la manière suivante : six appels provenant d’un numéro local, dix-huit de région parisienne, et cinq d’Italie.

    Sagol procéda de la même manière, il répertoria huit appels isolés pour la plupart dans l’agglomération, six en Italie, douze en région parisienne et sept en ville.

    Ils firent un comparatif de leurs sélections. Les appels entrants et sortants vers l’Italie concernaient un numéro identique, les trente coups de fil en région parisienne aussi. Les treize appels locaux furent identifiés immédiatement par les deux gendarmes, il s’agissait de la SPA, Mélanie et madame Dercourt s’appelaient fréquemment.

    Il restait à identifier un interlocuteur ou interlocutrice en région parisienne, un en Italie, et vingt appels isolés. Un fait était à souligner, la moitié des communications isolées s’était produite dans la semaine précédant le meurtre.

    Gilles effectua des recherches par numéro sur internet. L’outil s’avéra efficace, moins d’un quart d’heure s’écoula, et il identifia toutes les lignes à l’exception de cinq, qui devaient être sur liste rouge et qu’il conviendrait d’obtenir par commission rogatoire simplifiée. Sagol s’en occupa dans l’instant avec une autre demande.

    La ligne italienne était répertoriée sous le nom de Cristina Pietrangeli au trente et un via rosso Torino. Le numéro en région parisienne était au même nom : Giuseppe Pietrangeli quatorze rue du haras à Vincennes. La liste des interlocuteurs à communication unique s’avérait hétéroclite. Il trouvèrent des appels à vocation commerciale, surtout dans deux domaines : la rénovation et l’agencement intérieur. Il y avait un notaire : maître Leschaut. Un magasin de vêtements conversa aussi avec Mélanie, il s’agissait des « Galeries Modernes ». Deux appels entrants ne trouvèrent pas preneur. Une communication échangée le jeudi trente janvier, l’appel dura six minutes entre vingt heures et vingt heures six, il provenait d’une cabine publique depuis Bordeaux. L’autre échange s’était produit le lundi vingt-sept janvier d’une cabine située sur la place de la mairie à Grenoble, la conversation fut brève, de vingt heures une à vingt heures trois.

    Le dernier appel échangé par la victime était un appel entrant, il s’agissait du notaire le samedi trente et un janvier à onze heures treize. Après, le téléphone resta définitivement muet. Le chef Sagol et son adjoint mirent au point leur plan de travail.

    Sagol joignit à sa demande d’identité des abonnés en liste rouge une requête pour obtenir la copie des propos échangés à partir des cabines téléphoniques. Il doutait de voir son vœu se réaliser. D’expérience, il savait que les opérateurs de télécommunications n’aimaient pas beaucoup effectuer ce type de recherches. Dans la majorité des cas, ils s’en sortaient par une pirouette en déclarant que les bandes ou fichiers du jour étaient inexploitables ou effacés.

    Gilles irait le mardi onze février rencontrer Monsieur Lapébie à Conques. Dans le même temps, le chef Sagol franchirait le tunnel du Fréjus pour se rendre à Turin à la rencontre de Madame Cristina Pietrangeli. En attendant, ils rendraient visite à maître Leschaut ainsi qu’aux « Galeries Modernes ».

    L’étude de maître Leschaut était aménagée au premier étage d’un immeuble moderne dans le centre en périphérie de la vieille ville. Les gendarmes furent agréablement surpris par le décor futuriste et le personnel. Ils furent reçus par une jeune femme d’environ vingt-cinq ans vêtue d’un sweat-shirt court, un diamant brillait à l’intérieur de son nombril. Lorsqu’elle sourit, ils virent aussi un piercing sur sa langue. Gilles, qui avait l’esprit coquin, pensait à d’autres endroits de son corps aussi joliment décorés. A la demande du chef Sagol elle décrocha un combiné et fit part de la présence des gendarmes à son patron.

    Le notaire élégant, à l’image de son personnel, se révéla dynamique, il se dégageait de sa personne une énergie communicative. Il vint tout sourire à la rencontre des deux hommes et les pria de le suivre. Les présentations auraient lieu dans son bureau.

    – Messieurs bonjour, comme vous avez pu le constater, je suis Jocelyn Leschaut, titulaire de l’étude, en quoi puis-je vous servir ?

    – Merci Maître Leschaut de nous recevoir à l’improviste. Je suis l’adjudant-chef Sagol et voici le gendarme Gilles mon adjoint. Connaissez-vous Madame Mélanie Pralong ?

    – Bien entendu, c’est une cliente de l’étude. Que lui est-il arrivé ?

    – Elle est décédée, et votre étude l’a appelée samedi trente et un janvier, nous aimerions connaître le but de cet appel ?

    – Ce n’est pas moi personnellement. Nous allons demander à Stéphanie de sortir le dossier. Un instant s’il vous plait.

    – Je vous en prie répondit Sagol.

    – Stéphanie pouvez-vous venir avec le dossier de Madame Pralong ?

    Stéphanie arriva en courant.

    – Voici maître.

    – Merci beaucoup, ça c’est une collaboratrice.

    Jocelyn attendit le départ de son employée pour faire cette remarque, mais il sautait aux yeux que l’ambiance de travail était excellente et les employées du notaire, toutes de moins de trente-cinq ans, semblaient tenir leur patron en haute estime pour ne pas dire davantage.

    – Revenons au cas qui nous occupe Messieurs, je vois effectivement qu’il a été noté un appel pour informer Madame Pralong que je pouvais la recevoir dans la semaine huit pour finaliser son testament.

    – Vous dites finaliser maître ?

    – Oui, Madame Pralong possédait quelques biens et m’a demandé d’évaluer son patrimoine dans un premier temps, nous devions à la suite de cette évaluation rédiger son testament.

    – Avait-elle donné des indications sur le ou les bénéficiaires demanda Gilles ?

    – Absolument pas, nous devions aborder ce sujet au prochain rendez-vous. A ce stade, je ne peux vous en dire plus. Il faudra que je consulte le fichier central de l’ordre des notaires pour voir s’il n’y a pas d’autres dispositions prises chez des confrères et pour établir l’ordre d’héritage.

    – Il ne nous reste qu’à vous remercier et vous souhaiter une bonne continuation maître.

    – Je vous remercie et vous formule les mêmes souhaits, je vous raccompagne.

    Gilles souffrit de deux agressions de la rétine pendant l’entretien, une reproduction d’un tableau de Vasarely avec des carrés et des losanges procuraient un effet d’optique assez surprenant. L’œil ne pouvant se détacher de la toile. Puis, la jeune Stéphanie l’avait poussé dans ses retranchements. Il regardait dans sa direction lorsqu’elle pénétra dans la pièce. Elle portait un chemisier blanc et par le jeu des transparences la poitrine ferme de la jeune femme s’offrait aux regards. L’apparition furtive et le demi-tour firent le reste, de dos, Gilles vit à contre-jour le string blanc de la demoiselle. Cela faisait beaucoup pour un seul homme. Heureusement le pandore possédait un bon self control. Il ne dit rien à son chef, car il savait que celui-ci en profiterait pour le railler.

    Le trajet de l’étude jusqu’aux « Galeries Modernes » fut bref, à peine deux cents mètres. Les deux hommes n’avançaient pas d’un pouce dans ce dossier, le notaire ne pouvant fournir aucune information sur les héritiers. Arrivés au magasin, les deux enquêteurs se dirigèrent du même pas vers l’hôtesse d’accueil qui appela un responsable. Le coup de fil passé à Mélanie concernait un pantalon d’hiver qu’elle venait d’acheter et qui nécessitait des retouches. L’appel la prévenait que le vêtement se trouvait à sa disposition. Le responsable regarda rapidement sur l’ordinateur le nom de la cliente et en trois secondes, il put donner l’heure de l’appel et le sujet abordé. Les gendarmes apprécièrent le professionnalisme de leur interlocuteur, autant de gagné sans se confondre en de longues explications.

     

    En ce vendredi sept février, le froid sévissait depuis une quinzaine de jours, succédant à la période neigeuse, chaque journée il s’incrustait davantage. Le thermomètre atteignait facilement cinq degrés en dessous de zéro, descendant jusqu’à moins neuf la nuit.

    Mistigris, qui surveillait le quartier, s’aventura dans le square. Le givre sur les arbres et les arbustes donnait à l’endroit un aspect irréel. Heureusement pour lui, le matou possédait ses habits d’hiver. Son poil épais et plus long qu’en été s’adaptait parfaitement à la rudesse de la saison.

    Un plan d’urgence venait d’être adopté par rapport à la météo et à la disparition de leur bienfaitrice. La première mesure : se déplacer uniquement pour chercher de quoi se sustenter en solitaire ou à deux, jamais plus. Il convenait de respecter cette condition pour ne pas attirer l’attention des mauvais coucheurs. La seconde : se tenir à l’abri et dormir ensemble, cela permettait d’avoir plus chaud.

    Un événement aida le peuple des chats dans sa quête journalière de nourriture. Le congélateur d’un voisin tomba en panne lorsque ce dernier rentra d’un week-end de villégiature. Ainsi, la majorité des denrées décongelées terminèrent leur parcours dans un conteneur à ordures. Un guetteur donna l’alerte, en quelques minutes la poubelle fut vidée de son contenu, et tout ce qui était mangeable fut rapidement évacué vers les caves adjacentes. La tribu pourrait manger durant plusieurs jours.

    Les enquêteurs opéraient dans le quartier et consacraient la journée à l’enquête de voisinage. Le travail s’avérait fastidieux, il fallait frapper à toutes les portes et effectuer un tri dans les propos tenus par les uns et les autres. Au rez-de-chaussée de la maison de la vieille dame, les locaux étaient vides de tout occupant, Monsieur Charrier, le relieur, profitait de sa retraite depuis plusieurs années. N’ayant pas trouvé de remplaçant, il ne chercha jamais à vendre le pas de porte à d’autres artisans ou commerçants. Au premier étage, une plaque sur la porte indiquait « Fabrice Genty ». Les gendarmes frappèrent : aucune réponse. Ils passèrent à l’étage suivant.

    Stéphanie Besse ouvrit et ne fut pas surprise de voir la maréchaussée se présenter à son domicile. Cette jeune femme, d’environ trente-cinq ans, travaillait dans le domaine des animations commerciales. Grande, le cheveu châtain, long et frisé, l’œil vif, elle vivait seule, ou avec, de temps à autre, un oiseau de passage. Elle confiait à sa façon qu’elle prenait des amants épisodiques. Elle n’apporta pas d’élément nouveau concernant le meurtre, elle se trouvait à Val d’Isère pour skier avec un groupe d’amis, du vendredi soir au mardi matin. Son métier lui permettait de s’organiser à sa guise. Elle renseigna les enquêteurs sur son voisin du dessous. Fabrice Genty était un homme célibataire, ingénieur pétrolier, que sa profession amenait à de longues absences. Actuellement, il évoluait sur une plate-forme off shore, en mer du Nord. Stéphanie confessa qu’elle en pinçait pour ce bel homme et qu’ils firent chambre commune quelques mois, deux ans auparavant.

    Justine Coinon avait pris un jour de RTT. Elle se trouvait sous la douche lorsque les deux gendarmes se présentèrent à son appartement. Elle s’enroula une serviette autour de la poitrine, et, toute mouillée, courut voir qui sonnait de bon matin. Elle vivait avec Hervé Bonnaventure, un mécanicien originaire des Antilles. Celui-ci travaillait à la concession Renault, au garage. Ce jeune couple vivait son histoire d’amour en parfaite harmonie. Justine n’avait rien remarqué d’anormal, sauf la porte de l’immeuble en face qui était restée ouverte. Le bâtiment était voué à la démolition depuis des lustres et l’entrée condamnée. Elle supposa qu’un rôdeur voulait squatter les lieux et qu’il n’avait pas trouvé l’endroit à son goût. Mademoiselle Coinon venait de fêter ses vingt-huit ans. Elle connaissait un peu la dame aux chats et l’appréciait. Elle se déclara bouleversée par sa disparition, son expression paraissait sincère.

    Clémentine Michaud croisa les gendarmes dans la cage d’escalier. Elle leur dit brièvement qu’elle se devait d’être à l’heure à l’hôtel de France. Elle se tenait à leur disposition, à partir de dix-sept heures. Le chef n’estima pas nécessaire de l’auditionner. Il posa deux ou trois questions sur l’emploi du temps de la femme de chambre et la remercia.

    Les gendarmes continuèrent pendant toute la matinée le quadrillage du voisinage de la défunte. Le moment le plus insolite fut la visite du squat, sis au vingt-deux rue du carillon.

    A quelques dizaines de mètres de l’habitation de Mélanie Pralong, un autre monde existait, ou plutôt survivait. Lorsqu’ils poussèrent la porte d’entrée, une odeur d’encens mêlée à celle de l’urine, secoua leurs narines. Dans le couloir, parmi les immondices, des jeunes gens fumaient, l’œil dans le vague. Des seringues jonchaient le sol, les murs de la montée d’escalier étaient couverts de graffitis -les tagueurs révélaient parfois un réel talent- plusieurs dessins étaient réalisés avec de la peinture phosphorescente, l’effet psychédélique surprenait  l’œil le plus aguerri.

    Les deux hommes se frayèrent un passage avec difficulté, des cagettes jetées pèle-mêle, obstruaient le vestibule. Dans une grande pièce, des planches brûlaient, posées sur des parpaings. Tout autour du feu, des filles et des garçons se réchauffaient : ils avaient tous des mines cadavériques. Certains fumaient de l’herbe, d’autres buvaient de la bière. Les deux hommes bouleversés et écœurés par ce gâchis, n’en croyaient pas leurs yeux. Un couple faisait l’amour dans l’indifférence générale. C’était un sombre tableau de la jeunesse actuelle. Les enquêteurs essayèrent de questionner une jeune fille qui semblait en meilleur état que ses congénères. Elle proféra des insultes en leur montrant ses fesses : Sagol préféra battre en retraite, il n’obtiendrait rien des toxicos.

    Les témoignages se résumaient tous en peu de mots : Mélanie Pralong était une brave femme, aucune fausse note ne vint ternir les dépositions. Ils rentrèrent à la brigade en milieu d’après-midi.

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