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La pluie s’était invitée sur les Alpes dès le samedi matin. Le ciel s’obscurcit, des trombes d’eau s’abattirent sur la ville. Les chats de Mélanie restèrent cachés dans les couloirs et les caves des vieilles masures. Sagol et son épouse préparaient les cartons, le déménagement aurait lieu dans deux semaines. Ils répondaient à l’invitation de l’inspecteur principal Jean-Pierre Bouchet. Demain serait l’occasion de faire les adieux.
Léo Sagol n’aimait pas conduire sous la pluie, il pestait contre les éléments. Pourtant cette pluie était la bienvenue. Il n’y avait pas eu une goutte d’eau depuis fin juin. Dans certaines localités, des restrictions à la consommation du précieux liquide sévissaient. En conducteur prévoyant, il préféra emprunter la route, l’autoroute ne l’inspirait pas beaucoup. Il dut emprunter plusieurs déviations, suite aux débordements des rivières.
C’était ainsi, la première grosse pluie ne pénétrait pas le sol asséché, il s’ensuivait des inondations catastrophiques. L’évolution du monde rural et villageois vers une société où tout était calibré, amenait vers de tels résultats. La rentabilité et la performance régissaient la nature, comme si l’homme pouvait tout maîtriser. Les réactions sur toute la planète indiquaient le contraire, mais l’avidité et la cupidité continuaient leur œuvre destructrice.
Jean-Pierre Bouchet reçu ses amis dans son appartement situé dans un immeuble bourgeois sur les quais. Il n’avait pas précisé qu’il serait accompagné. Il présenta sa compagne. Maryse, petite et mince, elle se distinguait par son joli minois parsemé de tâches de rousseur. Elle paraissait dynamique et toute en fraîcheur. Le courant passa immédiatement avec les époux Sagol. A quarante ans, elle en paraissait cinq de moins. C’était lié à son allure juvénile et elle savait en jouer.
L’inspecteur principal Bouchet fît sa rencontre lors d’une réunion d’une commission de sécurité au conseil général. Maryse occupait la fonction d’attachée d’administration. Après la réunion, il l’invita à boire un verre et elle accepta. De fil en aiguille, ils se virent plus souvent. Soucieux de leur indépendance réciproque, ils ne vivaient pas ensemble, mais prenaient plaisir à se retrouver pour un week-end ou une nuit.
Maryse vécut plusieurs années dans l’océan indien, la Réunion, Madagascar et Maurice n’avaient plus de secret pour elle. Elle décida de leur faire un repas à base de poisson et d’épices de ces lointaines contrées. Juliette et Léo aux anges, se réjouissaient à humer l’odeur des condiments. Ils adoraient la cuisine exotique.
Un petit punch en apéro, Sagol se lâcha, Juliette conduirait au retour. Bien entendu, la conversation déborda un peu sur les activités des deux hommes, pendant que les femmes parlaient chiffons.
– Alors Jean-Pierre, quoi de neuf chez vous, quelques affaires tordues ?
– Rien que de la routine, des voleurs de poules. L’été ce sont surtout les voitures qui disparaissent. Et toi ?
– Je travaille sur un dossier impossible. Tu connais Gilles mon adjoint ?
– Oui bien sûr.
– Nous travaillons sur le décès d’une vieille dame étranglée par un assassin qui a décoré l’appartement de la défunte avec des chats empaillés, trente-deux pour être précis.
– Cet individu est un grand ami des bêtes.
– Non, c’est la morte qui s’occupait des chats du quartier.
– Là voilà l’explication mon Léo.
– Je suis d’accord Jean-Pierre, mais la suite s’avère plus complexe.
– Ah oui ?
– Figure-toi que dans la gueule de chaque chat se nichait un grain de riz gravé avec sur une face un mot et sur l’autre un animal du zodiaque chinois.
– Tu deviens passionnant, continue.
– Gilles a reconstitué les deux phrases suivantes : « Ce n'est pas le but de la promenade qui est important mais les petits pas qui y mènent. Il reste toujours un peu de parfum à la main qui donne des roses ».
– Ne m’en dis pas plus, ce sont deux pensées de Confucius.
– Comment tu sais ça toi ?
– J’adore la littérature chinoise et les pensées de Confucius font partie de leur patrimoine, elle expliquent bien l’état d’esprit et la culture du peuple chinois.
– Bravo mon ami, j’aurais dû t’appeler.
– Avez-vous des pistes et des suspects ?
– Pas le moindre, il y a des ramifications un peu partout, avec deux endroits qui m’interpellent.
– Lesquels ?
– La région de Bordeaux, avec un crime similaire, l’achat de couronnes mortuaires et un coup de fil inexploitable depuis une cabine.
– Et le second endroit ?
– Une communication depuis une cabine grenobloise. Aucun témoin n’a reconnu la voix.
– Eh bien ! Pour ta dernière enquête tu fais fort. As-tu mené tes investigations sur la communauté asiatique ?
– Cela fait partie de notre boulot de la semaine prochaine. Tout est tordu, même les fréquentations de la vieille dame, ça va du barbouze à la châtelaine en passant par un directeur de prison, une directrice de la SPA, des amis italiens, et j’en oublie.
– Que disent les vétérinaires et les taxidermistes ?
– J’ai volontairement occulté les vétérinaires, j’en auditionnerai si l’emploi du temps le permet. Nous avons vu deux taxidermistes, c’est du boulot d’amateur.
Maryse tout sourire invita les deux hommes à la rejoindre à la salle à manger. Juliette les attendait. Le repas fut délicieux, la compagne de Jean-Pierre Bouchet s’était surpassée. Elle eut droit aux félicitations appuyées de chaque convive.
Dix-huit heures sonnait à l’horloge de l’hôtel de ville lorsque les époux Sagol prirent congés de leurs hôtes. Jean-Pierre Bouchet embrassa Juliette et avec une poignée de mains vigoureuse encouragea Léo à lire Confucius tous les soirs avant de s’endormir. Sagol de fort bonne humeur lui répondit : « Ce n'est pas le but de la promenade qui est important mais les petits pas qui y mènent ». Il fallait une grosse amitié pour qu’il accepte la raillerie et joue aussi facilement le jeu.
Juliette prit le volant, cinq minutes plus tard son Léo ronflait jusqu’à couvrir le bruit du moteur diesel. Elle sourit car elle savait que son homme venait de passer une très bonne journée.
C’est de fort bonne humeur que le chef Sagol commença la semaine. La zone pluvieuse s’était déplacée vers l’Italie laissant la place à un temps plus agréable. Cependant, il faisait frais, l’été et ses grosses chaleurs venaient de rendre l’âme. Gilles profita du mauvais temps pour fréquenter les salles obscures. Il regarda trois films dans son week-end, dans une salle d’art et d’essai. C’était la semaine du Brésil avec ses incontournables clichés de favelas, mais aussi des petits bijoux de tendresse et de réflexion.
Le café matinal leur permit de faire le point sur les actions des jours à venir. Le chef demanda la comparaison des grains de riz des affaires Pralong et Chauvier. Les spécialistes du ministère de l’agriculture planchaient sur le sujet, les grains de riz séjournaient désormais entre leurs mains expertes.
Un petit miracle se produisit. Le lundi soir, les deux enquêteurs s’apprêtaient à mettre fin à leur travail quotidien, lorsque le téléphone sonna. Au bout du fil, Gilles eut le professeur Delorme de l’institut national de recherche agronomique, son service venait de terminer l’analyse du riz.
Gilles brancha l’amplificateur afin de permettre au chef d’entendre la conversation. Les conclusions du professeur Delorme s’avéraient surprenantes. Dans les deux cas, il s’agissait d’espèces identiques provenant probablement de la même récolte. Les deux hommes se doutaient de la similitude, l’expertise confirmait leur pressentiment.
La surprise fut totale lorsque l’homme de l’art précisa que les grains de riz ne pouvaient provenir que d’un seul endroit au monde. L’espèce qui occupait les hommes poussait uniquement dans la région de Xian en Chine. La production annuelle confidentielle, se situait autour de trois ou quatre tonnes.
Gilles insista auprès du scientifique, existait-il une possibilité d’erreur ? L’homme se vexa et répondit sèchement que l’analyse de la structure moléculaire ne permettait aucun doute. Il partit dans des considérations techniques qui laissèrent coi le brave gendarme. Il s’excusa d’avoir mis en cause la fiabilité de son service. L’incident était clos. Le spécialiste rajouta que ce riz était introuvable dans l’hexagone, il n’était pas exporté de la zone de production. Seuls des services de recherche pouvaient en posséder pour des expériences de type transgénique.
Le professeur Delorme termina la communication en précisant qu’il faisait suivre son rapport. Gilles le remercia de sa diligence et de son appel. Décidément, dans la disparition de Mélanie Pralong l’enquête allait de surprise en surprise. « Quelle serait la prochaine ? » se demandaient les gendarmes.
– Dites-moi Gilles, la piste asiatique se confirme.
– Oui chef ! D’autant plus que si mes souvenirs sont exacts, le regard des trente-deux chats convergeait vers un point du globe terrestre : Xian.
– Elémentaire mon cher Watson ! Par prudence, ne faisons pas de conclusion hâtive, nous ajoutons une piste supplémentaire en direction de la communauté chinoise.
– Chef je crois que la priorité pour demain sera l’investigation dans cette communauté.
– A L’évidence mon cher ami, la tâche ne s’annonce pas simple, l’Asiatique ne se confie pas facilement.
– Je suis moins catégorique chef, il faut une approche différente qui ne me déplait pas.
– Eh bien ! Je sais pouvoir compter sur votre culture orientale. Pour ce soir cela suffira, nous plions bagages.
– A demain chef.
– A demain mon cher Gilles, à l’heure où blanchira la campagne.
– Entendu, la rosée du matin n’arrêtera pas le pèlerin !
Les deux compères se retrouvèrent dès sept heures le matin du mardi seize septembre. Ils élaborèrent leur plan de travail de la journée. Sagol irait voir du côté des restaurants chinois qui sont pour la plupart la propriété de vietnamiens. Ils emploient que du personnel d’origine asiatique. Certains patrons rencontrèrent le chef Sagol dans le cadre d’autres enquêtes. Le chef avait prévu quatre visites. Il commencerait par la « Perle de Jade », il connaissait bien Pho N’Guyen le gérant. Il lui téléphonerait avant de se rendre sur place car le restaurant se trouvait à la périphérie de la ville. De plus, Sagol se doutait depuis longtemps que l’établissement abritait des joueurs clandestins. Comme il ne venait pas pour ce motif, et qu’il n’avait aucun désir de perturber l’ordre des choses, il préférait s’annoncer. Il aurait pu trouver des joueurs attardés. Pho N’Guyen risquerait de payer chèrement cette intrusion de la maréchaussée dans les locaux du supposé tripot.
Lorsqu’il eut Pho N’Guyen au bout du fil, le chef perçut de l’embarras chez son interlocuteur. Il le rassura en lui disant que cela n’avait rien à voir avec lui ou l’activité de son établissement. Il faisait tout naturellement appel aux compétences d’un ami. Pho N’Guyen ne parut pas plus rassuré pour autant. Avec sa petite voix caractéristique, il tergiversait. Il comprit vite que la venue du gendarme ne pouvait être reportée. Mieux valait coopérer.
Le chef gara son véhicule sur le parking. Deux Mercedes noires y stationnaient. « Les propriétaires de ces automobiles ne doivent pas être de pauvres réfugiés, ou bien, ils ont sacrément réussi » se dit Sagol. La « Perle de Jade » recevait sa clientèle dans une bâtisse bourgeoise de style dix neuf cent. Les visiteurs devaient monter quelques marches pour accéder à un perron qui donnait accès au hall d’entrée de l’établissement.
Malgré l’horaire matinal ( il était huit heures trente), une hôtesse, en « Ao Dai » le costume traditionnel des femmes vietnamiennes, accueillit le gendarme. La jeune femme, au cheveu noir et long, devait avoir vingt-cinq ans au maximum. Elle portait avec grâce et féminité le chemisier qui semblait cousu sur sa peau ambrée. La couture échancrée sur le côté laissait apparaître quelques centimètres dénudés, c’était d’une beauté à couper le souffle, Sagol appréciait la plastique de la demoiselle. Les mouvements amples du pantalon aéraient davantage sa démarche ondulante. L’oreille attentive du chef percevait les bruits du froissement de la soie sur les cuisses de l’hôtesse. Le rêve s’arrêta là. A l’extrémité du hall, Pho N’Guyen apparut et se dirigea derechef vers l’enquêteur.
– Je vois que vous appréciez les yeux de « Bich ».
« Bich » était le prénom de l’hôtesse, ce qui en vietnamien signifiait « couleur verte ».
– Bonjour Monsieur Pho, je m’excuse de vous déranger si tôt, mais comme je vous l’ai dit au téléphone, j’ai besoin d’un renseignement urgent.
– Oui Monsieur Sagol, je vous en prie vous prendrez bien quelque chose. Une soupe ou un thé au jasmin, ou autre chose, que désirez-vous ?
– Un thé sera le bienvenu.
Pho N’Guyen emmena le chef dans un salon situé au premier étage. Des dragons, des tigres et des personnages plutôt hostiles s’affichaient sur les murs. Les plafonds rabaissés par des tentures de couleurs vertes et bordeaux étaient éclairés par des lanternes en papier. Sagol avaient vu les mêmes dans d’autres restaurants asiatiques. Là aussi il y avait une standardisation du produit. Des paravents laqués évoquant des paysages montagneux de l’Asie cloisonnaient différentes parties du salon. Ils constituaient une décoration typique à ce genre d’établissement. Les deux hommes prirent place sur d’immenses fauteuils en bois noir. Sagol voulut déplacer son siège pour se rapprocher de la table basse. Il ne put le bouger d’un pouce, le fauteuil pesait un poids respectable, ce qui fit sourire son hôte.
– Ils sont très lourds, c’est du bois de chez nous, ne me demandez pas le nom, je ne le sais pas.
Une jeune fille en tous points semblable à mademoiselle « Bich » fit son apparition avec un plateau. Elle servit le thé et s’esquiva aussi vite qu’elle était arrivée. La discrétion est une vertu asiatique.
– Alors Monsieur Sagol, que puis-je pour vous ?
– Oh ! Monsieur Pho, je vous sollicite pour un tuyau à la fois simple et compliqué. Ma requête va vous paraître saugrenue, mais dans le cadre d’une enquête je recherche quelqu’un capable de graver sur les grains de riz.
– Ce n’est pas ordinaire ce que vous me demandez.
– Je sais, mais c’est dans votre communauté que je pourrai avoir les réponses à mes interrogations.
– Je ne suis pas en mesure de vous renseigner immédiatement Monsieur Sagol, car cette technique n’est pas utilisée par les Vietnamiens. Je vais me renseigner auprès d’amis chinois.
– Je suis d’accord avec vous lorsque j’ai utilisé le mot « communauté », il s’agissait de l’interpréter au sens large, je voulais dire les personnes originaires d’Asie du sud-est.
– Je vous promets de vous rappeler demain soir au plus tard.
– Bien entendu Monsieur Pho, je compte sur votre discrétion dans cette affaire.
– Vous me connaissez Monsieur Sagol, nous les jaunes, ne sommes pas bavards.
Sagol avait apprécié le thé au jasmin, et l’accueil de Monsieur Pho. Il savait que son interlocuteur servait des intérêts mafieux, l’établissement n’était qu’une façade. L’avantage avec ces gens là, c’est qu’ils ne font pas de bruit et que leurs problèmes sont toujours résolus par le clan. Et puis Sagol n’avait aucun dossier concernant Pho N’Guyen et la « Perle de Jade ».
Pho N’Guyen était l’exemple type de celui qui souhaitait réussir dans la vie. A trente-huit ans, il avait vécu déjà plusieurs vies. Il se confia à Sagol un jour où l’alcool de riz s’était invité à leur table plus que de coutume. La première vie de Pho se déroula au pays natal à Natrang. Son père prospérait dans l’immobilier, les jours coulaient paisibles et heureux avec le golfe du Tonkin pour paysage. La guerre mit fin à sa première vie. Dans un premier temps, les biens familiaux furent confisqués. La deuxième étape fut l’exécution de ses parents devant ses yeux horrifiés par une telle barbarie, il en faisait souvent des cauchemars plus de trente ans après. Un oncle le recueillit, lui et sa petite sœur. En mille neuf cent soixante-quinze, il prit la mer sur un rafiot de fortune avec deux cents autres damnés. Un bateau français les récupéra deux mois plus tard affamés, décharnés et épuisés. Sa petite sœur Châu (perle en vietnamien) n’avait pas survécu au calvaire. Sa deuxième vie se poursuivit plusieurs mois dans un camp en Thaïlande. Sa troisième vie commença lorsqu’il apprit que la France, avec d’autres pays, avait décidé de faire un effort pour accueillir des « boat people ».
La France n’était pas l’Eldorado tant espéré. Il atterrit chez un oncle éloigné qui l’exploita durant huit longues années. Son oncle dirigeait un atelier clandestin dans le treizième arrondissement à Paris. Pho s’occupait d’approvisionnement pour faire manger les travailleurs sur place, cela permettait un gain de temps appréciable et limitait les aller et venues suspects. Au lycée, il rencontra une jeune française et il fugua avec elle. Entre temps, son oncle tomba dans une souricière policière et écopa de plusieurs années d’emprisonnement. Pho se garda bien de réapparaître à Paris. Il travailla dans des bars et restaurants, l’été sur les plages et l’hiver dans les stations de sports d’hiver des Alpes ou des Pyrénées. Comme il était débrouillard, il rencontra des investisseurs chinois qui lui confièrent la gestion de la « Perle de Jade », c’était ce qu’il appelait sa quatrième vie.
Sagol resta moins d’une heure avec Monsieur Pho, il se rendait ensuite au « Dragon gourmand ».
La pendule moderne à quartz dans l’entrée du « Dragon gourmand » indiquait neuf heures quarante. Le chef Sagol pénétra dans la salle de l’établissement. A cet instant de la journée, il n’y avait aucun client. Monsieur Li s’occupait des comptes derrière le comptoir. Dans un coin de la pièce, de l’encens brûlait, une assiette de fruits disposée à coté. Des lumières rouges éclairaient l’autel des ancêtres. Monsieur Li semblait très attaché à ce culte. Chaque jour, il nettoyait et renouvelait l’assiette de victuailles. Il ne manquait pas de prier en allumant les bâtonnets d’encens. L’homme n’avait pas d’âge, il passait le temps comme d’autres lisent ou rédigent des mots croisés. Petit maigre, il posait toujours sur sa tête un couvre-chef. Une tresse blanche dépassait de ce croisement entre un béret et une kippa. Il ne dénudait jamais son crâne. Trois poils ornaient son menton. Il portait une chemise ample à col Mao.
Il était l’archétype du petit commerçant chinois. La seule différence notable résidait dans la possession de quatre restaurants identiques dans la région. Innovateur, il faisait de la restauration rapide avec des mets chinois accommodés aux palais français. Il possédait le sens des affaires. Son entreprise prospérait, et il avait mis chacun de ses quatre fils à la tête d’un restaurant. Il se contentait de superviser le tout.
Lorsqu’il vit Sagol, il effectua un nombre incalculable de courbettes. Le gendarme détestait cette mise en scène, il fallait bien en passer par-là. Comme le lui avait dit Gilles, l’Asiatique est susceptible, il convenait donc de ne pas trop montrer son impatience. Il cessa lorsque Sagol le remercia pour la troisième fois. Il se tint droit, les mains jointes, et attendit que son visiteur prenne la parole.
– Bonjour Monsieur Li, comment vont les affaires ?
– Je viens de connaître le bonheur, les ancêtres ont béni l’arrivée de mon petit-fils, l’année est fertile.
– Et la santé Monsieur Li ?
-Ce sont les astres qui décident de nos vies. Je creuse le sillon un peu plus chaque jour. Et vous Monsieur Sagol, quel esprit vous habite ?
– Je cherche quelqu’un Monsieur Li.
– Mais Monsieur Sagol, je suis seul avec les ancêtres ce matin.
– Je comprends Monsieur Li, vos ancêtres doivent être heureux de voir la réussite de vos affaires. J’ai besoin de votre expérience, pouvez-vous m’aider ?
Sagol avait choisi le bon angle d’attaque, glorifier les ancêtres apportait de la considération à celui qui proférait des mots chaleureux devant l’autel. Sagol, bien que n’ayant aucune connaissance dans le domaine comprit vite que le roublard Li serait retord et qu’il faudrait faire preuve d’humilité et de patience.
– La tradition vous oblige à boire un verre avec moi.
– C’est d’accord, juste un petit verre.
– De la grosseur du verre dépend la grandeur de l’hospitalité Monsieur Sagol. Je suis votre serviteur.
Sagol bu le verre d’alcool de riz que lui tendit son interlocuteur. Maintenant il pouvait poser des questions.
– Avez-vous des grains de riz gravés chez vous Monsieur Li ?
– Non Monsieur Sagol, dans ma province cela ne se pratique pas. J’ai connu dans ma jeunesse un graveur sur ivoire. Que cherchez-vous dans les grains de riz ?
– Je recherche quelqu’un qui pourrait graver dans la région.
– Je ne connais personne ici Monsieur Sagol, vous faites fausse route.
– Et pourtant, je vais vous montrer une photo, dites-moi si je me trompe.
Il montra une photo qui représentait l’agrandissement d’un grain, on pouvait lire sur une face le mot « parfum » et sur l’autre face, un rat était gravé. Le chinois examina longuement le document. Il ne disait rien, il positionna la feuille dans tous les sens. Au bout de trois longues minutes, il déclara au chef qu’il ne connaissait personne capable de faire ce travail. La perplexité gagnait l’enquêteur. Qui avait gravé les grains ? Monsieur Li promit de se renseigner auprès de ses coré légionnaires. Sagol remercia longuement le vieil homme en le félicitant pour la naissance de son petit-fils. Monsieur Li raccompagna le gendarme jusqu’à la porte.
Dès que le gendarme eut tourné les talons, l’homme décrocha le téléphone et conversa en mandarin, il battit le rappel des troupes pour obtenir le renseignement. Monsieur Li était persuadé que la gravure des grains n’avait pas été effectuée dans la région. Installé depuis plus de trente ans, il connaissait bien la communauté chinoise et ce type d’activité ne lui aurait pas échappé.
L’arrivée du chef Sagol au « Gourmet mandarin » lui rappela la soirée d’anniversaire de mariage avec son épouse Juliette. Il était onze heures, et c’est madame Van Luoc qui réceptionna le gendarme.
Mylène Van Luoc était une eurasienne, grande et mince. Elle avait épousé en secondes noces Tuyen Van Luoc propriétaire des lieux. Elle se dirigea vers le chef Sagol qu’elle connaissait bien.
– Bonjour Monsieur Sagol, quel bon vent vous amène ?
– Bonjour Mylène, comment allez-vous ?
– Très bien merci, et votre épouse ?
– Elle va très bien et je pense que nous viendrons manger un soir avant de vous quitter.
– Vous partez de la région Monsieur Sagol ?
– Oui j’ai reçu une nouvelle affectation en région parisienne.
– Nous garderons un excellent souvenir de vous, soyez-en assuré.
– Je vous remercie Mylène. J’aimerais voir votre mari s’il est chez vous.
– Je vais l’appeler. En attendant, désirez-vous une boisson ?
– Non merci je viens déjà de boire il y a quelques instants.
Mylène Van Luoc, de sa démarche chaloupée, se dirigea vers la cuisine. Quelques secondes s’écoulèrent. Tuyen Van Luoc apparut traversant le rideau de perles de bois séparant la cuisine de la salle de restaurant. Tuyen Van Luoc possédait un tic qui plaisait beaucoup à Sagol : il riait tout le temps. Le sourire était sa marque de fabrique. L’homme affable privilégiait toujours la recherche de la satisfaction du client. En quelques années, il fit de son établissement un endroit où l’on prenait plaisir à se retrouver en amoureux ou entre amis autour d’un bon plat dans une ambiance discrète et chaleureuse. Contrairement à ses compatriotes qui réalisaient mille courbettes en guise de salut, Tuyen Van Luoc vint rapidement serrer la main de l’enquêteur.
– Quelle surprise Monsieur Sagol, c’est gentil de penser à nous.
– Merci Monsieur Tuyen, aujourd’hui je viens vous voir pour le travail.
– Oui, vous avez le costume.
– C’est vrai. Je voudrais un renseignement concernant la communauté asiatique.
– Si je peux, ce sera avec plaisir.
– Je cherche un graveur sur grain de riz.
– Il faut aller sur Paris Monsieur Sagol et je ne suis pas sûr que vous trouviez.
– Je cherche quelqu’un de la région Monsieur Tuyen.
– Je ne pense pas qu’il y ait un chinois ou un vietnamien qui travaille les grains de riz ici. Vous savez, les Chinois s’installent où il y a du commerce à faire. Pour ce genre d’activité, il faut un afflux touristique avec un attrait pour l’originalité du produit.
– J’ai bien compris. Il se trouve que nous avons découvert des grains gravés ici. Il nous faut donc identifier l’auteur de la gravure. S’il n’est pas dans le coin, il a probablement séjourné ici et j’ai besoin de votre aide.
– Monsieur Sagol, je vais me renseigner et tout faire pour obtenir l’information, mais je suis septique.
– Merci beaucoup, rappelez-moi rapidement.
– Ce soir, je vous promets de m’en occuper après le service de midi.
– Alors à ce soir Monsieur Tuyen.
– Au revoir Monsieur Sagol et mes amitiés à Madame Sagol.
Sagol rentra manger au mess de la gendarmerie. La déception se lisait sur son visage.
L’enquête piétinait lamentablement et le sablier égrenait le temps inexorablement. D’ici deux semaines, le dossier échouerait dans d’autres mains. Sagol et Gilles vogueraient vers d’autres aventures.