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De retour dans leur brigade le jeudi, les deux gendarmes travaillèrent sur les indices recueillis. L’ordinateur saisi au domicile du suspect révéla les penchants inavouables de son propriétaire. La brigade des mœurs fut alertée, Gilles fournit une image du disque dur à ses collègues qui plancheraient sur les horreurs que collectionnait le Sieur Drieux.
Gilles fit part de son hypothèse concernant la feuille volante avec les numéros de page consignés dessus. Il pensait à la bible. Sagol lui rétorqua que dans l’état actuel de l’enquête, cela n’apporterait rien de plus de découvrir ce que voulait dire cette marque. Gilles souhaitait percer le mystère du caractère du fuyard. Il prétendait qu’il fallait d’abord mettre à jour la personnalité des assassins. Pour cela, il admirait beaucoup les anglo-saxons qui mettaient en place des « profilers ». Ils collaboraient positivement dans la résolution des crimes, surtout pour les « serial killers ». La France possédait peu de spécialistes, la généralisation tardait à venir. Elle tardait à se mettre à niveau.
Sagol vit qu’il avait vexé son adjoint. Il se dit qu’à quelques jours de la fin, il lui fallait être moins direct avec lui. Il revint sur le feuillet. Gilles apprécia l’attention de son chef. Sagol lui suggéra de se procurer l’ouvrage en question.
– Cette démarche ne devrait pas être trop difficile. Il reste quelques catholiques sur cette planète. Déclara t-il.
Gilles effectua une recherche sur Internet. Il s’aperçut qu’il existait de nombreuses versions de la bible rédigées en français. Même avec la plus grande fidélité à l’original, le gendarme se doutait que la pagination devait varier d’une version à l’autre. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin.
Le lendemain matin le gendarme Gilles arriva devant la machine à café avec deux bibles sous le bras. Il en possédait une et un collègue lui prêta une version différente. Sagol esquissa un sourire.
– Alors Gilles, victime d’une vocation tardive !
– Chef, pour parler de la bible, il faut la connaître. Alors mieux vaut tard que jamais.
Les deux hommes dégustèrent le café avec les croissants généreusement offerts par le chef. Sagol s’était rendu jusqu’à la boulangerie des époux Liorant. Ginette avait pris un sacré coup de vieux en quelques mois. Il se garda bien de faire allusion à sa santé. Madame Liorant demanda au chef si les amis de Mélanie Pralong pouvaient espérer l’arrestation de son ignoble assassin. Sagol lui répondit qu’avant son départ il espérait répondre favorablement à ses voeux. Il voulait mettre hors d’état de nuire cet abominable prédateur.
Gilles parcourut brièvement les deux versions du grand livre de la chrétienté. Si sur le fond la signification était la même, la formulation changeait d’une version à l’autre. Sagol, qui connaissait un peu la religion catholique, affirma que la version la plus utilisée de nos jours était celle de Louis Second. Gilles ouvrit le livre à la page deux cent trente cinq. Les deux comparses récitèrent les injonctions du « deutéronome ». Gilles s’arrêta net au milieu d’une phrase. Ils déclamaient un texte qui figurait sur un fichier crypté récupéré sur l’ordinateur du suspect. Il s’agissait d’une incitation à la vengeance : « Tu ne jetteras aucun regard de pitié : oeil pour oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied ».
Sans plus de commentaires, ils prirent connaissance de la page sept cent cinquante trois. Sagol ne récita qu’une phrase, il paria avec son adjoint qu’il venait de taper juste. Gilles acquiesça, bluffé par la perspicacité de ce diable d’homme. Là aussi le fichier crypté contenait le texte désigné par le chef : « le juste est délivré de la détresse, et le méchant prend sa place ».
– La philosophie est une chose trop sérieuse pour la confier à des gens sérieux, Gilles !
– Vous avez raison, je rajouterais qu’il faut qu’elle soit manipulée par des êtres sains de corps et d’esprit. Dans le cas présent je doute.
– Et moi donc cher ami, lorsque je vois les élucubrations de cet individu, j’espère qu’il ne va pas rester trop longtemps dans la nature.
– J’aimerais trouver la troisième citation, chef.
– Allons-y mon cher.
La formule de la page mille quatre-vingt-trois coula de source. Les deux hommes déclamèrent ensemble : « je vengerai leur sang que je n'ai point encore vengé ». Tout était dit. Le meurtrier présumé poursuivait un but de vengeance. Les trois renvois, notés sur la feuille volante, mis à jour, nos deux gendarmes possédaient un élément du puzzle.
Il était près de onze heures lorsque la sonnerie du téléphone résonna dans la pièce. Sagol, le plus près du combiné, décrocha. A l’autre bout du fil se trouvait l’adjudant Ribeyrac de la brigade de Libourne en Gironde. Il voulait joindre le responsable de l’enquête concernant Grégory Durieux. Sagol se présenta. L’adjudant Ribeyrac l’informa que dans la nuit du jeudi 25 au vendredi 26 septembre, un véhicule BMW percuta un platane sur une route de Gironde, seul à bord le conducteur Grégory Drieux n'avait pas survécu à ses blessures.
Ce n’était pas vraiment une bonne nouvelle car il aurait aimé avoir en face de lui l’homme qui tuait aussi facilement les vieilles dames et les chats. Il lui aurait demandé ce qui le poussait à agir de la sorte. Car malgré un comportement de détraqué, la minutie des préparatifs et la mise en scène laissaient à penser que l’homme devait avoir des raisons pour se comporter ainsi.
Il y eut un petit blanc dans la communication, le temps que Sagol encaisse le coup. Il demanda à son interlocuteur de lui donner plus de détails. L’adjudant Ribeyrac précisa que l’accident s’était déroulé sans témoins à cinq kilomètres de Libourne Deux hypothèses étaient retenues par la brigade de gendarmerie locale : soit Grégory Drieux s’était endormi au volant ; soit il s’était jeté volontairement contre l’arbre. Les premières constatations ne révélèrent aucune trace de freinage. La voiture ne semblait pas rouler vite, ce qui excluait une perte de contrôle du véhicule liée à une vitesse excessive. « Ce sera un secret de plus qu’il ne révèlera jamais » se dit Sagol.
– Il y a aussi autre chose, déclara le gendarme de Libourne. Nous avons fait une trouvaille bizarre.
– Ah oui ! De quoi s’agit-il ?
– Dans le coffre de la voiture, nous avons découvert un tableau avec une tête de chat clouée et au-dessous 32 grains de riz collés en forme de cœur.
Gilles qui écoutait la conversation avait déjà deviné quel était le but funeste du défunt conducteur. L’homme s’apprêtait à exécuter sa basse besogne. Une victime potentielle attendait sans le savoir que son tour vienne. La faucheuse en avait décidé autrement.
Sagol demanda à son interlocuteur si les grains de riz avaient été examinés de près. Ce dernier répondit que la brigade de Libourne ne disposait pas du matériel nécessaire à des investigations microscopiques. Sagol insista pour que le tableau soit confié au laboratoire central et que les grains de riz soient analysés et comparés aux données des deux affaires précédentes et avec ceux découverts au domicile de Grégory Drieux.
La tête du chat clouée, était celle d’un chat de gouttière gris. La gendarmerie de Libourne était catégorique, il ne s’agissait pas d’un chat de race. Les recherches pour retrouver le propriétaire de l’animal s’avéraient impossible. Maintenant l’important résidait dans la découverte du mobile de l’assassin. Malgré l’abandon des poursuites judiciaires, Sagol et Gilles voulaient absolument connaître la vérité, pour eux, la meilleure façon d’écrire le mot fin à leur histoire commune passait par là.
Avant de prendre congé du chef Sagol, l’adjudant Ribeyrac ajouta que le conducteur du véhicule n’avait aucune trace d’alcool ou de drogue dans le sang. Sagol mentionna que Grégory Drieux avait peut-être eu un éclair de lucidité. Et que devant l’horreur de ses actes, il avait manqué de courage pour affronter la suite des évènements.
Sagol remercia son collègue pour ses informations. Aussitôt raccroché, il se tourna vers son adjoint.
– Pour moi, la partie n’est pas finie, je ne voudrais pas mourir idiot, j’aimerais éclaircir quelques zones d’ombres du dossier.
– Je suis d’accord avec vous, chef. La partie sera terminée lorsque nous serons en mesure d’expliquer le « pourquoi » et le « comment ». Pour l’instant nous avons résolu le « comment ». Il reste le « pourquoi ».
En effet, qu’est-ce qui avait pu amener un jeune homme à de tels gestes ? Il fallait avoir enduré de grandes souffrances pour se comporter de la sorte. Les deux hommes méditaient sur la personnalité du tueur présumé de Louise Chauvier et Mélanie Pralong.
Les deux hommes se jetèrent à corps perdu sur le dossier de Grégory Drieux. La principale constatation fut que le suspect n’était pas chinois, mais d’origine bordelaise. Il était écrit que les certitudes des enquêteurs tomberaient les unes après les autres. Pendant des semaines, ils enquêtèrent dans le milieu asiatique. Et voilà maintenant, que le probable assassin s’avérait être un petit gars blanc de pure souche. Sagol, abasourdi comme un boxeur qui vient de recevoir le coup fatal, n’arrivait pas à y croire.
Le chef répéta à son adjoint ses interrogations concernant tout l’aspect chinois du dossier : « Les chats qui regardaient en direction de la mappemonde, un point précis en Chine, la ville de Xian. La provenance des grains de riz cultivés uniquement dans la région de Xian. La gravure des grains avec des animaux du zodiaque chinois et deux pensées de Confucius. »
Gilles, lui aussi, évoluait dans un abîme de perplexité. Il appela l’adjudant Ribeyrac afin d’avoir d’autres explications sur la famille du suspect décédé. Ribeyrac s’était penché un peu plus sur le volet de l’affaire traitée à Libourne. Il comprit qu’il ne s’agissait pas de quelque chose de banal. L’enquête poursuivait son cours sur les origines du chauffeur décédé.
Il révéla aux enquêteurs une autre trouvaille dans la boîte à gants de la BMW. Il y avait une lettre recommandée émanant d’une société multinationale installée dans la banlieue de Grenoble. Le cachet de la poste indiquait la date du cinq janvier de cette année. Ribeyrac lut le contenu de la lettre dont le destinataire était Monsieur Grégory Drieux. La correspondance était rédigée ainsi :
« Comme beaucoup d’entreprises dans le secteur des hautes technologies, notre société est confrontée à une concurrence agressive sur tous les marchés. Afin de garder notre compétitivité, une restructuration de la ligne de production s’impose. Dans le cadre de cette réorganisation, la ligne de production est transférée à la filiale de Bombay (Inde). Votre poste de travail étant supprimé, ce courrier a valeur de préavis de licenciement. Votre cessation d’activité interviendra le quatre février avec effet pécuniaire au premier mars. Une indemnité de départ vous sera allouée selon les règles fixées par la convention d’entreprise. »
Les enquêteurs venaient d’assembler une pièce supplémentaire au patchwork de l’affaire Mélanie Pralong. Gilles fit observer à son chef que le préavis de licenciement se terminait la veille de l’assassinat de la vieille dame. Ce n’était sûrement pas une coïncidence.
– Voilà encore un méfait de la mondialisation, cette société est leader sur son marché, et voilà que le montant des profits ne suffit pas, il en faut toujours plus. Nous allons vers un monde de fous.
– En effet chef ! Avez-vous fait le rapprochement entre la société qui employait Grégory Drieux et les grains de riz ?
– Ne me dites pas que vous l’avez fait Gilles !
– Eh bien oui ! Chef. Il s’agit d’une entreprise de nanotechnologie.
– Oui, et alors ?
– Qui dit nanotechnologie, dit travail des pièces au millième de millimètre voire encore plus petit.
– Je vous vois venir cher ami.
– Je serais prêt à vous jouer l’apéro que les grains de riz ont été gravés dans l’entreprise, chef.
– Possible, mais je crois que seul Grégory Drieux aurait pu nous le dire. Nous irons quand même enquêter sur le site.
– Je me pose une autre question par rapport à tout ça chef. Pourquoi Mélanie Pralong ?
– Il y a sûrement un rapport. Il a dû nous échapper au début de l’enquête. Il faudra montrer une photo de notre homme, peut-être que la mémoire reviendra à quelqu’un.
En cette fin du mois de septembre, l’automne paresseux ne montrait pas encore le bout de son nez. L’été jouait les prolongations. C’est donc par un soleil radieux que le chef Sagol, accompagné de son fidèle Gilles, se présentèrent aux grilles de l’ancien employeur de Grégory Drieux. Le responsable du personnel reçut les deux hommes avec beaucoup de courtoisie et de compréhension. Le chef exposa le but de sa visite sans toutefois parler des assassinats dont on soupçonnait leur ancien collaborateur.
Monsieur Drieux avait travaillé six années au département gravure, c’était un spécialiste reconnu et comme tel, le responsable RH fut surpris d’appendre qu’il n’avait pas retrouvé de travail au jour de l’accident. Sagol demanda si le poste qu’occupait l’ancien employé existait encore ? Les machines étaient toujours là dans l’attente imminente d’un départ pour Bombay.
Vue par un œil profane, la machine ne payait pas de mine. On aurait dit un gros cube avec un hublot en plexiglas et un clavier de commande alpha numérique sur le devant. Qui aurait pu deviner que ce gros machin (comme disait Sagol) puisse avoir une valeur supérieure à celle de cinq maisons ! Tout ce que la technologie engendrait de plus moderne se trouvait dans le cerveau de cette machine.
Sagol obtint une ultime faveur, il voulait faire un prélèvement des poussières déposées à l’intérieur du gros cube. Le responsable n’y vit aucun inconvénient. Il fit appeler un spécialiste qui recueillit pour le chef Sagol les particules dans un sac fourni à cet effet.
De retour au bureau, il s’empressa de confectionner une enveloppe étanche à destination du laboratoire national. Il espérait secrètement faire parler les poussières déposées dans le gros cube.
Gilles reproduisit des photos de l’assassin présumé. Après le repas de midi, les deux gendarmes partirent à la rencontre des voisins et relations de Mélanie. Il était trop tôt pour se rendre chez les commerçants du quartier. Ils se rendirent d’abord au domicile du docteur Sahuc, Maureen, toujours aussi belle, les reçut. Après les salutations d’usage, elle appela son époux. Le docteur Sahuc réagit immédiatement à la vue de la photo représentant Grégory Drieux.
– C’est un ancien locataire de Mélanie, il s’appelle Drieux je crois.
– Vous avez raison docteur, il s’appelait Grégory Drieux, il est mort dans un accident de voiture en Gironde. Dites m’en un peu plus.
– Il a habité quelques mois chez Madame Pralong il y a une dizaine d’années. Il faisait ses études. Je n’ai pas su pour quelle raison il était parti de chez Mélanie.
– Et vous Madame Sahuc, l’aviez vous vu ?
– Oui, de temps à autre, il faisait fuir les chats. Sinon il était un peu efféminé.
– Qu’est ce qui vous fait dire cela ?
– L’intuition Monsieur Sagol, une femme sent bien cela.
– Aviez vous la même approche que votre épouse docteur ?
– Tout à fait, j’ai toujours pensé que ce garçon était homosexuel. Sinon chef, j’ai appris que vous nous quittez, la mort de Mélanie restera inexpliquée.
– Oh! Que non docteur, ne dites rien, mais vous venez de voir la photo de l’assassin présumé. Nous attendons quelques résultats du laboratoire, mais je ne me trompe pas beaucoup en vous disant que c’est Monsieur Grégory Drieux.
– D’accord Monsieur Sagol, mais pourquoi ?
– Je me pose la même question que vous, nous souhaitons résoudre l’énigme avant mon départ.
– J’espère que vous réussirez, nous devons bien ça à Mélanie. Si je ne vous revois pas avant votre départ, je vous souhaite pleine réussite dans vos nouvelles fonctions, Monsieur Sagol.
– Merci beaucoup docteur, pour vous, je formule du bonheur tout simplement. Mon petit doigt me dit que vous êtes sur la bonne voie.
– Merci et au revoir Messieurs.
Lorsque Maureen Sahuc eut fermé la porte, son mari déposa un baiser sur ses lèvres. Ensuite il lui dit :
– Voilà ce que j’appelle un type bien, professionnel avec du savoir-vivre. Les gens comme lui ne courent plus les rues de nos jours.
Maureen sourit et répondit à son époux :
– Et en plus, il nous a souhaité du bonheur.
Sagol pensait autant de bien du couple Sahuc, il se disait que rien que pour des rencontres comme celle là, il adorait son métier.
Les deux enquêteurs passèrent par la boulangerie Liorant. Le magasin était fermé, mais le chef se hasarda à frapper. Loïc vint leur ouvrir, il était content de voir Sagol. Ils parlèrent de tout et de rien. Il avoua avoir des craintes pour la santé de son épouse. Il envisageait de prendre sa retraite. Ginette arriva cinq minutes plus tard, toujours la mine fatiguée, elle salua les deux gendarmes. Lorsqu’elle vit la photo du suspect, elle sursauta. Sagol lui demanda pourquoi. Elle lui dit qu’elle n’avait jamais aimé le locataire de Mélanie, il torturait les chats lorsqu’il arrivait à en capturer.
– Je m’en veux de n’avoir pas pensé à ce voyou. Mais il y a au moins dix ans de cela.
– On ne peut penser à tout Ginette, je vous remercie de l’avoir reconnu.
– C’est dommage car vous auriez gagné du temps Monsieur Sagol.
– Rien n’est moins sûr. Avez-vous autre chose qui vous revient en mémoire concernant ce garçon.
– Je l’ai vu embrasser un autre garçon sous un arbre dans le square. Je pensais qu’il était homo, j’en ai eu la preuve. Après tout c’était sa vie.
– Tout à fait, être homosexuel ne fait pas de vous un assassin. Merci Ginette.
– Bonne fin de journée à vous deux et à bientôt, je passerai avant de partir.
– Nous y comptons bien, et avec Juliette.
– C’est entendu Loïc, à bientôt.
Le duo d’enquêteurs marchait sur les pavés du vieux quartier. Gilles rompit le premier le silence, il dit à son chef que le lien entre Grégory et Mélanie était fait. Il restait à trouver le mobile du meurtre. Pour l’instant les deux hommes étaient dubitatifs. Une certitude : Mélanie Pralong adorait les chats, Grégory Drieux les détestait. Cette différence ne paraissait pas de nature à vouloir la mort de quelqu’un. Il existait certainement une raison plus profonde. Ils s’en convainquirent.
Nous étions déjà le mardi trente septembre. Demain l’adjudant-chef Sagol et le gendarme Gilles donneraient leur pot d’adieux. Ils attendaient deux informations : les résultats des analyses pratiquées sur les poussières recueillies dans la machine où travaillait Grégory Drieux et le retour des investigations effectuées en Gironde concernant sa famille.
Dès huit heures, le téléphone sonna. L’adjudant Ribeyrac apportait des informations capitales.
Grégory Drieux était né d’une mère célibataire et de père inconnu. Sa mère, Josette Drieux, l’éleva toute seule. Ce ne fut pas facile tous les jours. Dans les petits villages, les filles mères étaient montrées du doigt et vouées à la vindicte populaire. Les mœurs et les mentalités ont bien évolués de nos jours.
Son enfance se déroula dans ce village à proximité de Libourne. Tout se passa normalement jusqu’au quarantième anniversaire de sa mère. Ce jour là, Josette Drieux offrit le mousseux et confectionna un gâteau qu’elle souhaitait partager avec son fils et une voisine. Cette dernière s’appelait Louise Chauvier.
Louise Chauvier se présenta à la maison avec une boîte à chaussures à la main. A l’intérieur il y avait un magnifique petit chat, c’était le présent d’anniversaire pour Josette. D’un pelage blanc à poils longs, il s’habitua rapidement à sa nouvelle demeure. Josette et Grégory aimèrent beaucoup le chat qu’ils nommèrent Confucius.
Confucius devint rapidement un gros matou. Comme beaucoup d’animaux de son espèce, il était voleur. Un jour, il mangea un joli rôti au grand désespoir de Josette. Grégory en rentrant du lycée administra une correction à Confucius.
Le chat qui était joueur, devint taciturne. Un soir en rentrant, la vie de Grégory bascula. Il découvrit sa mère gisant, défigurée, dans une mare de sang. Dans un accès de folie, Confucius s’était acharné sur Josette Drieux. Elle fut dirigée immédiatement sur le centre hospitalier de Bordeaux. Les médecins ne purent sauver ses yeux. Grégory dut admettre la terrible vérité, sa mère était aveugle désormais.
Il attrapa Confucius, le tua en lui brisant les reins avec une batte de base-ball. Avant de le jeter dans la décharge municipale, il lui creva les yeux.
Les gendarmes venaient de trouver le mobile du crime : la vengeance. L’adjudant Ribeyrac venait de leur apporter in-extremis la réponse à la question qui les tenaillait depuis des semaines : pourquoi ?
Grégory Drieux ne quitta plus sa mère, sauf pour se rendre au lycée. La pauvre femme était méconnaissable. Pour calmer ses angoisses, les médecins lui administraient des calmants à haute dose. Josette Drieux n’était plus qu’un zombie au bras de son fils. Bientôt elle ne s’alimenta plus, après un séjour dans un centre spécialisé, elle revint à la maison. Trois jours plus tard elle se taillada les veines, et ce fut encore Grégory qui la découvrit en rentrant du lycée. Il n’y avait plus rien à faire. Deux yeux blancs le regardaient fixement. Josette Drieux allait avoir quarante deux ans.
Elle avait contracté une assurance vie qui permit à Grégory de continuer ses études. Il réussit son bac et partit étudier à Bordeaux. Il obtint sa maîtrise de physique et ne fit jamais parler de lui jusqu’à son arrestation dans la région grenobloise.
Gilles et Sagol remercièrent infiniment leur collègue. La communication dura un long moment car Ribeyrac voulait lui aussi comprendre toute l’histoire, il n’en possédait que la partie girondine. Sagol se dévoua et lui fit une restitution assez honnête.
Lorsqu’il eut assimilé les commentaires du chef, Ribeyrac ajouta quelques détails supplémentaires à ses propos. C’était au sujet du père de Grégory.
Josette avait dit à son fils que son père était un riche négociant chinois originaire de Xian. En bon fils, Grégory crut sa mère et idéalisa ce père absent. Pourtant il n’avait rien d’un eurasien. Il ne put jamais se résoudre à croire que sa mère lui mentait. Il y avait une telle relation entre la mère et le fils, qu’une hypothèse semblable était inenvisageable. Grégory était en plein dans le complexe d‘Œdipe, ce qui expliquerait son homosexualité.
Sa quête désespérée du père l’amena à s’intéresser à la Chine jusqu’à la fascination. Ce père fabriqué par sa mère adorée pour justifier une erreur de jeunesse poursuivit Grégory.
L’adjudant Ribeyrac souhaita une bonne journée à ses collègues, il pouvait être content de lui. Il venait de contribuer à la résolution d’une affaire insolite.
Sagol lui aussi appréciait l’instant. Avec Gilles, ils venaient de voir le puzzle se reconstituer sous leurs yeux. En bon philosophe, le gendarme Gilles cerna les clés du comportement de l’assassin. Il y avait les blessures d’enfance, la quête du père absent, le complexe d’Oedipe et l’homosexualité, la perte des repères avec la disparition d’un être cher, le fétichisme et pour finir la fuite en avant. L’affaire aurait pu constituer un bon sujet de thèse.
Confucius avait joué son rôle, incarné sous la forme d’un petit chat adorable, il s’était transformé à l’âge adulte en un démon sanguinaire. Grégory inconsciemment répéta le schéma.
Deux personnalités cohabitait dans le même homme. L’étudiant brillant, devenu un technicien compétent. C’était le côté sociable et respectable. L’autre Grégory Drieux passa de l’autre côté du miroir avec sa mystique. Il pensait à l’empire du milieu jusqu’à l’obsession. Tous ces actes maudits portaient la griffe asiatique. C’était le rejet du père, incarné par le mal, celui qu’il faisait en tuant des vieilles dames coupables d’aimer les chats. Le chat, l’animal maudit, lui avait pris sa mère. Alors il avait théâtralisé sa vengeance. La bible justifiait ses errements.
Sagol fut alerté par un bip sur l’ordinateur. Un message était arrivé dans sa boîte de messagerie. Il l’ouvrit immédiatement et prit connaissance du contenu. Le laboratoire central venait de terminer l’analyse des particules prélevées sur la machine utilisée par Grégory dans son ex-entreprise. Il fut trouvé principalement deux produits : du silicium et de la farine de riz. Cette farine comparée aux grains de riz trouvés au domicile du suspect s’avéra identique. Il n’y avait aucun doute permis, il s’agissait de la même espèce de riz.
Sagol s’adressa à son adjoint :
– Mon cher ami, la boucle est bouclée. Notre assassin a gravé les grains sur son lieu de travail, jamais je n‘aurais pu supposer que ce travail ne soit pas l’œuvre d’un graveur chinois.
– Oui chef, dans cette enquête, j’ai au moins appris une chose.
– Laquelle mon cher ?
– Ce n'est pas le but de la promenade qui est important mais les petits pas qui y mènent. Il paraît qu’un nommé Confucius a dit cela !
– Gilles, vous êtes incorrigible. Mais pour le cas qui nous occupe cela s’avère tout à fait de circonstance.
– Oui chef ! Car nous connaissons le but. Par contre les petits pas qui y mènent se sont arrêtés au pied d’un platane.
– Voilà une bonne application de la philosophie du dénommé Confucius.
– Il y a encore deux choses qui clochent, chef
– Oui ? Quoi ?
– La mappemonde et l’approvisionnement en grains de riz !
– Je ne comprends pas, Gilles.
– Eh bien ! Je pense que les chats ne fixaient pas la ville de Xian, le globe terrestre était désaxé.
– Mais alors ça change tout, mon cher.
– Pas vraiment, mais il restera une question à laquelle nous n’aurons pas répondu.
– Quelle question ?
– Où donc regardaient les trente-deux chats ? Telle est la question.
En effet, Gilles avait raison. La mappemonde heurtée par les pompiers, personne n’y prêta attention. Le globe désaxé resta dans cette position. Par une étrange coïncidence, la ville de Xian se retrouva dans la ligne de mire des félins.
Ce que les enquêteurs ne sauront jamais, c’est que l’assassin avait positionné le regard des animaux sur la France, en essayant de fixer un tout petit village à côté de Libourne.
Quant aux grains de riz, ils provenaient d’un collègue de travail qui lui avait fait ce cadeau lors du retour d’un voyage en Chine, c’était aussi bête que cela !
14
Sagol prévînt Gilles, le jour des adieux ne serait pas un moment très agréable. Il compara ce passage obligé à la cueillette d’un fruit avant sa maturité. La vie était ainsi faite. Sagol se tournait vers la pédagogie, il ferait profiter de son expérience d’autres Gilles.
Gilles s’était levé avec le blues, il n’appréciait pas particulièrement les effusions du départ.
Le colonel convoqua les deux partants, il souhaita les voir ensemble. L’entrevue fut cordiale, le colonel Ravier, homme grand à la silhouette anguleuse, s’exprimait rarement, avare de ses mots, il les économisait. Il commença par leur parler de leur remplacement. Il comptait se donner un délai de réflexion supplémentaire, avant de décider qui prendrait le relais de ses deux enquêteurs. Il avoua que ce départ simultané lui posait un gros souci. En supérieur compréhensif, il reconnut que pour les deux hommes, cela ne pouvait pas mieux tomber. Il se fit relater l’affaire Mélanie Pralong. A la fin de l’exposé de Sagol, il demanda à Gilles si son chef omettait quelque chose. Gilles lui dit que le chef Sagol dissimulait un secret, le cachottier, car il envisageait de prendre sa prochaine permission au pied de la muraille de Chine.
Le colonel fit un geste rare de sa part, il applaudit longuement ses deux subordonnés. Il s’excusa de ne pouvoir assister à leur pot de départ, il était convoqué chez Monsieur le préfet à la même heure. Enfin, il remercia chaleureusement ses deux subordonnés et leur souhaita bonne chance dans leur nouvelle affectation.
A dix-huit heures, dans la grande salle de réunion de la brigade, les deux hommes venaient de terminer la mise en place des tables avec des petits fours salés et sucrés. On se serait cru à une manif de gendarmes. Sagol et Gilles ne laissaient personne indifférent. Les collègues étaient venus nombreux. Pendant plusieurs années, ils avaient bataillé ferme pour résoudre des affaires. Cela laissait des traces et nouait des relations.
Dès le début de l’arrosage, Sagol prit la parole afin de remercier tous ceux qui avaient répondu présent ce soir là et aussi tous les autres. Il demanda qu’il n’y ait aucun discours et que ce moment de convivialité se passe en toute simplicité.
Gilles prit à son tour la parole. Il dit qu’il y avait tant à dire sur le chef Sagol et réciproquement, que la nuit n’y suffirait pas. Il serait plus raisonnable de fêter simplement l’amitié.
Seul un collègue fit un petit discours humoristique en imitant l’accent chantant de Sagol. Un autre imita Gilles appréciant la plastique d’une jeune créature. L’assistance rit de bon cœur.
Les deux hommes, enfin disponibles, discutèrent longuement avec les uns et les autres. Que de souvenirs furent passés en revue !
Arriva le moment des cadeaux. Chaque brigade s’était cotisée pour offrir le meilleur aux deux partants. Parmi les nombreux présents, Gilles en reçut un qui le fit rire à gorge déployée. Il soupçonna Sagol d’avoir participé à la décision. Il s’agissait d’un hasard qui ne devait rien au hasard ! D’ailleurs, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, c’est Sagol qui l’offrit à son ami. Il s’agissait d’un livre, assez épais. Gilles crut que c’était une bible. Il venait de prendre possession de la dernière édition de luxe des pensées d’un philosophe chinois nommé Confucius. Lorsqu’il put enfin maîtriser son fou rire, ému, il remercia les généreux donateurs, avec un regard appuyé à Léo Sagol. Il s’expliqua brièvement sur son attitude, en parlant aussi du chat Confucius. Il avait réussi à mettre de l’humanité dans une histoire horrible.
Sagol eut droit à sa surprise : un cadeau d’une grande fragilité. Gilles s’était démené comme un beau diable pour trouver l’objet offert aujourd’hui. Sur une galette soixante dix huit tours était gravé « le chant des partisans ». Maurice Druon et Joseph Kessel écrivirent en quarante quatre, un hymne à la résistance « Le Chant de la Libération » chanté par Germaine Sablon :
“Ami entends-tu le vol noir des corbeaux sur la plaine ».
Sagol essuya une larme et fit une accolade sans fin à son ex-subordonné. Le chef recherchait depuis des mois ce disque sans succès, et ce diable de Gilles l’avait trouvé. « Voilà un enquêteur hors pair, il est capable de détecter l’indétectable. »
L’arrosage se termina tard dans la nuit, les deux amis saluèrent leurs collègues. La prise de fonction de Sagol était prévue pour le cinq octobre, celle de Gilles également. Le colonel Rabier avait obtenu un report d’affectation d’une semaine à la demande de ses deux collaborateurs.
Le temps s’est écoulé, les saisons se sont succédées. Près d’un an après le dénouement du dossier des « chats », bien des choses ont changé dans l’environnement de l’affaire « Mélanie Pralong ».
Les époux Liorant se sont retirés dans le sud de la France. Ginette a été opérée avec succès d’un cancer. La boulangerie manque à Loïc qui est devenu un virtuose de la pétanque.
Justine Coinon a délaissé pour plusieurs mois la SNCF. Elle a pris un congé parental pour élever ses jumeaux Lucien et Amélie.
Clémentine Michaud travaille encore à l’hôtel de France.
Le boucher Nestor Riou ne boîte plus, il n’aime toujours pas les chats.
Le docteur Jonas Sahuc est l’inamovible médecin dévoué du quartier. Son épouse Maureen a fondé une association Franco Irlandaise afin de faciliter les échanges culturels.
Luisa Da Cruz, perturbée par la mort de Mélanie est retournée dans son pays natal au Portugal.
Germaine Dercourt demeure l’indétrônable présidente de la SPA, et le travail ne manque pas.
Chantal de Lucinges vit le parfait amour avec une jeune femme de trente ans. Elle n’a pas adopté de chat pour le moment.
Le professeur Ernest Lapébie, toujours aussi jeune, vient de recevoir un prix récompensant les amis des animaux.
Ghislaine Lapébie seconde son époux, ils ont reçu pendant trois jours le lieutenant Gilles et lui ont fait visiter la région et le viaduc de Millau.
Pierre-Jean Cottet, radiesthésiste, avait localisé l'assassin, on fait souvent appel à lui dans les situations désespérées.
Cristina Pietrangeli est décédée une semaine après les obsèques de Mélanie, son fils Giuseppe Pietrangeli est l'heureux grand-père d'une petite Cristina.
Maître Jocelyn Leschaut vit avec Stéphanie, une de ses employées.
Les corps de Rémi et Christophe Pralong ont été découvert lors de travaux pour la construction d'un barrage, ils ont été identifiés grâce à la même gourmette gravée que leur avait acheté Mélanie lors de leur dernier Noël, l’intervention des époux Liorant et du docteur Sahuc a permis leur incinération, leurs cendres ont été dispersées dans le vieux quartier,
Christian Métayer est affecté au cabinet du ministre de la justice, il s’occupe du dossier de modernisation des prisons.
Fred Myrion s’est tué lors d’une course en montagne. C’est la fin dont il rêvait.
Mistigris est mort, le service de nettoyage municipal l’a ramassé devant la porte de Mélanie, il a terminé son voyage à la décharge municipale. Le temps ne lui importait plus, son monde avait disparu avec Mélanie.
Dans une autre ville, sur un vieux Gramophone à pavillon, un disque d'un autre temps tourne, l'on peut entendre le chef Sagol reprendre sur la voix éraillée:
«Ami entends-tu le vol noir des corbeaux sur la plaine. »