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CHAUVELIER, Françoise – Les Racines empêchées
Mardi 7/12/99
La « Sorbonne du désert »
« Le poète se doit d’être mélancolique… » Ainsi commence
le manuscrit qu’Abidine a posé sur le tapis devant ses jambes
croisées. Sa gandoura blanche accroche la lumière qui rentre en
un grand faisceau doré par la porte ouverte et s’attarde sur la tête
de l’homme penchée sur le livre. Lumières et ombres dessinent
chaque pli du vêtement, viennent caresser les feuillets couverts
d’une belle calligraphie que l’humidité ourle par endroits de
marges indéchiffrables, et s’estompent dans un ultime soupir sur
les dessins ocres des coussins épars de la pièce. « Que ce livre ne
quitte jamais la maison de ton aïeul », lui avait recommandé son
grand-père, « et qu’il reste ouvert à tous ceux qui cherchent le
savoir… »
Dehors, le sable enserre chaque jour un peu plus Tichit, et
les euphorbes étouffent puis meurent sous la marche inexorable
des dunes. Le ciel est voilé d’une fine poussière sèche qui s’affole
par moments en toupies rageuses. On n’entend plus guère les
femmes et les enfants depuis longtemps dans cette ville presque
abandonnée des hommes après avoir été désertée par Dieu ; Seul,
Abidine veille sur les manuscrits anciens qui sont la mémoire
du désert. De son index sec et ridé, il souligne les rêves que
ses ancêtres ont transcrit jadis dans leur belle sagesse, sachant
combien il est impossible de vivre au monde quand on ne sait
pas le rêver. L’encre de charbon de bois est pâle et pourtant si
présente qu’Abidine croit en sentir le parfum un peu âcre, celuilà
même qui imprégnait le châle de laine que sa grand-mère
Ouma ne quittait jamais quand elle s’installait dans la cour pour
écraser les grains de blé avant de cuire le pain. Les galets qu’elle
utilisait étaient polis comme les mains qui les frottaient sur la
pierre usée. La farine, douce caresse blanche s’éparpillait autour
de ses robes, poussière de vie, promesse de nourriture. Ouma était
aveugle mais d’aussi loin qu’Abidine arrivait elle reconnaissait son
pas et tournait vers lui la tête, enfant élu parmi tous les enfants
comme si la connivence qui les unissait avait tissé entre eux un
fil invisible. Ouma est morte depuis longtemps et Abidine a
toujours la nostalgie de cette femme qu’une grâce infinie avait
accompagnée toute sa vie.
Dans le silence de la pièce, il tourne une page du manuscrit et
là, son coeur s’arrête de battre. Il manque un feuillet, pas un des
plus beaux peut-être de ce recueil, mais qui porte tout de même
des en-têtes calligraphiés aux tons rouge sombre. Hier justement,
un homme est venu et a demandé à voir la bibliothèque ; il a
feuilleté ce livret; il n’est pas resté longtemps. Abidine est sorti
préparer du thé et chercher quelques morceaux de charbon de bois
pour ranimer le kanoun. Quand il est rentré avec la petite théière
en émail bleu, l’homme détaillait à la loupe les enluminures de la
première page. Fermant le livre avec précipitation il avait réclamé
un ouvrage de commentaires du Coran écrit par Abu Hilal Al-
Askaro en 1020 de l’ère chrétienne mais n’y avait jeté qu’un coup
d’oeil rapide. Abidine était un peu étonné de son peu d’intérêt
pour cette pièce, la mieux conservée de sa bibliothèque… La
conversation s’était portée sur l’absence de pluies, la santé de la
famille qu’un long exil maintenait à Oualata. Puis l’étranger était
reparti sans même achever le troisième verre de thé qu’Abidine lui
avait versé, prétextant la longueur du chemin à parcourir avant
la tombée de la nuit. Il en existe tant de ces citadins pressés qui
ne savent plus prendre le temps de lire et sur lesquels la force
d’un mot ou la courbe parfaite d’une lettre passent sans laisser
la moindre trace tant ils sont pleins de la vacuité qui les habite.
Les mains d’Abidine tremblent alors qu’il reprend l’ouvrage à son
début, persuadé que son visiteur a perturbé l’ordre des feuillets.
La page de garde est bien là avec ses enluminures aux couleurs
fanées, mais il lui est impossible de retrouver celle qu’il cherche.
Il reprend plusieurs livres, en déplace d’autres, vérifie le couffin
où sont entreposés les manuscrits qui doivent être traités contre
les termites, celui où d’autres attendent la restauration de leur
reliure en peau de gazelle. Le feuillet est introuvable. Le coeur de
l’érudit bat dans sa poitrine à grands coups sourds et profonds
au point que sa vue s’obscurcit. Il chancelle un instant, vacille
d’émotion et de révolte face à ce double sacrilège. Il ne suffit pas
qu’il ait échoué à préserver la mémoire écrite de son peuple, il a
fallu qu’il laisse dérober un des textes honorant le Coran ! Parce
qu’il faut bien que ce soit le visiteur de la veille qui soit à l’origine
de cette disparition ! Personne d’autre n’est venu ! Abidine est
glacé d’un frisson sans fin. Désemparé, il retourne les coussins,
soulève les tapis. Puis mû par une détermination soudaine, il jette
son burnous sur ses épaules et sort.
Devant lui les dunes ondulent à perte de vue. Abidine saisit
son bâton de berger, celui qu’il utilisait autrefois quand il sortait
le troupeau de chèvres du village, suivant les longues ruelles
étroites qui descendent sur le flanc du piton rocheux sur lequel
est perché un petit groupe de maisons. Il avait coutume de mener
ses bêtes aux abords de la palmeraie, là où la très relative humidité
du lieu permettait à quelques touffes d’herbes grises de pousser.
Parfois il les conduisait le long de la piste qui relie Tichit à la
ville la plus proche, mais il évitait de s’éloigner, gardant au fond
de lui les traces de la peur ancestrale du désert qui habite les
nomades qui se sont sédentarisés. Abidine descend vivement ;
sa gandoura et son burnous palpitent comme les ailes affolées
d’un grand oiseau qui se serait égaré. L’homme est sec et haut, il
marche droit, poussé par l’urgence de sa certitude. Son instant
de faiblesse est passé, il avance sur la piste en allongeant le pas,
soumettant son âge à sa volonté de récupérer au plus vite le trésor
qu’on lui a dérobé. Il a sauvé tant de livres de la mort… Ce n’est
pas un étranger qui va dépouiller le village de son passé !
À l’horizon le ciel écrase ses bleus de plus en plus sombres
sur les dunes mordorées qui poursuivent leur propre infinitude.
Déjà quelques ombres se posent au revers des crêtes puis glissent
doucement vers la piste. Celle-ci se déroule entre les deux
rangées de pierres qui la balisent. Parfois elle traverse en creux
un oued, parfois elle monte et permet à Abidine d’apercevoir
encore Tichit derrière lui. Les fumées s’élèvent des toits plats
puis s’étalent en une feuille d’argent si fine qu’on dirait la
tranche d’une lame de couteau au dessus du village. Quelques
points lumineux apparaissent au fur et à mesure que les hommes
rentrent et allument les lampes à pétrole pour faire reculer les
ombres mouvantes de la nuit. La piste dévide son ruban, clair
encore, mais l’homme sent déjà peser sur ses épaules une fatigue
sournoise qui mouille son regard. C’est un érudit capable de
rester assis des heures durant pour déchiffrer des manuscrits de
religion, d’astronomie, de poésie; cependant il a perdu avec l’âge
la résistance de son corps dont il était si fier.
Un peu plus loin sur la droite, la piste se sépare en deux, un
côté permet aux véhicules de circuler, l’autre serpente en coupant
directement entre les dunes; seuls les hommes et les animaux
peuvent l’emprunter. Abidine s’y engage en s’appuyant plus
fermement sur sa canne. Son burnous est lourd et ses pieds butent
parfois sur les petites touffes d’herbes sèches que le sable enlise
impassiblement, avec cette lenteur que la mort met à faire toute
chose dès l’instant où elle sait que rien ne viendra contrecarrer
ses projets. Il semble à Abidine que la piste était plus praticable
du temps de sa jeunesse. Il veut rejoindre une palmeraie dans
laquelle il sait l’eau pure et la présence d’anciens dattiers. Ce sont
ceux de son père et il venait avec lui parfois jusqu’en cet endroit
pour faire la récolte, avant que la famille ne décide de l’envoyer
à la ville pour étudier. Depuis il n’a pas fait souvent le chemin,
trop pris par ses élèves, trop absorbé pas ses efforts pour lutter
contre le temps qui ronge les trésors qu’il a répertoriés auprès
de chaque famille, ces livres qui ont fait autre fois la gloire de
Tichit et que les habitants défendent avec foi. Il aime ces femmes
et ces hommes simples, rudes à la tâche, et qui ne laisseraient
partir pour rien au monde les manuscrits que leurs aïeux leur ont
confiés et que leur envient depuis leur notoriété nouvelle tous les
musées du monde. Abidine avance maintenant avec difficulté, le
froid de la nuit l’engourdit sournoisement. Il souffle un instant,
reprend courage en songeant aux bruissellements de l’eau qui se
fraye un chemin dans les goulettes de boue séchée que son père
avait construites pour dispenser un peu de fraîcheur aux palmiers.
Il aime l’idée de passer une nuit dans l’oasis ainsi qu’il le faisait
autrefois, avec pour toit le ciel et pour musique le bercement
des étoiles. Une fois, alors qu’il était encore un enfant, il avait
eu tellement peur des craquements du désert qu’il avait décidé
de garder les yeux ouverts, de lutter contre le sommeil pour
surveiller l’arrivée du jour. Il se souvient des parfums de l’aurore
et du silence tombé brutalement sur la palmeraie dans l’instant
qui avait précédé l’apparition du soleil. C’est à ce moment qu’il
avait compris que la mémoire des siens était à protéger, non pas
tant des autres qui vivent au-delà de l’Adrar que les caravanes
ont traversé pendant des siècles, mais plus encore de l’oubli dans
lequel chaque peuple tend à laisser glisser sa propre histoire.
Ecolier à cette époque, il s’était juré de revenir un jour à Tichit
pour enseigner à son tour le devoir de mémoire et déposer entre
les mains des enfants le patrimoine de leurs aïeux.
Abidine réfléchit, cherche dans ses souvenirs, il ne reconnaît
pas les lieux; la piste lui semble plus encaissée entre les dunes ;
elle se confond déjà avec celles-ci, s’égare par moment puis file
dans des directions peu cohérentes. Le soleil a disparu mais le ciel
d’un sombre gris bleuté ne laisse paraître aucune étoile. Le vieil
homme sait bien que les premiers palmiers n’apparaissent qu’au
dernier moment, alors que l’on est déjà arrivé… Mais… comme il
est fatigué ! La lassitude de toute une existence de travail l’étreint
d’une douceur étrange, presque une indifférence qui ressemblerait
à de la soumission, à l’acceptation d’une fin. Il a froid et le désir de
marcher pour retrouver le feuillet aux calligraphies rouge sombre
s’est retiré de lui comme un vague quitte la plage, la laissant
livrée à elle-même. Sur le côté de la piste le sable fait un creux
qui invite au repos. Il pose le sac qu’il portait en bandoulière et
s’assied. Il va se donner quelques minutes de répit, juste quelques
instants pour reprendre des forces et tirer à lui sa volonté qui lui
échappe. Les joues émaciées sont plus creusées que de coutume,
les paupières bistrées s’abaissent sur un regard vert qui semble
détaché du monde et tourné vers l’intérieur. Abidine est suspendu
à son propre souffle comme si toute sa vie y était concentrée. Il
ramène autour de ses jambes repliées son burnous de laine et pose
sa tête sur ses genoux. Il ne sait plus bien pourquoi il est là… et
il est si bon d’y être. Pourquoi se hâter, pourquoi se refuser une
halte, juste une petite halte… Une infinie langueur le pénètre.
Les crêtes des dunes frissonnent sous le vent et dans une ruelle
de Tichit, la porte de la maison qu’Abidine n’a pas fermée en
partant bat doucement.