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Adrien
Adrien referme son journal. Il est temps de se mettre au travail. Il
a déjà pris beaucoup de retard sur cette étude entamée il y a huit
mois et son éditeur s’impatiente ; il ne lui a pas encore fourni
le moindre projet détaillé. D’abord il a dû reprendre tous ses
questionnaires… pas assez précis, manquant de pertinence. Puis
les interviewés lui ont fait faux bond plusieurs semaines de suite ;
ébranlés par la première expérience ils n’avaient pas envie de
reprendre tout à zéro. Plus que de la réticence…de la résistance.
Pas étonnant, les questions les touchent directement, elles vont à
l’essentiel, leurs origines, leur identité, et justement l’identité dans
leur pays d’accueil c’est bien ce qui leur pose problème. Puis c’est
lui, l’enquêteur, qui est tombé en panne… une journée d’hôpital
pour couronner des semaines de douleurs et de fièvres…
Adrien reprend le journal qu’il a posé sur son bureau. Quelque
chose le tracasse.
– S’il y a quelque quarante mille manuscrits anciens en
Mauritanie, je ne vois pas pourquoi le vol d’une seule page d’un
de ces livres fait tant de bruit… surtout que l’ouvrage en question,
tout en étant fort beau, est dans un très mauvais état paraît-il.
Adrien retrouve l’article qu’il a parcouru distraitement tout à
l’heure. « Dépourvu d’enluminures remarquables mais avec de
beaux en-têtes calligraphiés, le livre se réduit en fait à quelques
feuillets fortement attaqués par les termites et sur lesquels l’équipe
chargée de cataloguer les manuscrits de Tichit a repéré des listes
de noms et de prénoms toujours usités dans la région. « Mais
c’est un dictionnaire, un dictionnaire de noms de famille, ce
bouquin ! incroyable ! ça fait trois ans que je travaille sur la place
des noms dans l’identité sahraoui et je n’ai jamais entendu parler
de l’existence de tels livres dans cette région ! je suis nul ! Il faut
absolument que j’en sache plus !
Adrien est complètement excité par ce qu’il vient d’apprendre
et les retombées qu’il imagine pour ses recherches.
Si cet ouvrage recense les noms de famille qui sont sillonné le
Sahara occidental pendant des siècles, s’il y a la liste des membres
de communautés qui faisaient circuler les manuscrits savants
plus ou moins cachés parmi les recueils d’actes notariés, alors ça
veut dire… ces tribus nomades ont été contraintes de faire halte
durablement en Mauritanie, probablement quand les plus jeunes
ont définitivement perdu le goût des longs voyages. C’est donc
là, à Tichit, que je dois reprendre la filiation des noms qui me
posent tant de problèmes ! Oui enfin, tu es bien malin Adrien,
mais à Tichit justement une partie du document n’y est plus ! ça
n’est pas possible qu’au moment où j’entrevois une solution, elle
m’échappe. Il faut que je me débrouille par n’importe quel moyen
pour en savoir plus !
Adrien récupère son carnet de téléphone sous une pile instable
de livres.
La voie officielle… voyons… lui, ça va me prendre deux heures
de parlottes pour du vent… toujours au courant de tout et ça se
résume en général à très peu… Celui-là ? pourquoi pas ? mais
je n’ai déjà pas assez de temps pour moi et il va me demander
de rédiger deux ou trois articles pour sa revue ; je n’ai pas envie
de faire encore le nègre pour lui. Elle ? non, c’est langue de bois
et compagnie. Et ceux-là ? des margoulins, pas des chercheurs…
non…
Adrien découragé repose son carnet. « C’est bien beau
l’intransigeance, la pureté, mais là mon vieux, tu es mal parti !
pourtant il doit bien y avoir un moyen. Un papier comme celuilà
ne disparaît pas dans la nature sans laisser de trace ! Et Serge ?
voilà c’est Serge qu’il faut que j’appelle ! Pourquoi n’y ai-je pas
pensé plus tôt ? Serge va savoir, lui, ça n’est pas possible autrement.
Sûr qu’il va se moquer de moi mais tant pis. Le commerce qui
vole au secours de la science, je l’entends déjà dégoiser ! J’espère
qu’il aura le triomphe modeste tout de même. Serge, c’est le type
qu’il me faut ; si lui n’est pas au courant, personne d’autre ne le
sera. Vingt ans dans le milieu de l’art, à la tête d’une troisième
galerie, il connaît tous les réseaux ! C’est l’homme de la situation
et pour le coup je m’en fiche si la situation n’est pas toujours très
nette. »
Adrien balaie d’un grand mouvement tous les papiers qui
encombrent son bureau, faisant une belle pagaille dans les
statistiques et les considérations générales déjà rédigées sur
l’identité du peuple sahraoui, les compte rendus d’interviews et
les extraits de presse. Adrien n’a jamais été un forcené de l’ordre
et il passe beaucoup de son temps à rechercher les textes et les
papiers dont il a besoin. En général il finit toujours par mettre
la main dessus quand il s’est enfin résigné à ne plus les retrouver.
Son travail s’en ressent, il avance par à-coups avec des moments
lumineux d’intelligence et des passages brouillons qui lassent
le lecteur. Ce qu’écrit Adrien lui ressemble, même si la nature
de ses travaux ne se prête guère aux changements d’humeur
cyclothymiques. Tout se passe comme s’il ne pouvait mener ses
recherches que sous la pression constante de l’urgence et d’un
certain déséquilibre entre lui et le monde, lui et les autres.
La sonnerie du téléphone retentit pour la cinquième fois.
« Allez Serge, fais un effort, réponds… »
Adrien imagine son frère à l’autre bout de Paris, son frère
encore étalé dans son lit, un bras probablement au travers du
corps d’une femme. Une pointe d’envie qui se transforme aussitôt
en un violent sentiment de solitude lui étreint le coeur. Il repose
le combiné du téléphone les yeux soudainement pleins de larmes,
renvoyé brutalement à sa propre image par l’image de son frère.
Il est un époux et un père aimé, un chercheur reconnu pour
l’originalité de ses théories… Alors…qu’est-ce qui ne va pas ?
Adrien se lève et s’étire pour chasser le poids de cette amertume
dont il ne sait pas le nom. « Décidément, je file un mauvais coton
moi. J’ai une sensibilité à fleur de peau, une vraie midinette. C’est
plutôt l’âge d’ailleurs ! Me voilà comme ma pauvre mère, Notredame-
de-la-larme-à-l’oeil. Je suis fatigué, immensément fatigué.
Je voudrais me retrouver quarante ans en arrière, les volets de
ma chambre clos sur le soleil de midi, un trait de lumière pour
couper la pénombre, un livre. Et le monde qui cesse d’exister,
les heures qui n’ont plus de noms, pure durée étale sur laquelle
je posais des mots ; bonheur absolu d’une solitude pleine où je
me suffisais tant à moi-même que pour m’y arracher je devais
me faire violence. Je voudrais ces longues après-midi d’été après
les courses folles sur le port et les plongeons crâneurs dans l’eau
lourde et épaisse qui venait s’écraser mollement comme du
plomb fondu sur les flancs des bateaux. Je voudrais sentir les
relents d’huile d’olive tapis dans les coins de la cuisine et voir les
mouvements jaunes de l’attrape-mouche gluant accroché sous la
suspension au dessus de la table. Je voudrais entendre les rauques
chuchotements de…comment s’appelait-il déjà… ah oui José,
José qui voulait que j’aille avec lui sous les oliviers pour jouer aux
cartes et qui m’appelait tout bas pour ne pas éveiller tout la ruelle.
Il n’y avait pas de risque que j’accepte ! Ma mère me l’interdisait
sous prétexte que le soleil et la chaleur étaient dangereux pour
la tête. Mais surtout j’avais l’univers pour moi tout seul dans
les quelques livres dont je disposais et il ne m’en fallait pas plus
pour vivre les plus grandes aventures. En fait, ce que je voudrais,
c’est toute mon enfance dans les mains, là, chaque souvenir
comme un grain d’ambre pour accompagner mes jours, chaque
image du passé même le plus sombre comme une perle de miel
pour combler mon présent, mon histoire jusqu’à ce jour en un
bouquet sur lequel poser mes yeux quand ceux-ci ne savent plus
rêver de nouveaux paysages et que le vertige noue ma gorge sur
une tristesse trop âpre pour être négligée. Bon allez… ce n’est pas
comme ça que je vais avancer dans mes recherches. »
Adrien s’ébroue et quitte la fenêtre qui encadre le lac devant
la maison. Plus loin sur la droite des immeubles se pressent en
rangs serrés et austères. On aperçoit au-delà de leur masse claire
la bretelle de l’autoroute du sud. Au bout de celle-ci, six ou sept
heures plus loin, les cigales doivent déjà chanter et l’odeur chaude
des buis autour des cimetières accompagne les femmes vêtues de
noir qui vont changer l’eau des fleurs dans les églises et gratter la
cire qui a débordé des bougeoirs soutenant les cierges.
Adrien a repris le téléphone, il appelle de nouveau Serge.
Salut, c’est ton frère préféré. J’ai besoin de toi, je peux venir ?
Tu as vu l’heure ?
Evidemment j’ai vu l’heure ! Tu ne vas pas me faire croire que
tu dors encore ! Tu n’as donc rien à faire ? Justement, moi je vais
te donner de l’occupation.
Attends, attends… qu’est-ce que tu me racontes ? Tu m’as l’air
complètement excité. Il y a trois jours tu étais mourant et là tu
parais déborder d’énergie.
Ecoute, Serge, c’est sérieux. J’ai vraiment besoin de toi ; c’est
à propos de mon travail de recherche, tu sais ? Je bloque sur un
problème de transmission de certains noms depuis des mois et là
ce matin je lis dans le journal qu’un manuscrit, enfin un feuillet, a
disparu, à Tichit, en Mauritanie. Il fait partie de ces bibliothèques
du désert que différents organismes soutiennent pour aider au
catalogage, à la restauration, à la conservation etc. Tu vois de quoi
je parle ? Il s’agit de milliers de livres dont certains sont très anciens
et traitent de religion, d’astronomie, de poésie… Bref, il paraît
qu’à Tichit la page d’un manuscrit a disparu. Cette disparition est
une véritable catastrophe parce que si j’ai bien compris, la page
manquante est probablement ce qui me permettrait de compléter
mes listes de noms de famille. Je ne peux pas laisser passer une
occasion pareille ! Jamais je n’arriverais à démontrer les raisons pour
lesquelles on trouve au Sahara certains patronymes bien particuliers
qui sont en quelque sorte des exceptions si…
Bon ça va, abrège les explications ! Qu’est-ce que tu veux
exactement ?
Je veux tout savoir sur ce manuscrit et surtout sur le feuillet
volé. Il y avait des tas de documents bien plus riches d’un point
de vue calligraphique et ornemental, sans compter tous ceux qui
ont un réel contenu historique, religieux ou scientifique. Toi tu
es bien placé pour te renseigner, tu connais tous les acheteurs
potentiels et pas mal de vendeurs. Il faut que tu m’aides Serge,
sois sympa.
Ne t’emballe pas, je n’ai pas encore ouvert le moindre journal
depuis ce matin. Tu me laisses prendre mon café et après je
m’occupe de ton affaire.
Dépêche toi je t’en prie.
Adrien ça fait plus de trois ans que tu bosses sur des histoires
de noms, tu n’es pas à une heure près ! Et je croyais que le
médecin t’avait conseillé la patience ? Ça te manque toujours à
ton âge, cette vertu ?
Va te faire voir ! Tu peux me rendre service, non !
Du calme, je m’occupe de toi, promis.
Lorsqu’Adrien raccroche, il tremble d’impatience, le regard
perdu par delà ses songes d’horizons fuyant sous les ondulations
infinies du sable, très loin du côté de Tichit.