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Sentes parallèles
À la sortie du restaurant il pleut, une petite bruine insidieuse et
collante qui agace le visage.
« C’est bien ma veine » pense Jason
Le repas ne s’est pas déroulé comme il aurait voulu. Son client
était en retard et dès son arrivée l’a prévenu qu’il était pressé.
Les serveurs ont tardé à apporter les plats et Jason a dû attendre le
début du repas pour aborder le vif du sujet, ainsi que l’a toujours
exigé l’étiquette qu’il s’est lui-même imposée pour ce genre de
rendez-vous. C’est un principe dont il a maintes fois constaté
qu’il est toujours apprécié comme signe de délicatesse pas ces gens
importants souvent peu délicats eux-mêmes avec la législation, ou
en tout cas peu scrupuleux quant à l’origine de ce que Jason leur
propose. Mais là, Jason lui-même a dû ronger son frein.
Surtout pour ce que ça a donné ! Le type avait déjà pris sa
décision avant de me voir. Tous les risques et tout le boulot c’est
pour moi, et après Monsieur a des états d’âme. Il a beau dire que
je lui avais garanti qu’il n’y aurait pas de vagues… je suis sûr de
mon coup, on ne peut pas remonter jusqu’à moi. C’est un frileux,
tous de la même espèce… leur force c’est juste leur fric.
Jason écarte sans ménagement un petit garçon qui s’est arrêté
sur son chemin, face à lui. Il lui semble vaguement que le môme
lui a demandé quelque chose, mais il n’est pas d’humeur.
C’est pas un mec, ce type. Il n’a pas tenu parole et il est déjà
mort de trouille rien que de m’avoir rencontré. « Il faudra voir
à espacer quelque temps nos contacts ». Tu parles ! Je n’ai pas
besoin de lui, je peux en trouver d’autres qui n’hésiteront pas à
rajouter une commission supplémentaire pour cette seule page de
manuscrit. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous ces gens de la haute…
soit disant prêts à tout au nom de l’art, de la beauté, mais ils se
dégonflent à la moindre rumeur. Un jour il viendra me manger
dans la main celui-là.
Jason se dirige vers le Louvre. Il a renoncé au taxi. La colère
le propulse avec rage entre badauds et parapluies, il bouscule les
gens sans ménagement et passe devant les terrasses des cafés sans
un coup d’oeil pour les âmes esseulées qui sont habituellement
l’objet essentiel de ses préoccupations.
C’est incroyable cette histoire
Il fallait bien que ça arrive. Rien ou presque n’a filtré de cette
découverte de manuscrits en Mauritanie pendant des années ;
mais il ne faut pas être niais, il y avait plus de gens qu’on ne le
pense qui étaient au courant. Tu comprends bien que ça n’était
pas que des scientifiques. Les amateurs d’art, les vrais, ceux qui
ont de gros moyens ont des antennes partout. Pas une peinture,
pas une feuille de papier ne bouge sans qu’ils en soient avertis !
Tu ne crois pas que tu forces un peu le tableau ?
Ne sois pas naïf Adrien. Ça fait suffisamment de temps que je
navigue dans le milieu.
Bon en tout cas moi je préfère ne pas savoir…
Il n’empêche ! tu m’as tiré du lit à pas d’heure et ce n’est pas juste
pour que nous prenions le petit déjeuner ensemble tout de même !
D’accord mais moi ce qui m’intéresse c’est Tichit ; du moins
cette histoire de page arrachée d’un manuscrit dont pour ainsi
dire personne n’avait entendu parler jusque là et qui d’un seul
coup fait la Une des journaux.
Attends ! la Une des journaux spécialisés, pas plus.
Oui, mais tout de même ! tu sais ce que j’ai pensé… on
pourrait faire un petit voyage tous les deux. Ecoute il y a tellement
longtemps que je n’ai pas pris de vacances et plus encore qu’on ne
s’est pas retrouvé tous les deux. Tu te souviens quand…
Va directement aux faits.
…Je voudrais aller en Mauritanie.
Rien que ça ! et moi qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ?
J’ai besoin de toi. Il faut que je sache exactement en quoi
consiste ce manuscrit. Il n’y a que là-bas je pourrais l’apprendre.
Puis toi avec ta connaissance des marchés de l’art tu me seras
utile… Et tu as vraiment besoin de raisons pour décider de
m’accompagner ? Allez Serge… Ce voyage ce sera aussi une
promenade…on reviendra un peu sur notre enfance…
Tichit c’est en Mauritanie je te rappelle !
Je sais. Mais on pourrait y aller en faisant une étape au Maroc.
D’ailleurs il ne doit pas y avoir beaucoup de vols directs depuis
Paris !
Tu es incorrigible. On pourrait commencer tout de même par
glaner quelques renseignements ici, tu ne crois pas ? Toi, non, tu
te vois tout de suite sur les routes. Ce n’est pas la porte à côté la
Mauritanie ! Puis je croyais que tu étais débordé de travail ?
Justement, j’ai besoin à tout prix de savoir ce qu’il en est de ce
document. Où mieux l’apprendre sinon sur place ?
Au fond ce dont tu as envie, c’est de rencontrer des gens pour
les écouter, pour te raconter, c’est d’ouvrir des portes pour entrevoir
un peu de toi-même. Tu as toujours été ainsi ! Et tu veux que je sois
l’oreille attentive dont tu ne peux pas te passer, comme lorsque nous
étions petits et que tu me pinçais le soir, une fois la lumière éteinte,
pour que je ne m ‘endorme pas pendant que tu racontais des histoires
que tu inventais au fur et à mesure et qui n’en finissaient pas.
Tu exagères !
Non, souviens-toi. Chaque nuit tu ajoutais un nouveau personnage
pour corser l’aventure, et si j’avais le malheur de repérer une
contradiction tu prétendais que je n’avais pas écouté attentivement.
Admettons que j’ai nostalgie de ces moments et que je veuille
les retrouver…
On n’a plus huit ans Adrien. Tu es chargé de famille, on
travaille tous les deux.
Justement, quand on travaille il faut des vacances !
Tu es têtu mais je reconnais que l’idée me séduit. Quand estce
que nous partons ?
Adrien est épaté comme chaque fois par la promptitude de
son frère. Il pense ne pas pouvoir obtenir de réaction conforme
à ses désirs et Serge balaie d’un mot les objections qu’il a luimême
élevées, il s’enthousiasme dans l’instant pour la proposition
qu’il rejetait la minute d’avant. Une fois lancé, plus rien ne fait
obstacle à sa fougue, il est capable de mettre sur pied n’importe
quel projet en un temps record.
Il faut que je t’explique pourquoi ce document volé à Tichit
me semble aussi important pour mon travail. Si les nomades,
sans lieu d’attache par définition, se sont sédentarisés à Tichit ils
ont nécessairement gardé les textes fondateurs, mythiques et réels
relatifs à leurs origines. Pour eux c’était le seul moyen de nommer
ces origines alors même qu’elles ne devaient pas renvoyer à des
lieux géographiques identifiables, du moins de façon précise.
Dans ces conditions…
Ne te fatigue pas Adrien, on va y aller à Tichit ! Tu n’as pas
besoin de justifier professionnellement ce voyage, du moins
auprès de moi. On part tous les deux c’est décidé. Je vais passer
prévenir Julien, il s’occupera de la galerie pendant mon absence
et je commence à faire la liste de ce qu’on doit emporter. Tu sais
que j’ai toujours mon 4X4 ? Ça fait bien longtemps qu’il n’a pas
roulé sur autre chose que de la route goudronnée.
On y va en voiture ?
Tu vas voir… on va descendre plein sud, la France, l’Espagne,
on traverse à Gibraltar, puis le Maroc en suivant la côte et…
On passera à…
Je te vois venir… ce n’est pas un pèlerinage qu’on va faire
Adrien ! On aura tout le temps de traquer nos souvenirs pendant
qu’on roulera. Enfin on verra !… Si tu y tiens… Serge ajoute ces
derniers mots pour suivre son frère dans le voyage que sa mémoire
a déjà amorcé. Il devine à l’avance combien ce périple sera riche
d’émotions et de sens pour Adrien qui répugne tant à s’éloigner
de Paris plus de trois jours.
Et je te préviens, bagages minimum ; pas question que tu
emportes ta bibliothèque avec toi. Bon, mais pour le moment
j’ai à faire. Je te propose qu’on se donne deux jours pour nous
organiser chacun de notre côté et on se retrouve après pour mettre
les détails au point.
Serge se lève et s’apprête à quitter le bureau d’Adrien.
Ah ! au fait, si tu changes d’avis d’ici là, pense à me prévenir…
je ne vais pas y aller tout seul à Tichit !
Quittant la rue de Rivoli, Jason prend la rue de l’Arbre-sec.
Il espère encore arriver à temps pour rencontrer un ancien client
qui s’est offert une galerie comme on s’offre une fille, un caprice.
Jason n’aime pas l’individu, hâbleur et sûr de lui, donneur de
leçons et sans classe. Jason, qui a plutôt des allures de petite frappe
est paradoxalement sensible à la distinction des gens, des hommes
en particulier. Il ne peut renoncer pour lui-même à certains gestes
et cultive avec difficulté un vocabulaire châtié et une expression
raffinée ; côté vestimentaire il a réglé le problème en s’en tenant
une fois pour toute à la couleur noire, pantalon ou jean, pull ou
chemise et veston, été comme hiver. Il a ainsi un genre qui ne
correspond en fait en rien à ce qu’il est. Ni intello ni religieux,
ni anarchiste ni bohême, ni poète, il aime cependant l’idée qu’il
puisse quelque instant passer pour tel. Celui qu’il va voir a tout
de l’aristocrate dégénéré qui se complait à s’encanailler ou du
moins croit le faire et ne prend jamais en réalité le moindre
risque. Une ou deux fois il a invité Jason à des soirées. Ce dernier
s’y était ennuyé ferme mais il avait eu l’occasion de rencontrer
quelques personnes avec lesquelles il avait échangé des cartes
de visite.
Jason presse le pas. Il aimerait bien arriver avant la fermeture.
À mesure que le temps passe sa colère tombe et une sorte de
désarroi sournois fait son lit de l’échec du rendez-vous précédent.
Sur le coup Jason a été furieux du refus de son client et peutêtre
plus encore du flegme dont celui-ci a fait preuve pour lui
notifier sa décision, comme si les heures d’avion aller-retour, le
taxi dans ce désert plein de sable, l’attente dans le gourbi que le
vieux appelait pompeusement bibliothèque, puis les salamalecs
autour de ce thé imbuvable, comme si tout cela n’était rien, ni
fatigue ni émotion, ni temps ni souci. Jason s’est promis qu’un
jour c’est lui qui regarderait avec la même morgue ce type, mais
en attendant il lui faut trouver de quoi écouler sa marchandise et
il ne peut guère se permettre de faire la fine bouche. Devant la
vitrine du magasin la grille est déjà baissée.
Et flûte ! Il fout rien ce type! Ça prétend diriger une galerie,
ça n’y connaît rien et c’est même pas capable de respecter des
horaires d’ouverture !
Jason reste planté là dans le vague espoir de voir l’homme en
question revenir. Sur le trottoir d’en face deux femmes arrivent
en babillant, les bras chargés de sacs qui proviennent visiblement
des magasins chics de la rue St Honoré, juste à côté. Jason en
pleurerait. Il a lui-même une fortune entre les mains et n’a pas
de quoi payer son loyer le mois prochain. Il ne sait pas trop
comment ça s’est fait, mais ce matin son dernier relevé bancaire
lui indiquait un découvert bien plus important que ce qu’il
pensait. Avec la vente de son document il devait se remettre à
flot et investir pour ne plus avoir à penser aux huit ou dix mois à
venir. Là, tout est remis en question. L’idée de manquer d’argent
le désoriente totalement, il n’a plus de repères. Le restaurant, les
virées avec des filles, pas des greluches, non, de vraies femmes,
le sentiment d’appartenir au monde des nantis… tout cela lui
échappe. À la vue de deux agents qui approchent en discutant,
Jason se retourne et fait mine de s’absorber dans la contemplation
de la vitrine derrière laquelle sont exposés des objets d’art.