Répondre à : CHAUVELIER, Françoise – Les Racines empêchées

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#153189

Itinérance

Ainsi Serge et Adrien quittèrent Paris la tête pleine de projets, ces
souvenirs habités de rêves que les hommes aiment à poser sur leur
présent pour en combler les vides.

La ville est noyée dans une nuit de rafales pluvieuses. Sur le périphérique
quelques insomniaques déprimants lancent leurs voitures
en d’aléatoires embardées pour tuer les petites heures du matin.
Tu es bien ?
Serge conduit, Adrien soupire d’aise.
Il y a quinze jours je n’aurais jamais pensé partir avec toi.
Fabuleux ! L’idée de ce temps entre parenthèses, entre deux lieux.
On va se régaler tu vas voir… plus d’urgence, plus d’obligation,
le temps libre par excellence et…
Doucement, on est tout de même partis dans un but bien
précis. Tu n’as pas oublié ? ! Tichit !
Je sais, je sais ! Mais ça ne m’empêche pas de me sentir
totalement disponible à… à moi-même en fait. Je passe toutes
mes journées vissé devant mon bureau. Je n’ai parfois pas de
résultats tangibles pendant des semaines, des mois alors tu
comprends… C’est magnifique ce voyage à venir, déjà entamé
mais encore à faire, suspendu aux paysages qui ne sont pas encore
nés et que nos yeux vont faire advenir.
Serge sourit. Il est lui-même heureux de ce moment. Les
essuie-glaces contre la pluie obstinés, les glissières de sécurité
filant retrouver la ville loin derrière eux, l’habitacle bleu de la
voiture tel un tendre cocon… Adrien est silencieux. Bercé par le
bruit régulier du moteur il écoute la sérénité inhabituelle dont il
est envahi. Lui qui déteste tellement les départs qu’il vit toujours
comme des déchirures sans savoir véritablement ce dont elles le
séparent, il lui semble au contraire être accompagné cette fois-ci.
La nuit encore dilue Blois sous la pluie, puis l’aube déjà
avancée suggère Bordeaux. Il a dû somnoler. Ce sont maintenant
les forêts de pins des Landes, Biarritz, St Jean de Luz.
On s’arrête et tu prends le volant ? Toujours d’accord pour
filer sur Madrid ? C’est tout de même plus raisonnable que de
prendre par le Portugal.
J’aurais aimé passer par Evora. Les glycines doivent y être
en fleurs et les maisons fraîchement chaulées. A cette saison, les
clochers des églises sont couronnés par les nids des cigognes qui
nourrissent leurs petits. Tu peux voir aussi les plus belles filles du
pays à la sortie de la messe. En été tu n’as aucune chance, il n’y a
que des vieilles drapées dans leurs voiles noirs !
Parce que l’été les demoiselles perdent la foi ? raille Serge qui
ne doute pas de lancer ainsi son frère sur un de ses chevaux de
bataille.
Arrête ! Il faut voir les processions de Pâques au Portugal c’est
quelque chose d’inouï. Chaque village rivalise pour faire défiler
les chars les plus somptueux avec profusion d’ors et de fleurs.
Curieux peuple, marin et pourtant si fort attaché à sa terre,
partagé entre fastes extravagants et mélancolie… la saudade… J’ai
lu quelque part que l’âme lusitane et l’âme juive étaient soeurs.
Par quel mystérieux chemin la rencontre s’est-elle faite ? Au début
les califes étaient tolérants à l’égard des juifs installés au Portugal.
Ceux-ci étaient les premiers à publier des ouvrages imprimés,
livres de prières, traités de médecine etc. Mais les relations ont
vite dégénéré. Seulement les fados sont toujours les pleurs de la
conscience douloureuse que les hommes ont de leur destin et
la musique klezmer fait toujours couler les larmes des mariées !
D’un côté comme de l’autre le même bouleversement quand tu
écoutes…
Pour le moment Adrien je n’entends que mon besoin urgent
d’un bon café ! On fait une pause, tu veux ? Je suis fatigué.
Quelques instants plus tard les deux hommes sont attablés.
Un peu étourdis de tous ces kilomètres parcourus dans l’habitacle
bleu de leur voiture, ils regardent autour d’eux les rares voyageurs
formant un ensemble hétéroclite silencieux dont les gestes
semblent effectués au ralenti. Un enfant pleure doucement, sans
conviction, devant une tasse de chocolat. Il est posé là entre le
père et la mère, présence presque incongrue tant il est menu et
ignoré dans la vaste salle qui ne ressemble ni à un hall de gare ni
à celui d’un aéroport, sorte de non-lieu en tout lieu identique où
des silhouettes sans étoffe se croisent, vont et viennent en un lent
ballet que ne gouverne aucun sens.
Une demi-heure plus tard Serge et Adrien ont repris la route.
De Madrid où ils s’arrêtent pour dormir ils ne voient rien. Pour
le moment ils roulent le plus efficacement possible en se relayant
toutes les deux heures pour ménager leurs forces. Lorsque Serge
ne conduit pas il reste éveillé la plupart du temps et s’active à
mille occupations sérieuses et futiles. Il fait des mots croisés
puis décide dans l’instant qui suit de dormir, ce qui déclenche
une mise en condition sophistiquée, coussin derrière la nuque,
recherches infinies de la position idéale, blouson pour occulter la
lumière du jour. En général à peine installé, Serge décide qu’il est
bien plus urgent de vérifier les kilométrages et les temps d’arrêt
qu’ils peuvent s’octroyer. Il se lance alors dans de savants calculs
qui pourraient laisser penser que la totalité du parcours prévu
est remis en cause tant il propose d’alternatives, d’hypothèses,
de solutions nouvelles avec une constance indéfectible. Adrien
a très vite compris que ce n’était là que prétexte à jouer avec les
chiffres tout en tripotant quelques uns des multiples gadgets,
compteur, GPS et autres instruments de mesure dont son frère
raffole et qu’il apprend à manipuler alors que lui même n’en
soupçonnait pas seulement l’existence jusqu’à ce voyage. Bref,
Serge au repos c’est très fatigant pour qui aime le calme, il n’a de
cesse de trouver de quoi dépenser son énergie qui semble vouloir
faire exploser l’habitacle du véhicule. Adrien s’est habitué très vite
à ce remue-ménage, continuant de parler ou de se taire sans se
laisser perturber par les agitations de Serge. Il résiste au plaisir de
rêver lorsqu’il conduit, parce qu’il s’est aperçu combien alors il
peut être en retrait par rapport à ce qu’il fait. Sur un court trajet
ça n’a guère d’incidence mais là, la situation est différente. Il
réserve donc aux plages de temps libres ses songeries indéfiniment
rebrodées sur les mêmes étoffes, ne parvenant jamais à aller au
bout de l’une d’entre elles tant la fiction est tenace face à la réalité
qui résiste, l’une ne le cédant jamais à l’autre. La somnolence un
peu comateuse dans laquelle il s’enfonce régulièrement se mêle
aussi de la partie, l’obligeant par la suite à reprendre le canevas de
ses rêves et de sa vie pour en démêler les fils et les disposer en de
subtiles combinaisons. Il est alors silencieux de façon si intense
que Serge s’inquiète de son état.
Ça va ?
Oui, oui je dors, murmure Adrien soucieux de préserver
l’intimité nécessaire au développement particulièrement délicat
d’un beau moment onirique.
Tu dors les yeux ouverts toi maintenant ?
… Trop tard la vision a fui, effarouchée par l’irruption de la
voix de Serge.
Non… enfin je rêvassais. C’est d’ailleurs absolument nécessaire
ne serait-ce que pour ton propre bien! N’as-tu pas déjà suggéré
qu’il fallait que je commence à économiser ma salive en vue de la
traversée du désert ?
Tu n’as pas changé Adrien, c’est pour cela en fait que j’ai décidé
de partir avec toi ! Tu te rends compte, il nous suffisait de prendre
l’avion et nous étions à Tichit en un rien de temps. Mais j’aurais
loupé tes monologues sans fin et tes silences sans fond. Comme
lorsque nous étions gosses. Qu’est-ce que tu as pu m’agacer
parfois quand tu restais des heures sans dire un mot à plat ventre
sur le sable ! Je me souviens, ça n’était pas encore les vacances et il
n’y avait personne sur la plage. Je m’embêtais ferme. Tu ne voulais
rien faire. Ou alors tu parlais, si plein de tes mots qu’il n’y avait
de place pour rien d’autre, surtout pas pour mes interruptions.
Un jour tu t’es mis en colère à la suite d’une de mes questions
que tu jugeais tellement idiote qu’elle te semblait être une injure
à tes discours. Tu est bien le même ! Le pire, le plus beau, c’est
que j’aime cela aujourd’hui et c’est maintenant vraiment que je
m’en rends compte. Il aura fallu tout ce temps pour que nous
devenions frères toi et moi !
Dis-moi, on fera halte à Mazagan ?
Tu veux dire El-Jadida ?
Arrête, tu as très bien compris.
Tu y tiens visiblement.
Pas toi ?
Je n’y ai pas les mêmes souvenirs que toi si c’est cela que
tu veux dire. Ou alors je suis encore trop jeune pour que ma
mémoire soit sensible à ce lieu.
Nous y avons vécu tout de même plus de douze ans.
Tu parles pour toi.
Mais Serge, ce sont tes racines !
Mes racines, tu sais très bien que je les ai plantées plus tard
et ailleurs. Ne sois pas déçu. Je comprends ta nostalgie, sache
que la mienne est posée sur d’autres paysages. Tiens, j’en viens à
parler comme toi ! C’est drôle, avec toi je baigne dans un univers
complètement étranger au mien, comme si les mots ne pouvaient
que prendre des libertés avec leurs sens usuels ; ils vagabondent
et ça m’oblige à aller les chercher là où je n’ai pas l’habitude de
les trouver.
Bien… bien… tu sais causer toi !
Derrière l’accent moqueur du ton d’Adrien la tendresse est
présente. Les deux frères se découvrent au travers de ce voyage des
complicités dont ils ne savaient pas l’existence. Ils connaissaient
plus leurs différents et leurs divergences que la promiscuité de
l’adolescence avait révélés et que l’âge adulte avec son lot de
charges professionnelles et familiales s’était chargé d’entériner.
Depuis quelques jours ils se réapprivoisent avec une émotion non
dissimulée, s’étonnent des proportions énormes qu’a pu avoir tel
événement pour l’un alors que l’autre a tout oublié, de ce que
derrière l’enveloppe dont chacun est affublée il puisse y avoir
un être qui ne correspond ni à l’étiquette censée l’identifier ni à
l’image trouble et mouvante des souvenirs.
On s’arrêtera à El-Jadida bien sûr. Quand je te dis que mes
racines n’y sont pas, j’exagère, elles n’y sont plus et…pas encore.
Probablement n’ai-je pas réglé tous mes comptes avec cette
période. Mais je sais qu’un jour j’aurai sans réticence le désir de
revenir moi aussi.
Ce jour là…
Bon allez trêve d’attendrissement. Avant de bivouaquer dans
le berceau de notre chère famille il faut déjà que nous procédions
aux dernières vérifications approfondies pour nous lancer dans
cette traversée du pays dans de bonnes conditions. On trouvera
ce qui pourrait nous manquer à Tanger. On se donne vingt quatre
heures de pause, d’accord ?
La journée passée à Tanger a été très remplie. Adrien ne soupçonnait
pas la quantité de détails auxquels il fallait penser avant de
partir dans le désert. Serge avait déjà fait les préparatifs nécessaires
à Paris mais il tenait à ce que tout soit vérifié méticuleusement.
Il avait par le passé effectué des périples de cette envergure et
c’est bien le goût de ce qu’il avait alors connu en émotions qui
l’avait poussé à suggérer à Adrien cette longue descente en voiture
depuis Paris jusqu’en Mauritanie. Il prétendait qu’on ne saurait
approcher les hommes et les pays en se contentant de descendre
d’un avion parce qu’il est nécessaire que le voyageur se transforme,
se dépouille de la part la plus artificielle de son être s’il veut être
sensible à ceux au devant desquels il va. Cette préparation, disaitil,
cette quasi-initiation demande du temps, des efforts, des peines
même et des plaisirs dont il ne faut pas faire l’économie. Homme
de la ville Serge n’allait pas jusqu’à prôner la marche à pied
comme seul véritable rythme permettant ce dépouillement de soi,
mais il était persuadé que toutes les contraintes matérielles que
connaît le voyageur chargé de son propre déplacement jouaient
un rôle propédeutique des plus bénéfiques. Adrien, pourtant
fort peu pressé de se frotter à des problèmes d’organisation de
voyage, avait été tout de suite séduit par la position de son frère.
Convaincu que voyager c’est aller autant à la rencontre de soimême
qu’à la rencontre d’autrui, il avait abondé dans le même
sens que Serge, sans imaginer un instant la complexité des choses
à régler. Lors des semaines de préparatifs avant le départ il avait
été tenté à plusieurs reprises de remettre en cause le projet mais
à chaque fois il avait été retenu par le caractère de grande vérité
dont ce projet lui semblait porteur. Lui pour qui chaque jour est
un voyage à la recherche de soi-même et qui ne quitte guère un
rayon de cinq cents mètres autour de l’appartement qu’il occupe
si ce n’est pour se rendre à Paris dans ses quartiers de prédilection
depuis plus de trente ans, lui donc se retrouvait engagé dans
une itinérance autrement éprouvante. Et il voyait au bout de ce
périple les manuscrits de Tichit luttant contre l’ensablement et
l’oubli. Cette image pour Adrien valait qu’on lui consacre tous
ses efforts sans compter sa peine.

Il fait beau ce jour-là sur El-Jadida , beau comme toujours,
le soleil d’hier à demain lourd est sur les épaules. Aux terrasses
des cafés des touristes tentent de capter les moindres rayons en
étalant leurs chairs blanches et indécentes. Sur les trottoirs, des
enfants à la peau mate rasent au contraire les murs pour échapper
à la lumière solaire et font ainsi d’étranges parcours déchiquetés
dans l’ombre violente et sans demi mesure que tracent les
avancées des toits.
C’était au temps de Mazagan.
Dans la ville les plus pauvres traînaient autour des poubelles
à la recherche d’un morceau de pain ou de quelques olives qui
ne seraient pas trop passées et dont le goût pimenté ferait un
instant oublier la faim. Ils sillonnaient les rues étroites, obéissant
derrière un apparent désordre, aux règles et à la hiérarchie propres
à chaque bande, parodie cruelle du monde des grands.
L’enfant adorait ce jour de la semaine. Il fallait garder
de l’appétit pour le repas du soir auquel tous les vendredis sa
mère consacrait une attention particulière. Aussi lui donnaitelle
toujours un sandwich pour son déjeuner avec l’autorisation
de se promener dans le quartier avec ses copains le temps de le
manger. C’était chaque fois le même ravissement quand il faisait
l’inventaire des rondelles de tomates, des cubes de concombre,
sans oublier l’incontournable feuille de laitue sur laquelle
reposait un petit morceau de thon, voire un quart d’oeuf dur, le
tout couronné par un de ces piments doux d’un vert si tendre
qu’il était presque ému d’avoir à le manger. Il partait dans la
rue, économisant son plaisir, le faisait durer, goûtant chaque
saveur de cette nourriture qu’il pouvait consommer à sa guise,
triant et gardant le meilleur pour la fin tout en humant l’air
salin qui venait du port. Souvent il se laissait distancer par les
autres, tout occupé qu’il était de ces raffinements de gourmet qui
l’empêchaient d’avaler goulûment son sandwich…
De toutes façons, il l’avait déjà vu ce nouveau bateau arrivé
dans la matinée ! Puis il n’allait pas lever l’ancre aujourd’hui !…
Il aimait aussi sans vraiment s’en rendre compte cultiver un
peu sa différence, à la fois rassembleur d’une meute de gamins
en culottes courtes qui ne faisait peur qu’à elle-même dans les
jeux héroïques de l’enfance, et solitaire pour mieux parcourir
les champs de ses rêves. Souvent la tête brûlée et le premier de
la classe cédaient ainsi la place au petit garçon grave et déjà en
colère contre la vie. L’absinthe qui allongeait le café du père dès
le matin, la silhouette de la mère penchée sur des ouvrages de
couture quand il n’y avait plus d’argent à la maison, les frères et
les soeurs qui s’endormaient les yeux pleins de larme et le ventre
vide, mais aussi les jours de fête et d’abondance où tout semblait
si absurdement facile, cela donc traçait jour après jour des sillons
profonds et irrémédiables dans le coeur juste sensible de l’enfant.
Depuis un moment il se sentait observé, peut-être même suivi.
Il tira crânement sur le col de son polo et allongea le pas avec
l’air de celui qui ne s’en laisse pas conter… Mais décidément ce
sandwich n’avait pas la saveur des bons jours et il mastiquait avec
difficulté, un goût crayeux dans bouche. Au moment même où il
allait se retourner, un éclair blanc l’aveugla… Son corps s’affaissa
tout doucement, sans violence, sur le bord du trottoir au milieu
des rondelles de tomates que l’agresseur s’efforçait de récupérer
le plus vite possible avant de s’enfuir avec son butin. Bientôt on
n’entendait plus que le bruit de sa course et par terre une large
tache rouge s’élargissait lentement, comme au ralenti. Dans le
silence retrouvé de la rue, le soleil versait une chaleur de plomb et
autour des lèvres de l ’enfant perlaient des gouttes de sueur.
Au café quelques pas plus loin, le père refaisait le monde avec
tout l’enthousiasme des naïfs qui se font gruger leur vie durant
par des indélicats sans états d’âme. Il songeait à rentrer chez lui,
la tête agitée de nouveaux projets qui devaient assurer sa fortune,
et rêvait déjà de lendemains d’opulence. Il sortit sur le pas de la
porte et vacilla un peu sous la violence du soleil, clignant des yeux
pour les accommoder à cet espace de clarté aveuglante qui rejetait
loin en arrière la fraîcheur sombre du café. Il avança doucement
les oreilles pleines encore de tous ces mots qu’on avait dits et des
claquements que faisaient les dominos sur les tables de formica.
Plongé dans ses rêveries il faillit buter sur le corps de l’enfant. Il
se jeta sur lui, le prit dans ses bras, hurlant qu’on lui avait tué son
fils… Et aux fenêtres on se penchait curieux et compatissant. Le
père avait glissé ses bras sous le corps du petit dont les jambes se
balançaient, abandonnées au rythme de la marche désordonnée
de l’homme affolé. Il courait: « il est mort, il est mort ! » et c’est
cette voix blessée qui sortit l’enfant de son évanouissement…
Une forte odeur ferreuse, insistante, acheva de lui faire reprendre
connaissance. Et derrière la douleur que l’enfant ressentit et qui
s’appropria sa tête dans l’instant même de son réveil, il y avait
comme un étrange frisson de plaisir. Les bras du père étaient si
doux, si tendres.
Il fait beau aujourd’hui encore sur El-Jadida. Aux terrasses des
cafés les touristes étalent leurs chairs blanches et indécentes. Dans
la ville, les plus pauvres traînent toujours autour des poubelles
à la recherche d’un morceau de pain. Et dans le coeur d’Adrien
devenu homme, il y a encore l’odeur du sang mêlée à la nostalgie
de ces bras si doux, si tendres… Mais le père n’est plus là.
C’était au temps de Mazagan.

Adrien ne sait pas combien de temps il a dormi. La voiture est
à l’arrêt sur le bas côté de la route et Serge n’est pas là. « Pourquoi
cette scène là… » songe-t-il en sortant pour s’étirer. « J’ai tant
d’autres images liées à cette ville. Ce jour là j’ai senti que mon
père m’aimait, ce doit être pour ça…»
Serge sort à l’instant d’un petit chemin transversal.
Alors bien dormi ? C’est à ton tour de prendre le volant. Il ne
faut pas qu’on traîne si tu veux t’arrêter un peu dans le berceau
familial !

Regarde ! j’avais oublié, c’est exactement cette vision des
remparts qu’on avait depuis le car ! Tu te souviens ? C’était
la première sortie scolaire à laquelle nous allions ! On arrive
bientôt ?
Dans une vingtaine de kilomètres.
Pas plus ? Il me semblait qu’on avait fait un voyage qui avait
duré des heures pour venir ici.
Moi aussi. Mais Adrien, n’oublies pas ! On ne s’attarde pas
à El-Jadida ! Pas question d’aller faire la tournée des uns et des
autres, de leur ombre et de leur trace. Il faut qu’on avance, le plus
difficile est devant nous.
Je sais, on passe comme ça, juste pour… voir.
Les rues ne vont pas filer à l’anglaise, ne t’inquiète pas ! Puis tu
as toujours prétendu que les souvenirs n’avaient pas grand chose
à voir avec les yeux., alors…
Tu as raison, je veux juste passer… tout de même.

Ils ne se sont pas arrêtés très longtemps à El-Jadida. Adrien a
voulu qu’ils circulent en voiture dans quelques unes des rues de
leur enfance mais il semble presque malheureux d’être là et Serge
était plus ému qu’il ne peut le reconnaître. Des bouffées d’odeurs
leur caressent le visage de souvenirs, sans qu’ils aient le temps de
s’y préparer, des images voilent leurs yeux sans qu’ils parviennent
à démêler ce qui vient de leur mémoire de ce qui est réalité. Un
peu perdus, ils ressentent un grand étourdissement d’être à la fois
tellement au bord d’eux-mêmes et si dépourvus de repères que la
certitude d’exister leur échappe, diluée dans cette tension, cette
distorsion, entre le passé et le présent. Sans un mot ils quittent la
ville poursuivis par l’entêtant et douceâtre parfum des troènes en
fleurs qui scellent la confusion des temps.

Ils longèrent la côte sur plus de 800 kilomètres. Ils avaient
décidé de descendre jusqu’à El Aajun. Là ils laissèrent l’océan à
ses vagues et obliquèrent plein sud-ouest pour traverser le Sahara
occidental et entrer en Mauritanie à Choûm. Ils ont compté
six ou sept jours de voyage entre pistes et routes plus ou moins
goudronnées. Puis ce sera la dernière partie de leur périple, Atâr,
Tidjikja, Tichit enfin. Quatre jours devraient suffire. Ils ont prévu
des impondérables, pannes, manque d’approvisionnement en
essence nécessitant une attente ou un détour, incidents divers.
Serge a prévenu Adrien, le voyage ne peut qu’être éprouvant
et déjà tous deux mesurent combien cela peut être vrai. Serge
ne cesse d’évoquer les dunes mouvantes qui campent et itèrent
indéfiniment les mêmes mouvements sur la route de Choûm.
Les légendes à leur propos sont nombreuses qui racontent des
histoires d’esprits et de forces vitales habitant chaque élément
de l’univers. Adrien est plus inquiet de la quantité de mines qui
truffent cette région que du risque de rester bloqué par ces dunes
itinérantes. Il aime d’ailleurs l’image de ce sable en marche vers
des destinations non identifiables, ces déplacements indolents
et silencieux de milliards de petits grains dorés indifférents
aux hommes et aux bêtes qui depuis une éternité passent là et
disparaissent sans laisser la moindre trace.
Tu sais pourquoi le monde minéral fascine l’homme ?
Adrien et Serge roulent avec précaution sur une piste défoncée
en tôle ondulée.
Vas-y, explique.
C’est sa totale étrangeté qui nous fascine, sa singularité totale par
rapport à nous. Les animaux, les plantes même nous interpellent,
nous répondent, nous contestent d’une manière telle que nous y
reconnaissons toujours quelque chose de nous-même. Les pierres
elles, sont dans une absolue indifférence à notre égard, elles ne nous
parlent pas. De façon dérisoire les hommes prétendent lire en elles
leur histoire, mais ils n’y voient que ce qu’ils y mettent eux-mêmes
c’est à dire des jalons pour donner un sens et une dimension à
l’écoulement de leur propre temps. L’histoire des roches ? La
géologie ? Pauvres tentatives humaines pour se repérer… L’homme
ne sait pas vivre sans balise et sans position. L’idée même du vide
le saisit d’un vertige si angoissant qu’il doit se caparaçonner s’il ne
veut pas mourir de ce vertige. Et l’imagination humaine travaille à
inventer des caparaçons exactement comme elle travaille à façonner
en homme l’image obsédante du vide.
Tes caparaçons préférés, ce sont lesquels ?
C’est bien le problème, je les choisis mal et je ne choisis pas
ceux qui pourraient m’ancrer solidement dans l’existence.
Comme une famille, une maison, un métier ?
Par exemple
Pourtant tu as une femme et des enfants, un boulot, un
appartement…
Oui mais je n’ai pas les idées qui vont avec !
Qu’est-ce que tu veux dire ? Les idées habituelles sur toutes ces
choses ? Les préjugés, les poncifs ?
Oui c’est ça.
Pourtant quand tu t’y mets, tu es capable de quelques bons
clichés bien droits dans leurs bottes toi aussi !
N’importe quoi ! ! Tu en connais beaucoup des types aussi
soucieux que moi de nuances, de subtilités ?
Serge éclate de rire.
Tu ne changes pas Adrien, ton amour-propre est toujours aussi
chatouilleux !
Non mais c’est vrai, là tu exagères !
Allez ne te fâche pas ! garde le sens de l’humour. Quand nous
étions encore tout petits, qu’est-ce qu’on a pu te faire marcher
comme ça ! Tu te mettais dans ces colères effroyables chaque fois
que tu étais vexé. Ça nous protégeait pour un temps de ton droit
d’aînesse et de ta science.
Reconnais au moins…
Laisse tomber, Adrien. C’était juste pour parler.
Sous leurs yeux des kilomètres de paysages défilent des heures
durant, engendrant un lourd engourdissement de l’esprit qui
vagabonde sans but ni cohérence. Souvent l’un et l’autre restent
silencieux, le corps ballotté par les cahots du véhicule et la tête pleine
de songeries décousues au milieu du halo doré de poussière en
suspension dans l’habitacle de la voiture. Parfois ils ferment toutes
les vitres et les ventilations pour se protéger mais leurs cheveux sont
toujours poudrés de sable et ils boivent régulièrement pour éviter de
sentir crisser leurs dents tant le sable est fin et pénétrant. Ils alternent
fréquemment les périodes de conduite et de repos. Serge vérifie
systématiquement avec cartes et boussole les directions prises, inquiet
dès que la piste ou la route ne va pas exactement dans le sens voulu ?
Adrien est plus serein, son inexpérience lui donnant une innocence
qui le protège des soucis que connaît son frère. À la tombée de la
nuit, ils s’arrêtent près d’une de ces petites gargotes qui jalonnent
les étapes de leur voyage. En général ils dorment à la belle étoile,
préférant le ciel et leurs épais duvets aux draps douteux des chambres.
Ils sont si fatigués qu’ils ne s’attardent dans la salle où se retrouvent
les voyageurs nomades et touristes que le temps d’avaler un bol de riz
au gras ou de mil aux fèves dans lequel se perdent quelques morceaux
de gombos ou d’aubergine.
Après une douzaine de jours, ils arrivent en vue de Tichit. La
ville semble prise dans la terrible étreinte des dunes qui l’entourent
et forcent leur passage jusque dans les rues, envahissant les cours
et certains rez-de-chaussée de maison. Il est midi, le soleil écrase
une lumière blanche sur chaque mur, chaque arbuste, interdisant
la moindre ombre, débusquant le moindre recoin. Il n’y a pas un
signe de vie. Adrien retient son souffle tant le silence est pesant.
On est arrivés.
Tu es sûr que c’est Tichit ? On se croirait à un bout du monde.
Mais lequel ?…
On dirait une ville morte… il n’y a personne…
C’est une ville en train de mourir, son agonie dure depuis des
décennies.
Ils ont coupé le contact en arrivant sur ce qui leur semble être
la place principale de la cité déserte. Au bout d’un long moment,
débarrassés du bruit du moteur qui perdurait dans leur tête, ils
entendent le gémissement du vent.
C’est lugubre.
Non… c’est beau, d’une beauté délétère.
Regarde ! La gendarmerie est là. Allons-y.
Ça m’étonnerait qu’il y ait quelqu’un.
Tentons notre chance. De toutes façons, on ne peut rien
faire d’autre. Il n’y a personne pour nous indiquer où se trouve
la bibliothèque et je suppose qu’il n’y a pas de panneau de
signalisation. Puis il faut déclarer notre visite.
Dans la grande pièce sombre un ventilateur brasse lourdement
l’air. Un homme est assis derrière une petite table de bois blanc.
Il boit du thé.
Bonjour.
Bonjour, asseyez-vous.

Une heure plus tard Adrien et Serge ressortent de la gendarmerie.
Ils ont dû décliner leur identité, répondre à un questionnaire
en trois exemplaires puis préciser oralement l’objet de leur
venue. Le policier a semblé méfiant quand ils ont dit venir pour
voir la bibliothèque et la profession de chercheur d’Adrien ne l’a
pas vraiment amadoué. Il a été plus séduit pas contre par le récit
de leur voyage.
Il n’y en a pas beaucoup qui se lancent dans un circuit pareil.
On sait, mais on voulait prendre des vacances, n’être occupé
de rien. Quand on reste sur place, c’est presque impossible. Alors
on s’est dit que si nous roulions avec pour seul but d’arriver à
Tichit, on ne ferait rien d’autre. c’est ce qui s’est passé. On a juste
bavardé… pendant des milliers de kilomètres !
Et comme ça vous demandez l’autorisation de rester pour faire
des recherches à la bibliothèque ?
Oui, si c’est possible. Mon frère repartira en avion. Son
travail l’attend à Paris. Mais il voudrait trouver un guide pour le
raccompagner jusqu’à Tidjikja.
Et votre propre voiture, qu’est-ce que vous allez en faire ?
Je vais la lui garder le temps de mon séjour ici. Après, on verra.
Je crois que je rentrerai aussi en avion. On ne peut pas toujours
être en vacances et le voyage est long !
Je vais appeler quelqu’un qui vous conduira chez le vieil
Abidine. C’est notre bibliothécaire. Avant votre départ il faudra
venir vous présenter ici.
Bien sûr. Je n’oublierai pas.
Dehors l’air est blanc de chaleur immobile. Le vent est tombé
laissant la place au soleil encore au zénith. Un gamin s’approche
d’eux et leur fait signe de les suivre. Laissant le 4×4 sur la place ils
se dirigent vers une ruelle qui serpente entre les maisons aux murs
verts et aux lourdes portes de bois ornementées. Après quelques
minutes de marche qui les mettent en nage, le jeune garçon
désigne une construction de pierre blanche et repart aussitôt sans
avoir prononcé un mot. Serge et Adrien avancent et pénètrent
dans une cour qui surplombe le désert.
Là sous un acacia un homme se tient assis sur une natte.
Penché sur un livre aux enluminures pourpres, il suit du doigt le
texte en murmurant une mélopée lente et sourde.
Entrez et asseyez-vous. Je vous attendais. On m’a annoncé
votre arrivée.
L’homme a relevé sa tête et son regard croise celui d’Adrien.
Il paraît que vous êtes un savant et que vous venez ici pour
travailler.
Serge est resté un peu en retrait. Il remarque que d’énormes
volets de bois occultent la porte derrière le vieillard.
Installez-vous vous aussi, dit-il en s’adressant à Serge. Je crois
que nous avons beaucoup à parler. Nul ne peut prétendre avoir
accès aux livres s’il ne cherche le savoir, mais nul ne peut le refuser
à ceux dont l’âme a soif de connaissance. Il faut que je sache
ce que vous cherchez. Je m’appelle Abidine et j’ai la charge des
manuscrits. C’est une tâche écrasante.
Les derniers mots se sont achevés dans un soupir de lassitude
et le vieil homme semble absorbé par quelque souci enfoui au
plus profond de lui-même.
Je sais, murmure Adrien.

La nuit est tombée sur Tichit. Il a fallu tout ce temps pour
que chacun se découvre et raconte l’itinéraire qui a présidé à leur
rencontre, ici, à des milliers de kilomètres de Paris. Il a fallu toute
la sagesse d’Abidine pour calmer l’excitation d’Adrien et toute
la passion de celui-ci pour convaincre Abidine de la possibilité
de faire une enquête pour tenter de retrouver le manuscrit volé.
Il a fallu tout le bon sens de Serge pour apaiser la conscience
meurtrie du vieux sage et la fougue débridée d’Adrien ; et pour
proposer un plan d’action en tant soit peu cohérent. Les trois
hommes se sont mis d’accord sur un certain nombre de choses.
Ils ont décidé de garder le secret de leur enquête personnelle.
La police agit de son côté, lançant des investigations qui peuvent
être bénéfiques mais Abidine n’y croit guère. Il n’est pas question
de donner aux représentants de la loi l’occasion de penser qu’on
l’estime peu capable dans cette affaire. De plus les susceptibilités
sont fréquentes dans ce milieu et il est préférable de mener
des recherches sans que cela se sache. Serge, convaincu que le
document ne peut pas faire l’objet d’une vente en Mauritanie,
propose de repartir sur Paris d’où il pourrait obtenir des
renseignements si le présumé voleur est français comme le laisse
supposer l’usage de cette langue lors de sa venue ici. Adrien
a décidé de rester ici. C’est de toutes façons le lieu idéal pour
poursuivre ses travaux.
Il est temps de dormir. Vous êtes mes hôtes. Auparavant je
vais vous faire venir de quoi manger. Je suis très frugal moi-même
mais vous êtes jeunes et vous devez avoir faim.
Abidine verse dans les petits verres opaques un dernier filet de
thé presque noir tant il était fort et sucré.
– Voilà qui me suffit, dit-il en trempant ses lèvres dans le
breuvage, mais si vous me le permettez j’aimerais rester en votre
compagnie pendant votre repas. Votre jeunesse m’est d’un beau
réconfort.

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