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Tichit
Aujourd’hui mardi… Le vent doit souffler comme chaque jour
sur Dakhla et ses falaises battues par la solitude de la mer. Le
premier convoi a certainement déjà quitté la ville, laissant
derrière lui des nuages de sable suspendus en quête d’horizons
plus sereins. De janvier à mars les tempêtes sont terribles dans la
région, et il faudra bien trois jours de voyage pour arriver jusqu’à
Nouadhibou. Là, la caravane se disloquera pour se refaire avec
d’autres camions, d’autres véhicules tout terrain, colonies de
chenilles infatigables qui serpenteront plein sud vers Medercha,
Saint Louis, et plus à l’est vers Atar, Chinguetti, Ouadane.
Assis sur le seuil de la porte Adrien imagine des voyages. Le
mouvement des dunes accompagne les battements de son coeur.
Il a lu pendant trois heures dans la bibliothèque avec Abidine et
l’or terni du sable apaise la brûlure de ses yeux. Depuis une dizaine
de jours il est installé chez le vieil homme et passe ses journées
avec lui, classant et répertoriant les manuscrits, mettant de côté
les textes qui lui semblent importants pour ses recherches. Mais
à mesure que le temps avance il a moins de hâte à les consulter. Il
est pris par le rythme de ce pays de sable que son hôte lui raconte
et qui fait un doux vertige à l’âme dont il ne peut se lasser. Le soir,
lorsqu’Abidine revient de la mosquée tous deux s’installent dans la
cour et Adrien attend. Il attend qu’Abidine convoque les gens de
ce lieu, ses parents et grands-parents, ses oncles et tous ceux qui,
plus ou moins affiliés à la famille, ont laissé trace de leur passage
dans sa mémoire. Adrien sait que le temps d’analyser les manuscrits
viendra, que le temps de l’écoute laissera place au temps de l’étude ;
il sait qu’Abidine sera là pour le guider en lui livrant tout son savoir
et il sait encore qu’il ne lui faut pas bousculer ce temps préalable de
paroles. Surtout, il sait enfin qu’il n’a pas –qu’il n’a plus- le moindre
désir de le faire. Bien sûr ses recherches sont toujours présentes à
son esprit et souvent Abidine et lui discutent filiation, évolution des
patronymes ; mais il ne met à cela aucune hâte et n’a pas encore pris
la peine de regarder de près les textes qu’Abidine lui a conseillé de
consulter. Il aime par dessus tout lire les parchemins qui racontent
le lent cheminement des caravanes d’est en ouest puis d’ouest en
est, à l’époque où c’est le pas des bêtes et des hommes qui disait
les heures et les jours. Il a suivi ainsi deux voyages d’une même
famille et a vu naître une fille, Oumia. C’est d’ailleurs la sonorité
de ce nom qui a appelé Abidine une fois encore vers les murmures
de sa mémoire. Pour Adrien il a rêvé tout haut sa grand-mère, ses
robes colorées et son regard aveugle qui voyait au delà de la lumière
du soleil et de l’ombre de la nuit. Près d’Abidine, Adrien se sent
redevenir enfant. Le vieil homme se substitue à la figure de son
propre père dont l’image toujours idéalisée échappe de plus en plus
aux soupçons de souvenirs cruels attachés aux dernières années et
qu’il n’était jamais parvenu à chasser jusque là. Ou peut-être encore,
ces souvenirs troubles trouvent-ils enfin une place où se poser dans
sa mémoire que n’agitent plus de vaines révoltes. Le désert aussi
procure à Adrien un sentiment d’apaisement. Incommensurable,
sans fin ni limite, sans contour, figé dans sa propre immensité
mouvante, insaisissable, paradoxalement ce désert lui semble le seul
lieu où il se trouve, se rencontre, se reconstruit, se reconnaît. Il est
point de départ pour penser sa propre vie, il indique la direction
qu’elle va prendre, il est mesure de ses ambitions et de ses exigences,
il est consolation de ses erreurs et de ses échecs. Ce désert lui donne
un vrai temps, pour la première fois, le temps d’exister.
Mais dis-moi Adrien, c’est toujours moi qui parle, c’est toujours
moi qui raconte la vie. Dis à ton tour ! C’est comment Paris ? Moi,
je suis resté à la ville juste le temps d’étudier. L’instituteur avait
insisté pour m’y envoyer ; ça ne faisait pas vraiment l’affaire de mon
père, mais l’idée que je devienne maître d’école… il ne pouvait pas
résister, tous les autres pères l’enviaient.
Et vous êtes parti longtemps ?
Six ans, et je ne rentrais pas souvent. Ma mère préparait une
soupe, que sa propre mère faisait… de la harira je crois, je ne me
souviens plus bien. Elle la préparait avec des fèves et de l’huile, des
épices. Je détestais ça mais pour elle c’était une façon de marquer
mon retour comme si elle voyait dans celui-ci son propre retour
vers son pays. Elle n’y est jamais repartie ; je ne sais même pas en
fait pourquoi elle est arrivée là, comment elle connu mon père qui
l’a amenée à Tichit. Le plus triste vois-tu, c’est que je ne connais
pas la recette de cette harira, et ça n’est pas un plat d’ici. Parfois
quelque épice chatouille mon nez, une bouffée de coriandre ou de
kamoun, une trace qui éveille un instant, une situation. ?je vois
ma mère découpant avec parcimonie des petits cubes de tomates,
mais c’est tellement éphémère ! Je n’arrive pas à mettre un nom,
une date ; c’est comme si on entrouvrait devant tes yeux un coffre
rempli de tous tes rêves pour le refermer aussitôt. Allez, je suis
trop bavard. Raconte, toi.
Il n’y a pas grand-chose à raconter.
Dis-moi un peu de ta vie, les gens que tu connais, tes
enfants…
Je n’ai pas la tête à ça. C’est si loin, ou plutôt je me sens
tellement ailleurs.
Ta place est pourtant là-bas Adrien, tu le sais.
Oui, mais des fois on n’a pas le corps et l’âme au même
endroit. Souvent même…
Oui, c’est vrai. Les vrais bohèmes ne bougent pas beaucoup mais ils
sont toujours en voyage d’eux-mêmes, de leurs amis, de leur famille,
du monde quoi ! Adrien, raconte-moi alors un de tes voyages.
À l’horizon le ciel a pris des teintes marines au dessus des
maisons que les points jaunes et vacillants des lampes piquent
autour de la mosquée. On entend encore des moutons bêler et
déjà les femmes appellent les enfants, dispersés sitôt le dîner
achevé, pour les faire dormir. C’est l’heure qui clôt la journée et
ouvre ce temps particulier fait de conciliabules sur les terrasses
et de menus travaux. Quand les mains ne sont pas occupées,
les hommes fument et laissent s’échapper de leurs lèvres des
serpents bleutés et indécis. Le parfum du tabac se mêle à l’odeur
de la poussière adoucie par les effluves des premiers lauriers
roses en fleur.
Je pourrais vous dire… c’est l’histoire… enfin ce n’est même
pas une histoire. C’est une femme qui pense toujours qu’elle va
mourir.
Et elle va mourir ?
Comme tout le monde. Mais elle, elle croit toujours que ça va
se produire dans les heures ou les jours qui viennent. Et quand
elle n’y pense plus, c’est qu’elle est occupée de l’idée qu’on va la
mettre en prison.
Et pourquoi elle irait en prison ?
Oh, elle a plein de raisons pour y aller. Des histoires d’argent,
des histoires politiques. Mais bon, elle n’y va jamais, enfin du
moins pas depuis qu’elle y a passé quelques semaines pour des
raisons que je ne connais pas bien. Elle y a laissé en tout cas une
part d’elle-même.
Moi à sa place… Bon, la prison ici ça n’a rien à voir certainement.
Je me serais rapatrié entier et le plus vite possible !
Je sais. Ça n’est pas pareil pour elle. Elle perd même son ombre
et ne sait où elle l’a laissée. Puis quand elle ne pense pas risquer la
prison, elle est en colère, ou elle est malheureuse.
Ça n’est pas pareil.
Si, pour elle ça devient la même chose. Il n’y a que la couleur
qui change. La colère est rouge. Enfin… elle ne vire pas au rouge
mais ses idées, oui ! C’est une couleur qui refuse toutes les autres.
Et aussi on ne peut rien dire quand elle est triste, on dirait que la
mer quitte ses yeux.
Elle a les yeux bleus ?
Non, marrons mais ça ne change rien. Déjà dans la colère
elle est aveugle, alors vous savez la couleur de ses yeux ? Volcans
éteints, oui c’est ça. C’est de quelle couleur un volcan éteint ?
Abidine écoute, il écoute les silences suspendus aux paroles
d’Adrien.
Et la mélancolie lui fait des vagues dans le regard.
Il faut que tu l’aimes pour dire des choses pareilles.
Oui je l’aime. Infiniment.
C’est ta femme ?
Non.
Alors ? Elle existe cette femme ?
Alors rien. Un jour…
Quoi un jour ?
Un jour elle va mourir, ou moi. C’est pareil… Non ce n’est
pas pareil. Vous savez il y a des soirs comme ça qui sont trop
difficiles, qui vous font peine à porter. Vous écoutez de la
musique, vous lisez un livre qui peut même vous faire rire mais
après ça vous fait des soirs d’émotions trop pleines et vous avez
envie de mourir.
Ça fait quoi une envie de mourir pour toi?
Ça fait comme lorsque vous ne savez plus le sens du mot avenir.
C’est difficile à imaginer.
Ça fait comme lorsque vous ne pouvez plus te souvenir du goût
de la vie. Alors vous ne pouvez plus la désirer, vous comprenez. Et
si le désir de la vie est en panne, c’est que vous avez déjà commencé
à mourir un peu, ou que ça ne va pas tarder. Ne vous inquiétez pas,
je surveille ça de près !
Adrien a lancé sa dernière remarque sur un ton plus léger.
Tu as vu ; elle est bizarre ton histoire ! Tu commences par me
parler d’une femme qui pense toujours à la mort et tu ne cesses
en fait de me parler de toi.
Je sais. Peut-être qu’à force je suis devenu elle, tellement mêlé
à elle que je ne peux plus me penser sans elle. Au travers d’elle, je
me sens exister. Oui, c’est ça. Vous savez que j’écris ? Non, je ne
vous l’ai jamais dit.
Mais si, tu es chercheur et tu écris un livre sur…
Non, ce n’est pas de cela dont je te parle. J’écris autre chose
que pour les recherches. Une vraie écriture en quelque sorte.
Raconte ! Moi je ne connais plus tout ce qui se fait.
Quand j’étais à l’école, on lisait des romans bien sûr et j’en
ai fait lire à mes élèves. Je recevais « L’actualité littéraire » un
journal de quatre pages et je n’en loupais pas une ligne ! Mais
c’est loin déjà tout cela ! Maintenant je ne sors plus d’ici. Les
habitants de Tichit ont besoin de quelqu’un pour organiser la
bibliothèque, distribuer les tâches, trier les manuscrits, indiquer
les restaurations à effectuer. Ils m’ont désigné et c’est peutêtre
la tâche la plus noble que j’ai jamais eue à effectuer. C’est
un véritable sacerdoce ! Pour un peu… Depuis des siècles les
hommes de ce pays se sont légués de génération en génération
le devoir de veiller sur leur bibliothèque. Je n’ai pas fait autre
chose depuis plus de quinze ans et c’est ma fierté.
Je comprends.
Alors dis-moi mon fils, tu écris quoi ?
Justement j’écris ce que je vous ai raconté.
L’histoire de la femme ? Ça ne doit pas être très gai. Tu n’as pas
l’air d’aimer beaucoup la vie, toi !
La question ne se pose pas, ou du moins pas dans ces termes.
Je voudrais écrire, je voudrais la vérité de la vie et l’écrire. J’essaye
sans grand succès.
Comment ça ?
J’écris peu. Puis surtout je n’arrive pas à une écriture absolue,
définitive, une écriture après laquelle rien de même nature ne soit
possible.
Mon fils tu as des ambitions qui n’ont pas de sens. Sois toimême,
tout simplement.
Justement, c’est cette simplicité que je cherche. Si j’y parviens
un jour, j’aimerais que ce soit le nom de cette femme qui la
signe parce que c’est elle qui en serait le véritable auteur. Elle m’a
conseillé déjà la correspondance, puis la nouvelle, le policier, les
classiques. Je me suis un peu essayé à quelques uns de ces genres
après les avoir beaucoup lus. Si au moins je retrouvais le bonheur
de lire. Il m’a été gâché par la douleur de ne pas savoir écrire.
Qui te dit que tu ne sais pas écrire ?
J’écris d’instinct des mots qui disent un peu du monde, de ses
couleurs, mais je ne sais pas écrire un début, un milieu, une fin.
Je me souviens quand j’avais ma classe. Au mois de mai je
projetais un film aux enfants. Quel bonheur pour eux, c’était
une vraie fête !J’aimais au cinéma ce mot « fin » qui explosait sur
l’écran et s’approchait à toute vitesse des yeux des spectateurs.
Ecrire vous voyez, ce serait ça : un début, un milieu et une fin
comme dans un film. Mais l’écriture est au delà de ce mouvement
qui fait un tout.
Pourtant ta langue est celle de ta famille Adrien, celle de ta
mère, ta langue maternelle ; elle est don de tes parents, elle fait tes
racines et constitue à ce titre un tout.
Vous parlez comme cette femme parce que vous mêlez aussi
langue et écriture. L’écriture est différente ; elle correspond à la
part muette de soi-même. L’écriture est une sorte d’entre-deux,
de déchirure qu’il faut constamment raccommoder. Elle évoque
l’indicible, les racines qu’on n’a pas justement et qu’on se cherche
sans jamais les trouver.
Toi Adrien, tu as mal.
Oui, mal à mon identité, ma non-identité plutôt. À mon âge
j’en suis encore à me demander qui je suis. Mes ancêtres et mes
descendants ne me suffisent pas pour répondre à cette question.
Qui suis-je ? Là tu vois, impossible de me défiler. Tout ce qui peut
contribuer à résoudre ce problème est de ma seule responsabilité.
Inutile que j’aille fouiller mon passé, que je me cherche une
histoire fondatrice. Je suis nu, vierge, mon histoire est celle de
mon seul présent. Et mon présent justement .. Je n’en suis pas
particulièrement fier.
C’est pour cela que tu as envie parfois de disparaître ?
Oui. Et faute de le faire, je tourne en rond.
Mais tu as bien objectivement des souvenirs, tout de même…
une famille !
Oui mais dans ce cas précis ça ne veut pas dire grand chose.
Ces souvenirs ne suffisent pas à me faire vraiment exister. C’est
étrange… je me nourris plus des souvenirs de cette femme, c’est
au travers d’eux que je reviens à ma propre histoire. Ça se fait sans
que je le veuille… Je la place, elle et sa vie, immanquablement
sur le chemin de ma vie. Il faut qu’elle vive… j’ai tant besoin de
la certitude de son existence pour continuer à vivre moi-même.
Il faut que je sache qu’elle existe : chaque jour j’ai besoin de ce
savoir, et chaque nuit aussi. Si je pouvais dormir, longtemps, très
longtemps… je n’aurais pas besoin de compter les heures pendant
lesquelles la conviction de son existence m’échappe.
Et si elle venait à disparaître Adrien ?
Je me tue. Je me tais. Ça dépend.
Ça dépend de quoi ?
Ça dépend de ce que ceux qui m’aiment sont capables de
supporter… mon absence ou mon silence… définitifs.
Mon fils, il y a beaucoup à faire ici. Reste parmi nous. Chaque
jour t’apportera son lot de difficultés à résoudre… le travail peut
être une vertu dans certaines situations.
Je sais… je sais. À Paris je travaille déjà beaucoup !
Oui mais ça ne t’empêche pas de penser. Ici tes pensées seront
plus légères, tes peines moins lourdes à porter. Tu verras, tu seras
apaisé sans même chercher à l’être. Le désert murmure sa présence
et accompagne les hommes dans chacun de leurs gestes. Ici, tu ne
seras jamais seul, jamais au bord de toi. Le pays est si vaste… il te
ramènera toujours à toi-même, sur tes propres traces.
Devant les deux hommes le ciel a fondu ses ailes de plomb sur
les dunes et noyé les reliefs dans ses ombres à peine bleutées. Le
village a arrêté chaque geste, chaque mouvement, chaque bruit, et
au plus profond du lointain c’est à peine si on entend les soupirs
des chacals. Le monde est suspendu, immobile au dessus de cette
heure avant que ne recommencent les cris et les frémissements
du désert.