Répondre à : CHAUVELIER, Françoise – Les Racines empêchées

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#153192

Tracées I

Ce soir, Serge s’est promis de passer voir Marianne, sa belle-soeur,
et ses neveux. Il a pour eux quelques souvenirs, en attendant le
retour en voiture d’Adrien. Le retour d’Adrien, c’est justement
l’objet de la visite que Serge veut faire. L’idée d’annoncer que
l’époux- et le père- ne regagnera le foyer que plus tard ne lui
sourit pas outre mesure.
Serge n’avait pas pensé au départ que ce voyage les secouerait
tous deux autant. Généralement c’est Adrien qui parlait et Serge
l’accompagnait dans son monologue par une écoute dont il ne se
croyait pas capable. Leur enfance, leurs parents, les autres frères et
soeurs… Les années de fac avec ses foisons d’idées brassées à pleine
tête des heures durant, et le monde qui ne cessait de s’accoucher
dans la douleur et la déception de ce qu’il était somme toute
encore bien loin de ce que l’on pouvait en avoir espéré. Adrien
parlait aussi du présent, de son présent, à l’exclusion presque
totale des siens… Peut-être faut-il savoir perdre un temps ses
enfants pour pouvoir les rencontrer véritablement de nouveau un
jour… ? Si tel est le cas, Serge estimait que le moment était venu
pour Adrien de perdre de vue ses fils, mais il lui semblait- et ce
n’était pas sans un certain malaise- qu’il les avait perdus aussi de
coeur. Quant à Marianne, elle n’était apparue que comme mère
des enfants et parfois comme collaboratrice pour quelque vague
projet d’ordre plutôt matériel. Pendant ces dizaines d’heures de
voyage, enfermés dans la voiture ainsi que dans un cocon, ainsi
que dans des bras presque maternels, bercés pas la douceur du
chauffage ou de l’air, se nourrissant au gré de leur seule fantaisie
et sans souci aucun d’équilibre alimentaire, Adrien et Serge
avaient fait le tour de la vie, tour d’horizon souvent bouché,
du moins obscur, mais qui laissait tout de même entrevoir des
confins lumineux tant Adrien avait l’art de fondre en une même
pâte rêve et réalité. Serge n’avait guère échappé à la magie de
son verbe et maintes fois il s’était surpris à réfléchir- de façon
tout à fait pragmatique comme à son habitude- aux moyens de
concrétiser les fantaisies et les songes dont Adrien semblait se
repaître. Quand il avait quitté son frère quelque 72 heures plus
tôt celui-ci semblait pacifié ; le voyage l’avait rendu à lui-même…
Mais il était loin de l’avoir mené aux siens !

D’une cabine téléphonique, Serge appelle sa belle soeur.
Bonjour, c’est Serge.
…Vous êtes rentrés ? mais quand ?
Attends… Moi je suis rentré mais Adrien est encore là-bas, il
ne va pas tarder…
Il va bien ?
Oui bien sûr, il a seulement encore pas mal de boulot et…
Tu es où toi ?
Juste en bas de chez vous. Je me proposais de monter cinq
minutes pour…
D’accord mais pas plus, je dois sortir et les enfants ne sont
pas là.
Je ne veux pas te déranger.
Non, non… Monte.
En raccrochant Serge pousse un soupir. Un peu courte peutêtre
son appréciation à propos d’Adrien et de sa femme. Marianne
non plus n’a pas l’air de souffrir particulièrement de l’absence
de son mari. Il est vrai que vivre avec Adrien au quotidien doit
relever du sacerdoce.

Bon j’espère qu’il va me téléphoner pour me dire quand il
rentre. Ça avance au moins ses recherches ?
C’est la première fois, au moment où Serge s’apprête à partir,
que Marianne évoque le travail de son mari. Tout le temps -fort
court certes mais tout de même- de la discussion Serge a eu le
sentiment que ces deux-là mènent une vie en parallèle sans jamais
beaucoup se rencontrer. En sortant de l’immeuble il songe avec
une bouffée de tendresse à son frère… Et c’est à cet instant précis
qu’il a une idée soudaine.
Jason, Jason… Bien sûr… C’est le type qui essayait de piquer
dans la caisse de Marianne quand elle tenait sa librairie. Je me
souviens maintenant, je venais juste pour déposer les enfants. Ils
n’avaient pas encore le droit de rentrer tout seuls de l’école cette
année-là…
Serge marche à grandes enjambées. Jason, il sait où il peut le
trouver. Il a ses quartiers du côté de Saint Michel. À moins que
depuis il ait changé. « Ce serait étonnant, parce que ce gars, il
faisait un sacré complexe par rapport aux étudiants et il cherchait
à les épater avec son fric. À l’époque pourtant, il ne gagnait pas
grand-chose chez Lessage. C’est bien pour ça d’ailleurs qu’il
essayait d’arrondir ses fins de mois… Il n’empêche, pour les
étudiants il était quasiment riche ! Ça vaut peut-être le coup de
tenter quelque chose par là. Et puis quoi faire d’autre ? Enfin…,
ce n’est pas par hasard que Vertel m’a parlé de lui ! c’est justement
parce qu’il me racontait ce qu’il savait à propose du vol de Tichit.
Par ailleurs l’affaire est d’une telle envergure… Je ne vois pas Jason
là-dedans ! Et ce n’est pas parce qu’il n’était pas des plus honnêtes
qu’il a obligatoirement continué sur cette voie ! On peut changer
en quinze ans. »
Vers le quartier latin comme d’habitude il y a affluence malgré
l’heure. Il ne faut pas trop espérer rencontrer autre chose que des
touristes qui déambulent, désoeuvrés ou ivres de fatigue, lassés
par une journée de visites de monuments, saturés de boutiques,
d’achats, de dépenses et pourtant encore prêts à écouter les faux
grecs, les faux italiens qui veulent à tout prix leur fourguer leurs
sandwichs et autres pizzas. C’est au fond d’une petite gargote
branchée que Serge aperçoit Jason, entouré de gens, hommes et
femmes, visiblement plus jeunes que lui mais qui ne semblent
guère être plus étudiants que lui. Serge s’approche pour s’installer
à la table d’à côté, laissant à Jason le temps de le voir mais faisant
mine lui-même de ne pas le reconnaître. Il n’a guère changé à
vrai dire et a gardé le même style qu’il avait quelques années
auparavant, tout de noir vêtu. Le visage s’est affirmé, empâté
peut être. Serge craint d’avoir pris lui-même un coup de vieux
plus conséquent qui empêcherait Jason de mettre un nom sur sa
tête. Quoiqu’il en soit, en admettant même qu’il le reconnaisse,
il n’est pas certain qu’il le lui fasse savoir. Il est possible aussi qu’il
cherche carrément à l’éviter.
Tiens, mais c’est Serge ! qu’est-ce que tu fais ici ?
Jason a repéré au premier coup d’oeil Serge et il se lève
pour lui tendre la main. Il n’a pas oublié l’épisode scabreux
de la librairie où, instinctivement, il avait classé Serge dans la
catégorie des hommes qui ne sont pas franchement légalistes,
après que celui-ci se soit contenté de récupérer l’argent volé et
de lui coller son poing dans la figure tout en lui faisant déballer
son pedigree, nom adresse âge etc, alors qu’il pouvait le conduire
directement chez les flics.
Je traîne, je suis en vacances. Et toi ? Toujours chez Lessage ?
Tu sais ce que c’est… la place n’est pas mauvaise et le patron
m’envoie de plus en plus souvent pour suivre les ventes aux
enchères. Ça me plaît.
Moi, je ne serais pas resté !… radin comme il est, tu n’as
aucune chance de faire fortune… Pourtant on dit qu’il dort sur
un matelas de billets !
Oh ça tu sais, c’est la légende. Les affaires marchent bien c’est
vrai, mais il y a plus de monde sur la place maintenant. Et ta
galerie, ça tourne ?
Oui bien sûr… j’ai quelqu’un qui s’en occupe quand je pars
et j’envisage d’embaucher une autre personne. Ça te tenterait ?
Ça serait autre chose qu’avec Lessage…
Peut-être mais ça me convient assez là-bas… J’ai beaucoup de
temps de libre.
Et tu en fais quoi de ton temps ?
Je bricole à droite et à gauche.
Bien … allez, bonne soirée !
Non, viens avec nous ; c’est juste des connaissances. Qu’est-ce
que tu veux boire ?
Serge s’installe à la table. Il est étonné de la facilité avec
laquelle les événements se sont enchaînés. Il va devoir jouer serré
maintenant ; il s’agit de ne pas lâcher Jason, et de ne pas l’inquiéter
tout en le cuisinant pour apprendre ce qu’il a à voir avec le
manuscrit de Tichit… si tant est qu’il ait à y voir quelque chose.
Bon alors raconte tes vacances.
Rien de spécial ; je suis parti avec mon frère, tu sais… le mari
de la libraire.
Jason, gêné, s’empresse de l’interroger.
Et vous êtes allés où ?
On a fait un périple vers le sud, un peu l’Espagne.
Moi j’adore l’Espagne !
La femme minaude, voulant capter l’attention de Serge.
J’y suis allée au moins cinq ou six fois et chaque fois c’est un
vrai bonheur. Le soleil, la musique, les corridas surtout… vous
aimez les corridas ?
Jamais vu.
Alors vous ne connaissez rien à l’Espagne, je vous assure !
Chacun y va de son commentaire, pour , contre, la cruauté
des hommes, la bêtise des animaux, les mots circulent… Les idées
s’échappent là où elles peuvent. Serge est légèrement grisé par
l’atmosphère de volière qui règne dans le restaurant. Il est pris
d’une irrésistible envie de dormir mais il ne peut lâcher l’occasion
de faire parler Jason.
Tiens au fait Jason, je vais peut-être revoir l’organisation de la
galerie. Maintenant les gens aiment que ça bouge, que ça change
vite ; ils n’ont pas envie de trouver la même chose d’une visite à
l’autre. Je vais donc cibler des objets un peu plus modestes, des
toiles et des sculptures à prix plus abordables que ce que je fais
actuellement… Je voudrais que ça tourne.
Tu aurais peut-être intérêt à ouvrir ta galerie à des choses plus
diverses alors… parce que la sculpture et la peinture c’est tout de
même limité si tu veux présenter des oeuvres plus abordables.
Certainement… mais je n’ai pas vraiment d’idées encore. Faut
que je réfléchisse…
Tu peux toujours regarder du côté des objets d’orfèvrerie. Tu
as des confrères qui font ça.
Oui… mais moi ça n’est pas vraiment mon rayon. Je pensais
un peu aux bouquins, surtout depuis que le comte de Laye a
vendu sa bibliothèque. J’ai vu des choses superbes chez lui !
J’ai vaguement entendu parler de cette vente. Il paraît que Mr
de Farago a acheté deux elzévirs du 17ème siècle.
Qui c’est ce Mr de Farago ?
C’est une des grosses fortunes de Paris, fortune ancienne…
mais le nom lui est très récent.
Comment ça ?
C’est un type qui a fini par imposer l’usage d’une particule
devant son nom… enfin ça n’est pas son vrai nom. Il n’empêche,
il a pignon sur rue et il fait tout pour qu’on oublie ses origines.
Tu parles, il ne sort pas de la cuisse de Jupiter !
Mais c’est incroyable des trucs pareils ! tu connais du beau
monde Jason…
La femme à la corrida… Décidément elle ne peut pas la boucler
plus de cinq minutes ! Serge fait celui qui n’a pas entendu.
Et d’où vient-il ce noble tout neuf ?
Tu parles, il suffit de remonter deux générations pour trouver
dans sa famille des bougnoules.
Sous l’injure du mot Serge se crispe, prêt à bondir, ses mains
blanchissent autour du verre qu’elles serrent, serrent… S’il n’avait
l’intuition que Jason peut le mener quelque part, même sans le
savoir… il lui ferait ravaler ses mots d’un geste…« Du calme
Serge, du calme. Tu le dérouilleras après… Adrien, grand frère,
regarde comme je suis raisonnable… C’est un authentique con
doublé d’une ordure ce type »
Serge a pris le temps de respirer en regardant dans la salle,
comme si les propos de Jason n’avaient pas grande valeur pour
lui… c’est juste histoire de parler… il ne faut pas donner de
l’importance à la conversation ni focaliser l’attention. Quand il
reprend la parole, Serge a tout de celui qui cause sans vraiment se
soucier du sujet.
Quoique tu dises Jason, les gars qui peuvent se payer des
fantaisies à ces prix, nobles ou pas nobles ils m’épatent. Parce que
je suppose que ça n’était pas donné ces elzévirs !
C’est quoi des elzévirs ?
Cocotte faudrait voir à te cultiver un peu ! Je croyais que tu
étais étudiante.
Jason ne peut s’empêcher de parader devant les autres. Il
est flatté de ce que Serge et lui soient visiblement les seuls à
comprendre ce dont il est question. Sans prendre la peine de
répondre à la femme il se retourne sers Serge.
Honnêtement je ne suis pas au fait des tarifs qui se sont
pratiqués mais je peux t ‘assurer que le gars a vraiment les moyens
de les allonger.
Tu le connais bien ? Je ne savais pas que tu fréquentais les gens
de la haute…
Serge hésite… La perche tendue est un peu grosse, Jason risque
de tiquer, pris de soupçon devant l’insistance de Serge. Mais il ne
résiste pas au plaisir d’en imposer aux autres et il est à mille lieues
de penser que Serge est en chasse de renseignements. D’ailleurs
Serge lui-même lance des coups de sonde dans le vide, sans trop
savoir ce qu’il espère pêcher. Il a juste au fond de lui le sentiment
que Jason peut le brancher sur quelque chose concernant le
document volé à Tichit. Il imagine des informations que Jason
aurait eues par indiscrétion.
Je ne le connais pas vraiment… mais on a failli faire affaire
tous les deux un jour…
Serge émet un sifflement admiratif.
Dis donc je ne pensais pas que tu pouvais traiter maintenant
toi-même avec des clients de cette pointure ! Je comprends que tu
ne veuilles pas bouger de chez Lessage.
Attends ça n’est pas vraiment ça… tu sais, Lessage, des fois…
enfin bon… c’était plutôt de personne à personne quoi.
Tu veux dire que le de Farago n’est pas le client de ton
patron ?
Bien sûr que si mais là sur ce coup… enfin pour cette affaire…
enfin bon… enfin tu comprends. J’avais un truc à lui proposer.
Mais ça ne s’est pas fait…
Serge sent qu’il marche sur le fil d’un rasoir. Jason n’a rien dit
et pourtant Serge a la certitude que son histoire n’est pas sans
rapport avec ce qui l’intéresse. Il ne peut pas dire objectivement
pourquoi mais il en a l’intime conviction. Il s’agit de ne pas
effrayer Jason, de le pousser à la confidence jusqu’au bout sans lui
laisser deviner l’intérêt qu’il porte à ce mystérieux Mr de Farago.
Le jour où on connaîtra les moyens de faire affaire à tous les
coups Jason… Moi-même je fais chou blanc souvent, alors…
La soirée se traîne et Serge ne pense plus qu’à une chose,
rentrer chez lui. La bande commence à se disloquer ; Les uns
ont un train à prendre pour d’improbables banlieues situées si
loin que Serge se demande si c’est encore en France tant la façon
de les évoquer par certains laisse supposer un autre monde ; les
autres prétextent des travaux à achever, un ultime rendez-vous
à ne pas manquer. A les entendre maintenant Serge comprend
l’impression désagréable qu’il a eue dès le moment où il s’est
installé à leur table. Chacun des convives est frustré de n’avoir
pas eu la vedette et le lui fait sentir comme si leurs journées
n’avaient de sens que par ces rencontres nocturnes autour
d’un verre. Jason de son côté tente vainement de les retenir,
pressentant que son avenir est plus avec eux qu’avec Serge.
Serge n’a été que l’occasion tout à fait ponctuelle et même
exceptionnelle de se faire mousser pendant quelques heures,
aussi est-ce sans conviction qu’il lui propose sa nouvelle adresse.
Serge jette un coup d’oeil sur sa carte de visite.
Dis donc tu as même des cartes de visite, toi ! Et tu es installé
à la Défense !… ça n’est pas donné là-bas…
Sûr, mais que veux-tu je vis seul, je n’ai pas de famille à
charge…
D’accord, il n’empêche…
Attends ! je ne suis pas du côté de la Grande Arche moi. On
trouve des petits logements abordables dans les rues de traverse,
je t’assure.
Je m’en doute.
Ce n’est pas comme de Farago, il ne se gêne pas lui. Il est
royalement installé rue St Honoré, tu sais à côté du 115, là où il
y a la vieille pharmacie ?
Oui je vois. Tu est déjà allé chez lui ?
Deux ou trois fois pour lui porter des tableaux.
Ce doit être somptueux.
Je n’ai pas eu vraiment le temps de voir parce qu’il m ‘a reçu
entre deux portes.
Les deux hommes sortent du restaurant.
Tu vas où ?
Serge –simple automatisme– a posé la question alors que les
derniers clients se séparent sur de vagues saluts sans conviction.
C’est l’heure où chacun dépose les armes et réintègre son propre
visage, peau chiffonnée de fatigue contre allure fringante, solitude
incontournable contre rires partagés. L’opération est malhabile,
hésitante, entre chien et loup. Le ciel au-dessus de la Seine est sali
de traînées blafardes qui souillent la brillance des étoiles en tirant
derrière elles des ombres indécises. « Il est trop tard pour commencer,
trop tôt pour finir » pense Serge en se dirigeant vers Notre-Dame.
Il a le vague sentiment que Jason le suit quelques pas en arrière
sans que vraiment l’un ou l’autre ait décidé quoi que ce soit.
Je crois que je vais aller dormir, je suis crevé. C’est ça les
vacances, ça t’épuise. Allez, salut, à la prochaine !
Non, attends !… À plus tard vous autres, même heure
demain.
Jason a accéléré le pas pour être à la hauteur de Serge.
Je croyais que vous alliez finir la soirée ailleurs avec tes amis.
Ils vont faire la gueule… j’ai l’impression qu’on leur a plutôt cassé
les pieds à parler boulot.
Ne t’inquiète pas. Tu sais ce sont des mômes encore ; aucun ne
travaille et leurs études, ça ne les épuise pas. Tous des fils à papa ;
ils font traîner les choses. Ils jouent un peu aux fauchés parce que
dans leur milieu ça fait genre, mais je te garantis que dans dix ans
ils gagneront deux fois plus que toi, études achevées ou pas.
Tu les vois tous les jours ?
Oui quasiment. Ils sont sympas et ça me sort de l’ambiance
Lessage. Avec lui tu comprends, je n’ai pas franchement l’occasion
de rigoler. Et ses clients bourrés de fric me donnent tous
l’impression d’avoir avalé un manche à balai. Avec le dixième de
ce qu’ils peuvent claquer par mois, je te jure que je m’amuserais
autrement qu’eux !
Tu n’es pas trop à plaindre d’après ce que tu m’as dit…
Serge regrette dans l’instant même sa remarque. Depuis le
début de la soirée il a multiplié les réflexions relatives à l’argent,
un peu trop souvent à son goût. « Je dois me faire des idées. Il ne
peut pas continuer à piquer dans les tiroirs-caisses, c’était un truc
d’ado ça. Pourtant il a un sacré train de vie pour un coursier,
même avec de l’ancienneté. Il a dû se racheter une conduite
depuis le temps. Mais il ne fait pas net ce type, je ne sais pas, une
impression. Je ne le sens pas. »
Alors je lui ai dis…
Excuse moi, je ne t’écoutais pas. Après tout ce vacarme dans le
restaurant et ce calme maintenant…
Je te disais que je lui ai signifié clairement son fait au client.
Quel client ?
Ben, De Farago ! Tu comprends il me demande de faire des
démarches pour lui, une grosse affaire qui m’a occasionné des
frais importants, et au dernier moment il se défausse. Moi je me
retrouve avec la marchandise sur les bras !
Serge s’est arrêté de marcher. « Du calme, ne fais pas de gaffe.
Si ça se trouve tu te fais un cinéma pour rien. »
Et pourquoi il a laissé tomber ?
Au dernier instant Serge a renoncé à la seule question qu’il
voulait vraiment poser concernant la nature de la marchandise.
Mais même pour la question somme toute banale dont Serge s’est
contenté, Jason ne semble pas pressé de répondre. « Il devient
farouche on dirait. »
… Tu sais ça arrive à tout le monde ce genre de mésaventure.
De toutes les façons c’est mauvais pour l’image du client, pas
pour la tienne ! Regarde après ce qui se passe. Les noms de ceux
qui lâchent une affaire sans prévenir circulent entre les collègues,
et il faut reconnaître qu’on se serre les coudes dans la profession
face à un type qui a fait des crasses.
Oui c’est vrai. Il n’empêche !
Écoute, on ne peut pas travailler comme des fonctionnaires,
on est obligé de prendre des risques. La plupart de nos affaires,
on les fait sur la parole donnée, pas sur des papiers en triple
exemplaire dûment signés.
D’accord mais… ce coup-là, il me reste en travers de la gorge.
Je comptais sur une rentrée d’argent moi !
Serge ne peut pas s’aventurer plus loin. Il a bien tenté de noyer
le poisson avec son discours sur la solidarité professionnelle, mais
Jason semble mal à l’aise, méfiant presque.
Ne t’inquiète pas, tu la placeras ailleurs ta marchandise.
Tu crois ça toi !
C’est sorti d’un seul coup, avec une telle violence que Serge ne
peut manquer de remarquer que le ton a changé. Il ne résiste pas
à l’occasion qui se présente.
Qu’est-ce que tu devais donc lui fournir à ton De Farago ?

Il faut que tu voies auprès des collègues, tout se vend tu le sais
bien, même s’il faut souvent du temps.
Enfin là… Bon, il faut que j’y aille. À la prochaine.
Jason a tourné les talons avant que Serge ait le temps de
réagir, laissant en suspens la tension qu’a visiblement provoqué
l’indiscrétion de la dernière question.
Serge prend le chemin le plus court pour rentrer chez lui. La
fatigue, le projet d’un long bain très chaud et d’un bon bouquin
pour terminer la soirée reculent devant l’excitation. Il flaire
un histoire pas claire du tout, et en même temps il doit bien
reconnaître qu’il n’est pas plus avancé qu’au début de sa rencontre
avec Jason. « Ce n’est pas par lui qu’il faut que je commence. Il
ne va pas me lâcher un mot de plus et il va finir par trouver que
j’insiste un peu trop. De Farago… Jamais entendu parlé de lui.
Pourtant je dois pouvoir trouver ses coordonnées. Après il me
faudrait un motif pour le rencontrer. Enfin, de là à apprendre
ce qu’il voulait acquérir auprès de Jason ! Mais si je ne tente rien
de son côté, je ne vois pas comment je vais avancer. Décidément
Adrien a toujours des idées incroyables et il sait toujours aussi me
les refiler. Lui, il est tranquillement là-bas, à boire verre de thé sur
verre de thé en devisant avec le vieil Abidine, et moi je suis censé
faire le détective ici. Bon sang, ce document il faut bien qu’il soit
quelque part. Toute la question est de savoir si Jason est assez tête
brûlée pour un coup pareil. Trouver quelqu’un pour aller voler
un vieux manuscrit à des milliers de kilomètres d’ici ! À moins
qu’il n’y soit allé lui-même. Ça me paraît délirant ! Et si on lui
a proposé une fortune pour prendre un risque pareil ? Quoiqu’il
en soit je ne comprends pas pourquoi on pourrait tant vouloir
un bout de papier vieux de sept ou huit siècles avec une simple
liste de noms !Le type qui a consulté les manuscrits de Tichit a
eu l’occasion de prendre des pages infiniment plus intéressantes
d’après ce qu’a expliqué Abidine. »
Serge n’a plus du tout sommeil. Arrivé chez lui il allume
son ordinateur et fouille dans les annuaires. Trouver l’adresse
de De Farago est l’affaire de quelques minutes, d’ailleurs Jason
la lui avait donnée approximativement. Puis sur l’écran il fait
défiler tous les mots qu’Adrien lui a demandé d’enregistrer
avant de partir. Pour la plupart d’entre eux il s’agit de noms de
famille et de noms de villes : Merzouza, Rissani, Tafilelt, puis
Zouerata, Atar, Akjonjt, Hamody ould Mahmoud, Brahim ould
Eldeba, Moussa ould Zefda… Serge parcourt ces listes dont il
a été question avec son frère durant tout le voyage vers Tichit.
C’est surtout Sijilmassa qui retient son attention. Adrien lui a
raconté que la cité fondée au huitième siècle servait de base de
départ aux grandes caravanes qui exportaient des métaux, l’or
en particulier, du sel et des dattes, des étoffes aussi vers le Mali.
Il fallait au moins deux mois de marche dans le désert pour y
parvenir. Côté Mauritanie c’est la ville d’Aoudaghost fondée deux
siècles plus tard qui constituait le point de rencontre du monde
noir et du monde arabe. D’après Adrien, lors d’un des multiples
conflits qui opposa les Almoravides et les Almohades, des
milliers de personnes se sont déplacées ou ont été exilées dans ces
immenses régions désertiques. Certaines tribus nomades se sont
sédentarisées en fonction des rapports de force. Des contingents
de troupes constituées d’ethnies diverses ont sillonné le désert
dans un sens ou dans l’autre selon leurs revers de fortune. Serge
est découragé devant la complexité de l’histoire de ces pays. Il se
demande comment il a pu se laisser convaincre par Adrien sur
la base d’informations aussi pauvres pour s’engager dans une
enquête dont il ne voit même pas quels rapports précis elle peut
avoir avec le récit que son frère lui a fait des rivalités entre tribus
arabo-berbères, grandes familles maraboutiques et autres chérifs
alaouites. « Comment s’y retrouver ? Il n’y a qu’un intello de
chercheur pour vouloir comprendre des trucs pareils ! D’un côté
plus de dix siècles d’histoire et de l’autre un patelin dont tout
le monde se met à parler parce qu’on y a perdu une feuille de
papier ! Et comme par hasard il faut que ce soit mon frère qui
décrète que trois années de travail de la plus haute importance
dépendent de ce même bout de chiffon ! Puis moi je fonce tête
baissée avec en bandoulière l’enthousiasme de mon frère et au
poing la certitude que rien ne peut me résister ! Tu vieillis Serge,
mais tu n’as pas gagné en réflexion ! Qu’est-ce que je peux bien
trouver ici à Paris comme explication à la disparition d’une page
arrachée à un vieux manuscrit planqué dans une bourgade dont
les neuf dixièmes de l’humanité ignorait avant le vol jusqu’à
l’existence ? Je déraille même franchement au point de me mettre
dans la tête qu’un petit coursier comme Jason puisse être au
courant et même,…oui dis le, le ridicule ne tue pas…qu’il puisse
en être l’auteur ou le commanditaire ! C’est vraiment n’importe
quoi ! ! ! Demain j’appelle Adrien et je lui remets les pieds sur
terre. De toutes façons il va avoir amassé des informations
probablement très intéressantes pour son boulot, il n’aura pas
perdu son temps. Et puis moi, il faut que je retourne m’occuper
de ma galerie. »
Serge se lève et s’étire en baillant à pleine bouche. La fatigue lui
est tombée d’un seul coup sur les épaules. Il éteint son ordinateur
et sans même passer par la salle de bain il se couche de tout son
long sur le lit.

La femme a posé sur sa poitrine un livre, très gros, très lourd ;
Serge voudrait bien s’en débarrasser mais il n’arrive pas à le
soulever. Il essaye d’amadouer la femme pour qu’elle l’aide ; elle
reste à côté de lui sans rien faire. Elle ressemble à la petite statue
qu’il a vendue il y a quelques mois à un amateur de sculptures
grecques qui voulait faire l’acquisition d’une sibylle de Cumes
pour compléter sa magnifique collection d’objets antiques. Serge
n’était pas sûr de la fonction divinatrice de la statue qui intéressait
son client, mais celui-ci avait été séduit pas sa grâce un peu raide
qui indiquait une origine remontant à la fin de la haute antiquité.
Un des bras était cassé et cela rendait plus touchante encore cette
représentation de la figure féminine confrontée aux mystères pour
lesquels les anciens venaient la consulter. Sa petite taille indiquait
par ailleurs qu’elle ne provenait probablement pas d’un temple
mais de l’autel d’une demeure privée. Dans son sommeil Serge
s’agite, il étouffe sous le poids du livre qui est ouvert ou fermé
sans que jamais personne n’intervienne pour qu’il en soit ainsi.
La femme –qui avait disparu un instant– dépose à côté du livre
un fagot de bois mort. Un homme, très vieux, est là aussi ; il
confectionne d’autres fagots mais Serge ne sait pas où il prend le
bois. C’est un saint, Serge ne peut en douter sans qu’il ne sache
là encore d’où lui vient cette certitude. Le livre écrase de plus
en plus Serge qui cherche son souffle, mais ce sont des flammes
qui sortent de sa bouche. Soudain un bruit l’arrache au sommeil,
il se redresse, haletant, les yeux grands ouverts, il allume en
tremblant sa lampe de chevet. Dans ses mouvements inconscients
il a renversé la pile de livres qui trône à la tête de son lit. Trois
heures du matin. « Je suis idiot, mais je suis complètement
idiot ». Totalement réveillé il jaillit de son lit. « Il est là, le point
de départ de son enquête ! Ce n’est pas Jason qui est intéressant,
ce n’est que de son client que peut venir une explication… de
De Farago ! Pourquoi un type peut-il vouloir la page de ce fichu
manuscrit au point de risquer d’être impliqué dans une histoire
de vol ? Doucement… encore faut-il que ce soit bien là l’objet
de la transaction avortée dont m’a parlé Jason. Mais si c’est le
cas, et si j’arrive à savoir pourquoi un homme ayant une position
sociale des plus respectables veut acheter ce document alors…
C’est vrai que ça fait beaucoup de conditions… Au fait, Jason
m’a bien dit que son client avait changé de nom ou quelque
chose comme ça… Oui c’est vrai, il disait qu’il avait auparavant
un nom d’Arabe, enfin de « bougnoule » selon son expression…
Le salaud, il ne perd rien pour attendre. Mais De Farago alors,
ce doit être un arabe ! Bon et alors ? A quoi ça m’avance s’il est
arabe ? Décidément je n’arrive à rien. En plus je ne dors pas… »
Serge déambule à grands pas en fourrageant dans ses cheveux.
Mais enfin, je me suis réveillé d’un seul coup en me traitant
d’imbécile parce que la solution du problème m’est apparue
comme une évidence, et me voilà de nouveau au point mort…
Pourquoi ai-je eu la certitude de tenir le bon bout de l’affaire il y
a un instant à peine?
Serge prend une feuille et un crayon, bien décidé à procéder
méthodiquement pour retrouver l’intuition qui vient de le jeter
au bas de son lit. Il se dirige vers la cuisine. Dans la pièce sombre
l’écran de la cafetière affiche l’heure et clignote en attendant
le moment prévu pour déclencher le réchauffement de l’eau
nécessaire au café.
« C’est bien ma veine » soupire Serge qui ne sait toujours
pas comment changer le programmateur depuis qu’il a fait
l’acquisition de la machine. « Et pourquoi je n’aurais pas le
droit de prendre un café avant 6h40 ? » Il arrache le fil de la
prise et le replace aussitôt. Il est persuadé que plus l’opération
est rapide moins le programme sera bouleversé, mais en général
tout s’annule avant qu’il ait eu le temps de rebrancher l’appareil.
Dans ces cas-là, il lui faut attendre la visite de quelque ami qui
remet la pendule à l’heure et implacable, décide que 6h40 est
vraiment la bonne heure pour le café. Serge a demandé parfois
de programmer sur 7h, mais il arrivait alors toujours en retard à
la galerie. Il a essayé 6h15 mais là c’était trop tôt et ça le mettait
de mauvaise humeur. Donc il finit toujours par annoncer l’heure
habituelle comme une évidence… Ce qui n’empêche pas ses
amis de se moquer de lui et de son incompétence notoire dans
le domaine de la technologie avancée. Cette fois-ci encore c’est
une opération manuelle qui va lui permettre d’obtenir la tasse
odorante et corsée qu’il convoite.
« J’aurais dû garder ma chaussette en coton. D’accord question
hygiène c’était loin d’être génial, mais au moins je n’ai jamais eu
de problème avec. Les filtres en papier c’est bien joli mais il ne
faut pas oublier d’en acheter. Et là ! le programme, les bitoniaux !
il faut avoir fait Normale Sup pour avoir droit à un café ! »
Serge a commencé à suivre des stages de formation pour
utiliser son ordinateur tant il se sent idiot face à tout engin doté
de plus de deux ou trois boutons. L’appareil est resté plusieurs
mois dans son carton puis il a trôné sur la descente de lit quelques
semaines et récemment il est monté dans la hiérarchie et a eu
droit à une place sur le bureau. Depuis Serge prend des cours
d’informatique.« La cafetière après ne devrait plus me poser de
problème. C’est curieux qu’Adrien sache si bien se débrouiller
avec son ordinateur… on ne peut pas dire qu’en dehors de ses
bouquins il soit particulièrement futé. Il sait à peine changer
un pneu de voiture et je ne pense pas qu’il ait souvent utilisé
le moindre tournevis. C’est vrai qu’il s’en sort parce qu’il en a
vraiment besoin pour son boulot… Moi aussi d’ailleurs… mais
quelle barbe cet engin ! je n’arrive pas à m’y faire. »
Devant sa tasse de café Serge commence à aligner les données
dont il dispose et qui pourraient le mettre sur la piste. D’un côté
De Farago, riche, a changé de nom ou a fini par faire admettre
l’usage d’une particule devant son nom, je ne sais plus bien ce
qu’a raconté Jason… d’origine arabe, habite rue St Honoré,
amateur d’art, plus particulièrement de vieux manuscrits
probablement- il aurait acheté deux elzévirs au Comte de Laye…
Etait en affaire avec Jason directement, sans que visiblement le
patron de celui-ci soit au courant mais il a laissé tomber. De
l’autre côté Jason, coursier, travaille dans une vieille maison
qui a une clientèle fidèle, pour un salaire qui n’a pas dû être
souvent réactualisé ; visiblement toujours séduit pas le milieu
estudiantin, flambeur, logeant vers la Défense et de son propre
aveu à la recherche d’argent ; n’a pas répondu quand je lui ai
demandé la nature de l’objet de la transaction mais a dit avoir
engagé de gros frais en vue de la réaliser ; se fait visiblement du
souci pour replacer sa marchandise auprès de quelqu’un d’autre…
Bon alors qu’est-ce qui me reste comme information… Ah oui le
témoignage d’Abidine : un inconnu est arrivé à Tichit pour visiter
la bibliothèque et consulter quelques ouvrages, il a tenu entre ses
mains le manuscrit duquel la page volée a été arrachée, mais il
semblait plus intéressé par les enluminures de la page de garde
que par la feuille en question. Il a d’ailleurs consacré peu de temps
à ce livre pas plus qu’au somptueux commentaire du Coran qu’il
a réclamé tout de suite après le retour d’Abidine parti préparer du
thé. Abidine a été dérouté par son attitude : « Il fallait bien que
ce soit un connaisseur pour réclamer par exemple l’exégèse d’Abu
Hilal Al-Askaro mais un connaisseur ne se serait pas contenté
d’un coup d’oeil. Et puis cette impolitesse, partir sans même avoir
bu son verre de thé… ou son ignorance des lois de l’hospitalité ».
Quant à la description physique de l’inconnu, pas grand chose.
Abidine a été incapable de donner le moindre renseignement
significatif. « C’était un grand type assez costaud »… mais la
couleur des yeux, la forme du visage, avaient totalement échappé
au vieil homme. « Je suis désolé, j’écoutais son âme et pour ça
je n’avais pas besoin de le regarder vraiment. Ah si ! nous avons
parlé en français mais ça ne veut pas dire grand chose ici »
Serge soupire en pensant à ces propos échangés alors que
Tichit se couchait silencieusement sous le crépuscule tiède qui
roulait par vagues successives les parfums des orangers en fleurs et
du jasmin. « J’écoutais son âme … si peu de mots pour dire tant
de choses ! je comprends qu’Adrien apprécie cet homme et n’ait
pas envie de rentrer. Ils sont bien ensemble… Et quand Adrien
reviendra, il aura à son tour fait provision d’histoires. Je suis sûr
qu’il en aura autant à me raconter qu’il y a de grains de sable dans
le désert. Tout lui est bon, et avec Abidine il est dans son pays.
Bon mais me voilà à rêver à mon tour, ça devient une maladie
familiale ! En tout cas ce n’est pas comme ça que je vais avancer
dans mon enquête. Admettons donc pour l’instant que ce soit
Jason en personne qui ait volé cette page de manuscrit. D’abord il
fallait en connaître la teneur sinon ça n’a aucun sens… Tichit ça
n’est pas la porte à côté. Puis il n’y avait pas beaucoup de gens au
courant de l’existence de ces bibliothèques du désert et de celle-ci
en particulier. En plus il fallait savoir que le texte visé se trouvait
là… »
Serge se prépare une deuxième tasse de café très doucement,
comme s’il voulait ne pas bousculer l’idée qui fait son chemin
en lui. « Obligatoirement le commanditaire du vol connaissait
exactement le lieu et la nature de ce qu’il voulait obtenir. Il devait
drôlement y tenir pour lancer une expédition pareille étant donné
la valeur très relative de ce feuillet… Attention Serge la valeur
relative d’accord si, ainsi que l’expliquent les articles que j’ai lus,
on prend pour critères la qualité et la quantité des enluminures.
Là, il n’y en avait pas, ou alors juste un en-tête à la calligraphie
un peu plus sophistiquée que le reste du texte. Mais il y a des tas
d’autres possibilités qui peuvent justifier sa valeur. Il faut que je
reprenne ce qu’Adrien m’a raconté à ce propos. Heureusement
qu’il a eu l’idée de tout noter… Il est bordélique au delà de
toute prévision mais il a de bons réflexes pour certaines choses.
Ce doit être son travail de chercheur qui l’a habitué à ce genre de
démarche. »
Serge est retourné dans la pièce qui lui sert de chambre et
de bureau. « Voilà ce que je cherche… Le livre dont une des
pages a disparu se compose de feuillets sur lesquels on trouve
des listes de noms et de prénoms encore utilisés à notre époque.
L’ouvrage daterait du 11 ou 12ème siècle… .C’est ce détail qui
excitait tellement Adrien. Je ne comprends pas l’intérêt d’une
page en particulier pour quelqu’un d’autre qu’un type faisant
des recherches sur les problèmes de filiation, les patronymes
etc. Le sujet est pointu et Adrien prétend qu’ils ne sont pas plus
d’une poignée à travailler sur cette question. Et si De Farago en
faisait partie ? Adrien le saurait, il me l’aurait dit, c’est donc peu
probable. Mais après tout, on ne sait pas ce qu’il fait ce noble tout
frais… Il y a bien des gens bourrés de fric qui sont numismates et
bougrement spécialistes dans leur domaine. Il faut que je le vois
à tout prix celui-là.
Serge est content de sa décision. « J’ai bien mérité un
complément de repos », songe-t-il en éteignant les lumières avant
de se recoucher, l’esprit tranquille.

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