Répondre à : CHAUVELIER, Françoise – Les Racines empêchées

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#153195

Un si mélancolique bonheur

L’avion se pose dans un doux feulement retenu sur la piste de
l’aéroport qui prolonge le ciel en un long ruban gris. Le crépuscule
suspend encore ses ombres au-dessus de la ville
La ville de Saint Exupéry…
Serge s’étire, peu pressé de sortir de l’avion qui l’a amené
directement de Paris. Cinq heures de voyage ont suffi pour
changer l’atmosphère, les couleurs et les parfums. Serge est un
peu amolli, ralenti dans ses gestes et ses décisions. Il doit repartir
de Nouakchott dès sept heures le lendemain et n’a en cet instant
qu’une envie, dormir. Il a réservé une chambre pour la nuit et
espère vaguement ne pas avoir à trop parlementer avec le chauffeur
de taxi pour s’y faire conduire.
Le temps de sortir de l’aéroport la nuit est tombée. Serge
aperçoit de loin les deux minarets de la mosquée saoudienne, puis
se laisse porter dans les rues qui se coupent à angle droit avec une
régularité jamais prise en défaut. Arrivé dans sa chambre il prend
rapidement une douche froide et s’endort avant même de s’apercevoir
que la pièce n’a pas de fenêtre. Dehors, les étoiles veillent.
Le lendemain le soleil caresse déjà les figures géométriques qui
ornent les maisons de pierre et d’argile de Tidjikja lorsque Serge
se rend sur la place du marché. Au bord des toits d’étonnantes
gargouilles racontent des histoires de pluies improbables et le
lit de la rivière suit imperturbablement son chemin solitaire et
sec depuis plusieurs mois. Serge a rendez-vous avec un guide
recommandé par celui qui l’avait raccompagné jusqu’à Tidjikja
lors du premier voyage sur Tichit. Il avait trouvé la veille en
arrivant à l’hôtel un message lui indiquant l’heure et le lieu où
il devait rencontrer l’homme. La place est frémissante de bruits,
de couleurs et de mouvements. Les camions et taxis-brousse
manoeuvrent au milieu de la foule, déposant des passagers,
chargeant des sacs de riz et des guirlandes de piments séchés
d’un rouge sombre. Des hommes au teint clair déambulent sans
bousculer les plis bleus de leur sarouel et leurs boubous damassés
confèrent à leur démarche une noblesse inimitable. Un groupe
de femmes telles des frégates fendant les eaux avec leurs mélafas
colorés conduit une bande d’enfants aux yeux espiègles et à l’allure
appliquée. Ils portent leurs petits cartables avec un grand sérieux,
ne jetant qu’un regard sur les marchands de noix de cola mais se
poussant du coude dès qu’ils pensent ne plus être surveillés. Sur
des étals des tas de dattes, des piles de paquets de thé, des céréales,
des légumes et des fruits bien alignés donnent l’image d’une
certaine abondance. L’eau est rare ici comme dans toute cette
région même si la palmeraie offre l’impression d’une production
extraordinaire pour qui arrive directement du désert, et chacun
sait combien la nature est peu généreuse dès que l’homme ne se
met pas totalement à son service. Pour la plupart, les vendeurs
ont la peau sombre et Serge devine derrière l’animation générale
une subtile hiérarchie qui règle les moindres relations entre tous
les membres de cette population.
Alors, toubab on y va ?
Serge se retourne. L’homme est grand, sec, son chèche blanc
souligne la couleur métallique de ses yeux.
J’ai appris le français chez les soeurs, ça fait bien longtemps !
Mais je ne rate jamais une occasion de le parler. Une fantaisie
de mon père… Remarquez je suis allé aussi à l’école coranique !
Mon père travaillait dans l’administration française comme
commis, il pensait que ses enfants devaient parler la langue de
ses employeurs. Il n’y a qu’avec ma mère qu’il a rencontré des
obstacles majeurs. Il lui faisait réciter des listes de mots nouveaux
tous les jours mais elle, elle préférait nous écouter parler. Elle
disait que ça faisait sérieux mais que ça ne faisait pas une musique
très joyeuse.
Vous parlez drôlement bien !
Je lis aussi. Un blanc est arrivé ici un jour et il m’a demandé de
le conduire au Mali. C’était un vieil homme tout menu ; Il avait
entre autre une énorme malle intransportable tant elle était lourde.
Bien sûr j’ai voulu le convaincre qu’on avait intérêt à se charger
plutôt d’eau, d’essence et de ravitaillement en quantité suffisante
pour se lancer dans cette expédition. C’était il y a longtemps et il
y avait moins de routes, moins de véhicules à moteurs, les pistes
étaient souvent très éprouvantes à cette époque si on ne voyageait
pas à dos de chameaux. Bref je voulais qu’il laisse sa malle ou qu’il
l’allège. Mon fils, m’a-t-il dit, je ne peux pas laisser ça derrière moi,
je ne reviendrai pas : je vais finir un travail que j’ai commencé il y a
vingt-cinq ans à Sangha, ça m’occupera tout le temps qu’il me reste
à vivre. Je voudrais bien achever mes recherches sur les Maisons de
la Parole et je vais avoir besoin de tout ça. Il avait ouvert sa malle et
me montrait des piles de papiers couverts d’une écriture minuscule,
des livres. Il en a sorti deux tout écornés, les Dialogues de Platon
et Madame Bovary puis il me les a tendu. Je les emmène toujours
avec moi depuis qu’on me les a offerts… ça fait presque cinquante
ans, a-t-il rajouté dans un murmure. Gardez-les, je vous les donne.
On peut vivre toute une vie à ne lire que ces deux livres là.
Serge regarde le guide qui semble plongé dans ses souvenirs.
Et vous l’avez conduit au Mali ?
Oui, le trajet a été pénible, il faisait chaud et le vieil homme
souffrait énormément. Il était fatigué mais à chaque halte il
semblait reprendre des forces et il me parlait pendant des heures
de Flaubert et de Platon, totalement oublieux de son épuisement.
Quand nous sommes arrivés à Sangha, j’ai voulu lui rendre les
livres mais il a refusé. « C’est à vous maintenant de continuer
à vivre avec eux. » m’a-t-il dit. Alors depuis ce temps je les ai
toujours avec moi… Bon il faut partir, on a 250 kilomètres à faire
et si tout se passe bien, on devrait être à Tichit ce soir.
Je croyais qu’il nous faudrait plutôt deux jours. Enfin… c’est
ce qu’on a mis mon frère et moi avec notre guide la première fois
que nous sommes allés à Tichit.
Je sais, Kosa m’a expliqué. Vous veniez de rudement loin !
Vous me raconterez ça en route, ça n’est pas fréquent de voir
des touristes débarquer ici directement de Paris avec leur propre
voiture ! Moi après, je continue sur Oualâta, j’y ai de la famille.
Les deux hommes s’installent, Serge n’a qu’un sac à dos et le
véhicule a déjà son chargement d’eau et d’essence. C’est un toutterrain
qui garde encore fière allure au regard de la plupart de
ceux qui circulent sur la place malgré son aménagement vétuste
et sommaire. Après quelques heures de route Serge a le sentiment
de n’avoir jamais quitté le désert depuis des semaines. Il a raconté
son périple depuis la France jusqu’à la Mauritanie, reprenant sans
même s’en rendre compte les mots et les impressions d’Adrien.
Il n’y a que le motif réel du voyage qu’il n’a pas évoqué. Mais
là aussi il a du mal à faire la part des choses et à distinguer
objectivement les raisons réelles qui les ont conduit à faire des
milliers de kilomètres en voiture au lieu de prendre l’avion, et
même à décider de ce déplacement alors que la solution du
problème se trouvait à Paris. Pareillement, il sent bien que ce
deuxième voyage pour Tichit aurait pu être évité s’il s’était placé
dans la seule perspective de l’efficacité. Mais justement, toute
cette affaire relève d’un autre registre. Depuis l’appel d’Adrien
il y a maintenant deux mois, Serge est convaincu que tous deux
n’ont raisonné qu’à partir de leur seule affectivité. La récupération
du manuscrit conclut de façon heureuse ce qui a été un temps
très intense de rencontre entre les deux hommes, autour de leur
passé commun et d’un présent, dont chacun séparément voyait
le caractère délétère en ce qu’il les éloignait tous les jours un peu
plus de leur vérité. La conclusion heureuse de l’aventure aurait
pu ne pas être et cela n’aurait en fait rien changé à cette histoire.
Plus jamais ils ne redeviendraient ce qu’ils étaient en train de
devenir, Serge en est persuadé. C’est d’ailleurs maintenant que
Serge comprend vraiment le désir d’Adrien de passer par la ville
dans laquelle ils avaient vécu quand ils étaient enfants. Ce désir,
Serge l’a à son tour et il sait que seule la nostalgie qu’il en a rend
le bonheur possible. Il croyait qu’il lui faudrait du temps pour
revenir à ce passé mais le passé l’a rattrapé en silence au travers
des émotions de son frère, un peu comme l’attachement du vieux
chercheur pour deux livres s’est glissé dans le coeur du guide qui le
conduit maintenant à Tichit. L’impression de solitude que ressent
Serge dans ce désert n’a rien à voir avec celle contre laquelle il
s’est tant battu ces dernières années alors même qu’il menait une
vie de célibataire très entourée. Il a fait la paix avec lui-même et
se sent fort d’une tranquille assurance.
C’est « la route de l’Espoir », vous savez pourquoi on l’appelle
comme ça ?
J’ai lu un truc là dessus, je ne me souviens plus bien.
Autrefois les caravanes qui allaient au Mali et au Niger
passaient par là, les oasis servaient de halte, on y trouvait de l’eau
de la nourriture et toute la luzerne nécessaire aux caravaniers était
cultivée par des esclaves noirs. C’est à partir de là aussi que se sont
diffusées les règles de l’Islam parce que c’était les seuls points de
rencontre entre les nomades de tribus différentes. Une caravane
partait tous les ans pour La Mecque. Puis cette route nous relie à
la mer. Enfin… Les choses ont bien changé. Les cultivateurs sont
trop peu nombreux pour s’occuper des palmeraies, la pluie se
fait rare. Quand elle tombe le sel remonte à la surface et brûle la
terre. Puis les dunes de sable avancent toujours un peu plus. Vous
avez vu, à Tichit ?
Oui. On dit que sept villes s’y superposent, englouties
inexorablement par les sables les unes après les autres. Mon frère
prétend que le désert rêve et que c’est pour cela que les dunes se
déplacent toujours.
Les ombres commencent à s’allonger quand apparaissent les
premiers signes de l’arrivée sur Tichit, fantôme de ville où une
poignée de maisons belles encore luttent contre l’ensablement.
Des palmiers étranglés à mi-hauteur par le sable gémissent en
fouettant le ciel de leurs palmes torturées. Serge reconnaît la
ruelle qui grimpe vers le groupe d’habitations serrées autour de
la petite place sur laquelle Abidine a l’habitude de s’installer le
soir pour reposer son regard sur les moutonnements du désert. Il
descend de voiture et règle son guide, cet original amoureux de la
langue française. Il ouvre son sac à dos et en sort un petit recueil
des poésies de Supervielle qu’Adrien lui avait conseillé de lire lors
de leur premier voyage à Tichit.
Tenez. Je suis sûr que mon frère aurait aimé vous le donner.
Il me disait que c’était un vrai livre de voyage. Je ne l’ai pas depuis
cinquante ans mais vous verrez, il y a des choses très belles.
Merci. Vous savez beaucoup de livres circulaient à dos de
chameau autrefois dans cette région avant qu’elle ne meure
étouffée par le sable et la sécheresse. C’est pareil pour les hommes,
sans les mots des livres ils se meurent peu à peu et quand ils
finissent par s’en apercevoir il est trop tard, ils sont étouffés par
les habitudes, par les préjugés… par tout ce qui encombre la vie.
Les livres font garder les yeux ouverts. C’est fou la beauté du
monde quand on le regarde vraiment !
Il faut qu’Adrien vous rencontre, vous êtes exactement le type
à raconter le genre de choses qu’il adore.
Je peux vous prendre au retour. Appelez la gendarmerie de
Oualâta quand vous voudrez repartir. Il aura fini son travail
votre frère ?
Oui il l’aura fini, même si c’est un boulot sans fin.
Mais dites-moi si ce n’est pas indiscret, pourquoi êtes-vous
revenu le chercher ? Il ne peut pas revenir en France tout seul ?
Non, ça n’est pas ça… C’est une longue histoire… Je vous la
raconterai un jour, j’en suis sûr.
Bon… Au revoir, à la prochaine.
Le taxi-brousse redémarre doucement dans la lumière mauve
presque nacrée qui glisse entre les maison penchées sur leurs
cours intérieures et se saisit des milliers de particules de poussière
pour en faire le temps d’une poignée de minutes autant de
chrysolithes à la recherche de quelque étoffe précieuse afin de
la parer. Serge reprend son sac et commence à monter vers la
maison d’Abidine.

-C’est toi Serge ?
Serge a repéré bien avant d’entendre la voix la tache claire de
la chemise d’Adrien.
Oui, c’est moi.
Serge… tu vas bien ?
Oui. Je l’ai apporté comme promis. Je n’étais pas fier à la
douane, le camouflage n’est pas fabuleux.
Serge, Abidine ne s’est pas levé aujourd’hui. Il a beaucoup de
fièvre. Il fait peine à voir.
La nuit est tombée totalement, les étoiles tremblent et au loin
les chacals hurlent brièvement.
Tu as fait bon voyage tout de même ? Ça me fait plaisir que tu
sois déjà là. Je me fais du souci pour Abidine.
Tu vas lui apporter le manuscrit dès que je l’aurai dégagé de
son déguisement. Tu sais j’ai hésité entre une BD porno et celle
de Lauzier sur la politique française en Afrique.
Tu cherchais les ennuis ?
Je plaisante voyons ! J’ai été très raisonnable, j’ai choisi une
histoire de la musique avec des feuillets déjà bien jaunis. Ça
m’a facilité les choses parce qu’il y avait pas mal d’illustrations
protégées par une feuille de papier bible et j’ai pu ainsi insérer le
document sans trop de problème.
T’es un chic type Serge, parce que si tu te faisais piquer à la
douane avec ça ce n’est pas de simples ennuis que tu aurais eu…
Je sais mais il n’y avait pas d’autre solution, du moins pour
Abidine. Il a déjà tant de mal à imposer le respect de la tradition
qui interdit le départ des manuscrits hors de cette ville.
Hier il m’a annoncé qu’il s’était donné encore une semaine
avant de demander la réunion du conseil des sages. Il veut
remettre sa charge à quelqu’un qui en soit plus digne que lui m’at-
il dit. Le problème c’est qu’il culpabilise complètement à propos
de ce vol et personne ne peut le convaincre que ce qui s’est passé
aurait pu arriver à n’importe qui d’autre.
Oui, sauf que les autorités mauritaniennes et même les
instances internationales restent fondamentalement convaincues
que ces bibliothèques du désert ne peuvent vraiment pas être
correctement entretenues et protégées du sable, des termites et des
voleurs si elles ne sont pas regroupées en un lieu officiel et mises
sous la tutelle d’un organisme étatique qui en aurait la charge.
Sans compter que l’Etat mauritanien voit déjà les retombées
économiques d’un tel regroupement qui permettrait à des
milliers de touristes et quelques poignées de chercheurs de venir
facilement dans une ville qui pourrait les accueillir afin d’admirer
ou d’étudier ces manuscrits. Tu comprends bien qu’en l’état actuel
des choses les touristes ne vont pas se déplacer massivement dans
le désert où les conditions de voyage ne sont pas évidentes, pour
aller voir quelques vagues bouquins.
Oui je sais. Mais ce que je sais aussi c’est la force du lien
qui attache ces femmes et ces hommes aux manuscrits qui leur
ont été transmis de génération en génération. Ces livres sont la
mémoire écrite de leur peuple. Ces livres sont leur dignité et
leur identité par delà les aléas de l’histoire, les périodes de crise,
les colonialismes. Ces livres enfin sont les traces de ce qu’ils ont
toujours honoré Dieu.
Je ne comprends pas bien. Pourquoi des listes de patronymes
seraient le signe de ce que leurs ancêtres honoraient les préceptes
de la religion ? ça me dépasse…
L’absence de postérité est une malédiction divine. Sourate 58,
troisième verset.
Là tu m’épates.
Non j’ai beaucoup écouté Abidine. Sourate 58 je te disais
donc : « Celui qui te hait mourra sans postérité » Il faut que les
hommes disent et fassent savoir qu’ils se sont multipliés par la
grâce de Dieu et que cette multitude se voue à Dieu. Le manuscrit
visé par le voleur est justement constitué de textes qui font le
compte de la postérité de ce peuple, autrement dit qui font la
preuve que ces hommes et ces femmes se sont multipliés ainsi
que le veut le Seigneur et parce que le Seigneur les couvrait de sa
bienveillance. Or ce dernier point à lui seul atteste du mérite de
ce peuple ; il le faut bien en effet puisque Dieu leur a accordé sa
clémence et sa miséricorde en leur permettant effectivement de
se multiplier.
Tu m’as tout l’air du spécialiste en exégèse coranique !
Attends ce n’est pas tout ! Le voleur n’a subtilisé qu’un feuillet
du manuscrit. Or quand tu m’as téléphoné pour m’expliquer
ton intuition et comment tu avais fini par faire le lien entre ton
passionné de généalogie et ce feuillet c’est là que j’ai compris. Et
le pire tu vois, c’est que très vite Abidine m’avait mis sur ma piste,
mais ni lui ni moi ne le savions. Tout le temps de l’hégémonie
française les différents castes du pays ont été utilisées pour asseoir
la domination de l’administration française et en 1960 au moment
de l’indépendance, certains mauritaniens ont senti que leur avenir
était peut être compromis s’ils restaient ici. Il paraît qu’ils ont
été assez nombreux parmi les plus favorisés par le colonialisme à
partir. Quelques uns se sont donc installés en France et Abidine
me citait le cas de familles qui n’ont plus jamais entendu parler de
leur parent exilé malgré leurs recherches, les échanges de courrier
entre ambassades etc. Des rumeurs circulaient à cette époque, on
parlait de disparitions non volontaires, d’enlèvements… enfin tu
vois. Mais il y a une chose dont Abidine est sûr : il y a au moins
deux ou trois membres d’ethnies de la région du Tagart qui sont
partis mais sous un autre nom. Je ne sais plus comment il l’a
appris, une histoire complètement extravagante mais qu’importe.
Ton… comment déjà ?
De Farago.
C’était obligatoirement notre homme, tout le désignait, tout
concordait. Tu comprends, à partir du moment où un type qui
a tout fait pour qu’on oublie d’où il vient au point d’effacer son
nom de famille…
Adrien, on reparlera de tout ça après, tu veux. Je sui fatigué
et puis le vieil Abidine mérite qu’on lui apporte enfin sa page
manquante.
Tu as raison. Je suis tellement content ! ;
Serge ouvre son sac à dos et en sort le livre d’histoire de la
musique dans lequel il a caché la page volée du manuscrit.
Tu arrives à la repérer ?
Non, où est-ce que tu l’as mise ?
Regarde ! Attention décolle les pages doucement, le feuillet est
au milieu, entre Sainte Colombe et Marin Marais, entre le voleur
et le volé !
Quel goût du détail! Tu es un raffiné !
Tu peux te moquer ! Je te signale que mon histoire de la
musique vient de subir là une sacrée dévaluation !
Parce que ça fait partie de ton fonds ?
Evidemment !
Et ça coûte cher un bouquin comme ça ?
Bien sûr, cinq ou six mille francs…
Mais tu es fou, tu ne pouvais pas choisir autre chose ? Je ne te
comprends pas Serge, tu es parti en m’expliquant qu’il faudrait
probablement que tu te serres un peu la ceinture en vue des
changements que tu envisageais et là tu…
Arrête de t’exciter Adrien, je plaisantais. Tu es incroyable, toi.
Tu n’as aucun sens des réalités. Tu peux faire un brillant cours
d’économie marxiste mais tu n’as pas la moindre idée du prix
d’un livre !
Je suis content que tu sois là, on va recommencer à se
chamailler, ça me manquait ! pourtant j’ai vécu de beaux jours
dans cette maison.
Tes travaux ont bien avancé ?
Oui j’ai trouvé des choses fabuleuses dans la bibliothèque.
Puis j’ai découvert en Abidine un être d’exception. On a passé
des heures à lire dans le plus grand des silences et des heures
encore ici, sur cette même terrasse, à parler en regardant la
nuit s’installer, défroisser le ciel et le tendre bien plat au dessus
de Tichit, à écouter les murmures des ombres, les soupirs des
oiseaux, les plaintes des palmiers sous le vent, et le bruit feutré
du sable qui respire à mesure qu’il avance et envahit les rues et les
maisons.
Dépêchons-nous d’aller porter ça à Abidine. Je suis sûr que la
vue de ce feuillet va le faire sortir de son lit.
Serge et Adrien pénètrent dans la maison. La première pièce
étroite est chaulée de frais et les murs sont nus en dehors d’une
immense photographie noir et blanc représentant une femme
debout à côté d’une porte. On peut voir tous les détails du bois, les
noeuds, émouvants de fragilité par rapport à l’aspect très massif de
l’ensemble, clenche et loquet compris. La femme au contraire semble
un peu floue, comme si le photographe avait réglé son objectif sur
le système de fermeture de la porte. L’idée fait sourire Adrien qui y
pense chaque fois qu’il passe dans cette pièce. Au bout d’un couloir
éclairé par la lune qui éclabousse le sol de formes d’une clarté laiteuse,
la porte d’une autre pièce est ouverte. Là se tient Abidine, les yeux
profondément enfoncés dans leurs orbites, le souffle court.
Il me semblait avoir entendu du bruit.
C’est juste moi dit Serge en s’avançant vers le vieil homme.
Il lui tend le feuillet glissé entre deux morceaux de papier de soie.
Voilà c’est pour vous.
Abidine prend délicatement la page.
Merci, merci. J’ai beaucoup prié pour connaître cet instant.
Sans vous… Allons il n’est pas l’heure de s’attendrir. Je vais
remettre ce manuscrit là où il doit être et après nous boirons du
thé. Tu dois être fatigué mon fils après ce voyage.
Abidine retourne dans la pièce qu’il a quittée quelques
instant auparavant. Sous la lumière des lampes à pétrole les tapis
semblent assoupis tant leurs couleurs sont fondues ensemble en
un bel ocre mordoré.
Tu n’as pas eu de tempêtes de sable ? Allez viens, installe-toi
près de moi. Tu vois le manuscrit est là. Comme moi il attendait,
il était amputé d’une part de lui-même. On ne devrait jamais
arracher la page d’un livre. Où est Adrien ?
Il est parti préparer du thé.
C’est bien. On va l’attendre et puis tu raconteras.
Dans la pièce les manuscrits sont groupés ainsi que Serge
les avait vus la première fois. Les couffins qui contiennent les
ouvrages à traiter contre les termites ou ceux dont les reliures
doivent être restaurées sont alignés le long du mur. Un courant
d’air un peu frais pénètre par la porte qui ouvre sur le désert et
s’enfuit en traînant derrière lui quelques rayons de lune par le
couloir qui mène à la terrasse. Sur une table de bois épais Serge
reconnaît le matériel d’écriture de son frère, un stylo plume dont
il ne se sépare jamais et une petite boite qui contient sa réserve de
cartouches d’encre. Il est un peu ému de trouver ces objets là tout
en ayant le sentiment qu’ils y sont vraiment à leur place. Un léger
parfum de musc se mêle à l’âcreté plus prononcée du charbon de
bois dont les murs, les tapis, les livres sont imprégnés.
Adrien apporte le kanoun et la théière bleue, tire vers les deux
hommes déjà installés le plateau avec les verres à thé et le sucre,
puis il s’assied à son tour.
Alors ?
On t’a attendu avant de commencer. Le silence est bon qui
fait un écrin pour les belles actions. Mes fils, je ne pourrai jamais
rembourser la dette que j’ai envers vous.
Si.
Adrien a laissé échapper cette réponse murmurée comme s’il
avait peur de briser l’harmonie de la nuit.
– Si ; vous allez rembourser votre dette et vous savez
comment.
Tu as raison Adrien. Je vais continuer à m’occuper de la
bibliothèque, je n’ai pas le droit de m’en désintéresser. Ce serait
un mensonge parce que je tiens à chacun de ces manuscrits. Ce
serait aussi une lâcheté parce que les femmes et les hommes de ce
pays ont besoin des mots qui nourrissent leur mémoire. Ce serait
une offense à Dieu. Il est dit : « Lorsque le ciel se fendra, que
les étoiles seront dispersées, que les mers confondront leurs eaux
l’âme verra ses actions anciennes et récentes. Ce jour là l’âme ne
pourra rien pour l’âme ». C’est maintenant que je peux quelque
chose.
Serge intervient
Des livres circulent toujours sur la route de l’Espoir au travers
des déserts de Mauritanie. Et tout le long des pistes du Sahara,
d’est en ouest et d’ouest en est des caravanes transportent des
millions de mots, j’en suis sûr. Cependant nous ne le savons pas
parce que nous ne faisons pas attention et nous ne les voyons pas.
Tu sais Adrien, le chauffeur qui m’a déposé ce soir à Tichit voyage
toujours avec deux livres qui l’accompagnent sur toutes les routes,
deux bouquins tout jaunis, Flaubert et Platon que lui a donné
un vieil homme qui allait au Mali. Alors, moi je lui ai donné
le recueil que tu m’avais prêté avant que nous quittions Paris et
que j’avais remis dans mon sac pour continuer d’apprendre ce
poème, tu sais ? : « Il vous naît un ami , et voilà qu’il vous cherche
Il ne connaîtra pas votre nom ni vos yeux Mais il faudra… qu’il
soit… » Après j’ai oublié.
… « qu’il soit touché comme les autres Et loge dans son coeur
d’étranges battements Qui lui viennent de jours qu’il n’aura pas
vécu. »
Tu le connais par coeur?
Oui, c’est dans « Les Amis Inconnus ».
Au dessus des verres le thé coule en longs jets fumants et
mousseux qui bousculent sur les bords transparents de minuscules
bulles dorées qui disparaissent en d’âpres parfums sucrés. Dehors
le vent s’est levé et souffle dans les maisons abandonnées qui
gémissent leur solitude. La flamme des lampes vacille et couche
les ombres des trois hommes sur les murs pour veiller les
manuscrits. Abidine a disposé les plis de sa gandoura blanche
sur ses jambes repliées. Son visage éclairé par un rayon de lune
ressemble à quelque moulage à la cire perdue et son corps est
comme une âme de terre compacte sur laquelle le temps aurait
posé ses traces.
Pendant ce temps à Paris, une femme veille. Elle a pleuré et
ri. Elle a lu et mangé, elle a dormi. Peu. Elle a fait tous les gestes
de la vie, laver du linge, préparer un repas, brosser ses cheveux.
Elle a rêvé d’un homme dont l’absence est brûlure de plomb
chauffé à blanc. Et sans savoir s’il reviendra un jour elle s’est
dit : « Je l’attends ».

Françoise Chauvelier, Paris, 16 Août 2001

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