Accueil › Forums › Textes › CONAN DOYLE, Arthur – La Disparition de lady Frances Carfax › Répondre à : CONAN DOYLE, Arthur – La Disparition de lady Frances Carfax
CONAN DOYLE, Arthur – La Disparition de lady Frances Carfax
Traduction : Carole.
« Mais pourquoi turques ? », s’écria Sherlock Holmes en regardant fixement mes bottines, alors que je prenais place, allongeant les jambes, dans un fauteuil en rotin. Son esprit sagace en perpétuel éveil n’avait pas manqué de se livrer à un examen approfondi des moindres détails vestimentaires qui composaient ma tenue.
« Non, de fabrication anglaise », répondis-je, surpris. « Elles proviennent de chez Latimer, sur Oxford Street. »
Holmes eut un geste de lassitude.
« Je parle de vos ablutions, Watson » dit-il, « de vos ablutions ! Pourquoi préférer vous rendre aux bains turcs alors que vous disposez à domicile de tout le confort nécessaire ? »
« Simplement parce que je me suis trouvé rhumatismant et asthénique ces dernières semaines. Les bains turcs sont ce que nous nommons dans notre jargon médical une médecine douce – un revigorant, une sorte de détersif pour le corps. »
« A ce propos, Holmes », ajoutai-je, « je ne doute pas que le rapport entre mes bottines et les bains turcs apparaisse à un esprit logique tel que le vôtre immédiatement évident, mais… je vous saurais gré de bien vouloir me l’expliquer. »
« Le cheminement d’une telle déduction est élémentaire, mon cher Watson », répondit Holmes dont les yeux pétillèrent de malice. « Elle appartient au même ensemble des déductions primaires que je puis à nouveau illustrer, en vous demandant qui était la personne qui a partagé votre fiacre ce matin ? »
« Permettez-moi de ne pas élever cette nouvelle illustration au rang des explications », répondis-je avec aigreur.
« Excellent, Watson ! Voici une remarque des plus dignes et des plus logiques ! Voyons, reprenons, voulez-vous ? Commençons par ma dernière déduction – celle concernant le fiacre. La manche gauche de votre habit souffre d’éclaboussures, lesquelles sont parfaitement absentes du côté droit. Si vous vous étiez assis au milieu du siège, peut-être n’auriez-vous pas reçu d’éclaboussures, ou tout au moins celles-ci se seraient-elles répandues uniformément à droite et à gauche de votre habit ? Il semble donc évident que vous vous êtes installé au bord de votre siège. D’où ma question : « qui vous accompagnait ? ».
« Bien, votre raisonnement apparaît cohérent. »
« Et même, d’une banalité déconcertante, n’est-il pas ? »
« Mais… Le rapport entre les bottines et les bains turcs ? »
« D’un raisonnement tout aussi enfantin. Vous avez coutume d’attacher vos lacets de bottines d’une certaine manière, qui diverge de celle présentée aujourd’hui. Il n’est pas dans vos habitudes de réaliser une double boucle d’un genre aussi élaboré à vos lacets. Il est donc évident que vous vous êtes déchaussé et qu’une personne autre est l’auteur de ce nœud. Mais qui est-elle ? Un cordonnier peut-être, ou encore le garçon de bain. Il est peu probable que ce soit le cordonnier, étant donné l’état de vos bottines qui sont presque neuves. Reste donc le garçon de bain. Elémentaire, n’est-ce pas ? Mais c’est sans importance, les bains turcs n’étaient qu’un prétexte à une entrée en matière. »
« Qui se rapporte à ? »
« A la possibilité que vous effectuiez un voyage, Watson. Vous m’avez dit vous sentir rhumatismant et asthénique ces derniers temps, que diriez-vous d’un changement d’air ? Lausanne, en première classe et toutes dépenses payées avec largesse, naturellement. Eh bien, mon cher Watson ? »
« Alléchant ! Mais dans quel but ce voyage ? »
Holmes se rejeta en arrière dans son fauteuil et sortit un petit calepin de sa poche.
« L’une des positions sociales les plus dangereuses au monde », dit-il, « est celle de la voyageuse solitaire. Elle est bien souvent la plus inoffensive des créatures mais est aussi la plus attirante. Elle est la cible privilégiée du crime. Elle est sans défense, elle est mobile. Elle dispose de ressources suffisantes pour la mener de ville en ville, d’hôtel en hôtel. Elle s’égare le plus souvent dans un imbroglio de rentes et de pensions. Elle est l’agneau égaré au milieu des loups, dont les bêlements de détresse ne seront pas entendus. Hum, je crains qu’il ne soit arrivé malheur à lady Frances Carfax. »
Cette transition abrupte d’un cas général au cas particulier me surprit. Holmes consulta ses notes et poursuivit :
« Lady Frances est l’unique héritière de feu le comte de Rufton. Les terres et domaines étant restées – peut-être vous en souvenez-vous – la propriété exclusive de la branche masculine de la famille, lady Frances ne disposa pour tout héritage que de ressources limitées, mais c’était cependant sans compter sur un lot de remarquables bijoux espagnols en argent ancien et de splendides diamants taillés auquel elle était très attachée – trop attachée peut-être, puisqu’elle refusa de les confier à la sécurité d’un coffre de banque et les emporta partout avec elle. Une individualité émouvante que celle de lady Frances, une très belle jeune femme, ravissante encore dans la force de l’âge, mais aujourd’hui, par un curieux revers de fortune, l’unique île à la dérive de ce qui constituait jadis un florissant archipel. »
« Mais que lui est-il donc arrivé ? »
« Ah !… Voilà bien la question que je me pose ! Est-elle morte ? Est-elle en vie ? Personne ne saurait le dire. Lady Frances est une dame aux habitudes parfaitement régulières. Depuis quatre années, elle écrit invariablement chaque quinzaine à sa vieille femme de charge, Miss Dobney, retirée dans le Camberwell. C’est Miss Dobney qui m’a fait part de ses inquiétudes. Voilà bientôt cinq semaines qu’elle n’a reçu aucune nouvelle de lady Frances. La dernière lettre qui lui est parvenue porte le cachet du National Hotel de Lausanne. Lady Frances semble l’avoir quitté sans laisser d’adresse. Les membres de la famille de lady Frances sont très inquiets, et, leurs ressources étant considérables, nous disposons pour mener à bien notre enquête de crédits illimités. »
« Miss Dobney est-elle le seul témoin dont nous disposions ? Peut-être lady Frances entretenait-elle d’autres correspondances ? »
« L’un de ses correspondants les plus fidèles était son banquier, Watson. Les voyageuses solitaires ont des besoins vitaux. Leurs livrets bancaires sont de véritables carnets de voyage. La domiciliation bancaire de lady Frances Carfax est à la Silvester. J’ai examiné le solde de son compte. L’avant-dernier chèque émis a été débité à Lausanne, pour le paiement je présume de sa note d’hôtel. Le montant en était cependant plutôt conséquent, et il se peut que ce retrait ait assuré à lady Frances quelques économies. Depuis lors, un seul chèque a été émis. »
« A quel ordre, et à quel endroit celui-ci a-t-il été établi ? »
« Il était adressé à Miss Marie Devine. Rien n’a permis cependant de préciser le lieu de l’établissement du chèque. Il a été tiré il y a de cela environ trois semaines sur le Crédit Lyonnais à Montpellier. La somme était de cinquante livres. »
« Et qui est Miss Marie Devine ? »
« Voici un élément que j’ai pu éclaircir, Watson. Miss Marie Devine fut la femme de chambre de lady Frances Carfax. La raison pour laquelle ce chèque lui a été adressé m’est encore inconnue. Mais je ne doute pas, cependant, que votre enquête nous l’apprendra bientôt. »
« Mon enquête ? »
« Oui, au cours de votre revigorante virée à Lausanne. Je ne puis raisonnablement m’absenter de Londres et laisser le vieux Abrahams en proie à la terreur et en danger de mort imminent. D’une manière plus générale, il vaut mieux que je reste sur le territoire anglais. Vous le savez, Scotland Yard a une fâcheuse tendance à se sentir désemparé en mon absence, et ce sentiment a un impact certain sur les criminels de toutes sortes qui ne sont que trop heureux de pouvoir accomplir leurs méfaits. Partez pour Lausanne, mon cher Watson, et si d’humbles conseils vous semblent valoir la dépense modique de deux pence le mot, alors n’hésitez pas à user du télégraphe. »
Deux jours plus tard, je descendais au National Hotel de Lausanne, et étais accueilli de la manière la plus cordiale par son célèbre directeur, Monsieur Moser. Il m’apprit que lady Frances avait séjourné à l’hôtel durant plusieurs semaines, que sa présence y avait été très appréciée, qu’elle était, bien qu’âgée d’une quarantaine d’années, encore d’une grande beauté, et qu’elle arborait encore les signes d’un passé qui témoignaient d’une jeunesse ravissante. Monsieur Moser n’avait pas eu connaissance de bijoux de valeur qui fussent en possession de la dame, mais les femmes de chambres témoignèrent d’une malle toujours cadenassée avec soin. Marie Devine, sa femme de chambre, avait été tout autant remarquée que sa maîtresse. Elle était fiancée à l’un des surveillants en chef de l’hôtel, et il était donc commode d’obtenir son adresse. Elle résidait 11 rue de Trajan, à Montpellier. Je pris note de tout ceci et me rengorgeai en songeant que Holmes lui-même n’aurait pu obtenir de renseignements plus précis.
Une seule ombre demeurait au tableau. Aucune des informations dont je disposais ne pouvait expliquer le soudain et mystérieux départ de lady Frances de l’hôtel. Elle semblait se plaire à Lausanne. Il y avait eu tout lieu de penser qu’elle y passerait le reste de la saison, confortablement installée dans ses somptueux appartements surplombant le lac. Puis elle avait déposé un préavis d’un jour, la contraignant cependant à régler des frais d’hôtel d’une semaine entière. Jules Vibart, le fiancé de Marie Devine, suggéra que ce prompt départ avait un rapport avec une récente rencontre de lady Frances. Un homme à la mine sombre et à l’imposante barbe noire avait rendu visite à la dame un ou deux jours auparavant au sein même du National Hotel. « On aurait dit un véritable sauvage » furent les termes à, l'aide desquels le surveillant de l’hôtel qualifia l’inconnu.
Celui-ci avait pris une chambre quelque part dans un autre établissement de la ville. Il avait été aperçu s’entretenant avec animation avec lady Frances au cours d’une promenade qu’ils avaient réalisée autour du lac. Puis il l’avait rappelée le lendemain, mais la dame avait refusé de le voir. Des témoins affirmèrent que l’inconnu était anglais, bien que son nom n’ait pas été reporté sur le registre de l’hôtel. Lady Frances quitta précipitamment l’hôtel juste après cet événement. Jules Vibart et sa fiancée établissaient tous deux un rapport certain entre la visite de cet inconnu et le départ de lady Frances de la ville. Il n’y eut qu’une seule question à laquelle Jules Vibart ne répondit pas : la raison pour laquelle Marie avait quitté le service de sa maîtresse. Qu’il ne pût ou ne voulût pas répondre, toujours est-il que je dus me rendre à Montpellier pour obtenir les éclaircissements que je souhaitais.
Ceci clôt le premier chapitre de mes investigations. Le second fut dédié à la recherche de l’endroit pour lequel lady Frances avait quitté Lausanne. Le mystère qui subsista quant à celui-ci laissait clairement entendre que la dame avait quitté Lausanne avec la ferme intention de ne permettre à personne de la suivre. Mais alors, pourquoi avait-elle permit que l’on étiquetât officiellement ses bagages pour Baden ? Il semblait que lady Frances et ses valises aient cependant, bien que par le biais d’un itinéraire des plus inattendus, atteint la ville thermale rhénane. J’appris cela de la bouche du directeur du bureau local du Cook. Je me rendis donc à Baden, après avoir adressé au préalable à l’intention de Holmes un compte-rendu détaillé de mes premières investigations, et avoir reçu en réponse un télégramme rédigé en termes flatteurs, au travers desquels je perçus cependant une certaine ironie.
A Baden la piste ne fut pas difficile à suivre. Lady Frances était descendue à l’Englisher Hof et y avait séjourné durant une quinzaine de jours. Elle avait alors fait la connaissance d’un couple, le docteur Shlessinger, missionnaire sud-américain, et son épouse. Comme un certain nombre de femmes seules, lady Frances trouvait réconfort et occupation dans la pratique de la religion. La personnalité et la piété du docteur Shlessinger l’impressionnèrent et l’émurent profondément. Il était convalescent, ayant contracté une maladie dans l’exercice de sa mission apostolique. Elle assista Mrs Shlessinger dans les soins quotidiens qu’elle prodiguait à son pieux époux. Celui-ci passait ses journées – se remémorait le directeur de l’hôtel – allongé dans une chaise longue de la véranda, ayant respectivement à sa droite et à sa gauche deux des dames des plus attentionnées. Il travaillait à l’élaboration d’une carte des lieux sacrés au temps des Madianites, au sujet desquels il rédigeait en parallèle une monographie. Puis, sa santé s’étant sensiblement améliorée, lui et son épouse s’en étaient retournés à Londres. Lady Frances avait sollicité la permission de les accompagner. Ceci s’était passé trois semaines auparavant, et les témoignages du directeur s’arrêtaient là. Quant à la femme de chambre de lady Frances, Marie, elle avait quitté le service de sa maîtresse quelques jours auparavant, et avait informé dans un déluge de larmes les autres femmes de chambre de l’hôtel que son départ était définitif. Les notes d’hôtel du couple Shlessinger et de lady Frances avaient été réglées conjointement par le docteur, peu avant son départ.
« C’est étrange », dit le manager en guide de conclusion, « qu’un autre des amis de lady Frances Carfax soit également sans nouvelle de cette dame. Il y a tout juste une semaine un individu s’est adressé à nous pour une demande de renseignements similaires à la vôtre. »
« A-t-il décliné son identité ? »
« Non. Mais il était Anglais – bien que toutefois d’un physique peu banal. »
« Un sauvage ? », dis-je, en tentant de lier les faits à la manière de mon illustre ami.
« Exactement. Ce terme le décrit parfaitement. Epais, barbu, hâlé, certainement davantage à son aise dans un établissement hôtelier moins prestigieux que celui-ci. Un homme dur, à en juger par son apparence farouche, de ceux devant lesquels il vaut mieux s’éclipser… »
L’intrigue prenait forme, et une figure émergeait distinctement du brouillard. Cet implacable et sinistre individu poursuivait cette bonne et pieuse lady Frances de place en place. Elle le craignait, sans quoi elle n’aurait pas quitté Lausanne. Il n’avait pourtant pas perdu sa trace. Tôt ou tard il la rattraperait. Etait-il trop tard ? Etait-ce la raison du silence de la dame ? Ses compagnons de voyage n’avaient-ils rien pu pour elle contre cette violence et ce chantage ? Quel horrible dessin, quel but inavouable cachait cette interminable poursuite ? Voilà ce que je devais découvrir.
J’écrivis à Holmes afin de lui démontrer avec quelle rapidité j’étais parvenu à débrouiller les fils de ce mystère. Pour toute réponse je reçus un télégramme me demandant une description fidèle de l’oreille gauche du docteur Shlessinger. Tenant le sens de l’humour de mon ami pour parfois douteux et offensant, je ne tins pas compte de cette énième plaisanterie – d’autant plus que lorsqu’elle me parvint j’avais déjà quitté Baden et atteint Montpellier pour y interroger la femme de chambre Marie.
Je n’eus aucune difficulté à retrouver sa trace, elle n’en fit aucune de me révéler tout ce qu’elle savait. C’était une servante dévouée, qui n’avait quitté sa maîtresse qu’à contrecœur et parce qu’elle s’était trouvée assurée de la laisser en de bonnes mains, et parce son prochain mariage rendrait cette séparation inéluctable. Elle confessa avec chagrin que sa maîtresse s’était montrée très dure à son égard lors de leur séjour à Baden, qu’elle l’avait questionnée comme si elle doutait soudain de son dévouement, et que ces reproches avaient participé à rendre son propre départ plus aisé. Les cinquante livres correspondaient au présent de mariage que lui faisait lady Frances. L’impression de Marie quant à l’individu qu’elle tenait pour responsable de la fuite de sa maîtresse de Lausanne était, à l’image de la mienne, des plus défavorables. Elle l’avait vu de ses yeux molester lady Frances au cours de leur promenade autour du lac. C’était selon elle un homme rude et terrible. Elle était convaincue que c’était la crainte qu’il lui inspirait qui avait amené lady Frances à se munir d’une escorte pour la ramener à Londres. Elle n’avait rien confié de ses appréhensions à Marie, mais celle-ci avait pu observer un certain nombre de signes qui ne pouvaient démentir cette impression de terreur nerveuse qu’inspirait cet homme à sa maîtresse. Elle s’interrompit subitement pour se dresser sur son séant, le visage convulsé par l'effroi :
« Regardez ! », cria-t-elle, « le monstre la poursuit encore ! Voilà l’homme dont je vous parlais à l’instant ! »
J’aperçus à travers la fenêtre entrouverte du salon un homme gigantesque, au teint hâlé et à la barbe noire hirsute descendant lentement la rue en son milieu et examinant avec la plus grande attention chacun des numéros des demeures. Il était évident qu’il était sur les traces de la femme de chambre de lady Frances en présence de laquelle je me trouvais actuellement. Sous l’emprise d’une impulsion subite, je me ruai dehors et me plantai devant lui.
« Vous êtes Anglais », lui dis-je.
« Et que vous importe ? », répondit-il d’un air renfrogné.
« Puis-je vous demander votre nom ? »
« Non, vous ne le pouvez pas », répondit-il d’un air résolu.
La situation était embarrassante, mais les méthodes les plus directes étant souvent les meilleures :
« Où se trouve lady Frances Carfax ? », demandai-je.
Il me considéra avec surprise.
« Que lui est-il arrivé ? Pourquoi la poursuivez-vous ? J’attends votre réponse ! », dis-je.
L’homme mugit et bondit sur moi. Je me battais comme un lion, mais cet homme avait la force et la fureur du démon. L’une de ses mains se referma sur ma gorge, et j’étais prêt de perdre connaissance quand un brave ouvrier français, mal rasé, en blouse bleue, s’élança du café d’en face, armé d’une matraque, pour me porter secours. Il frappa violemment mon assaillant sur l’avant-bras et lui fit immédiatement lâcher prise. Celui-ci hésita quelques instants, fulminant de rage, évaluant le risque d’une contre-attaque. Dans un grognement sourd, il s’éloigna et pénétra dans la cour de la maison que je venais de quitter à l’instant. Je me tournai vers mon libérateur pour le remercier. Ce fut lui qui prit la parole.
« Eh bien, Watson, du joli travail que vous avez fait là ! », me lança-t-il. Vous feriez mieux de rentrer dès ce soir avec moi par le train de nuit pour Londres. »
Quelques heures plus tard, Sherlock Holmes était assis dans son costume habituel dans ma chambre d’hôtel. Il donna à sa soudaine et opportune apparition l’apparence de la plus grande simplicité : ayant entrevu la possibilité de s’éloigner momentanément de Londres, il décida de m’attendre à l’endroit qui serait de toute évidence ma prochaine destination. Déguisé en ouvrier, il avait pris place dans le café face à la demeure de Marie Devine et avait attendu.
« Et je salue la perspicacité de vos investigations, mon cher Watson », me dit-il. « Car j’ai beau réfléchir, je ne parviens pas à savoir quelle bévue vous avez omise. Le résultat de vos procédés est d’avoir donné l’alerte à tout le monde, sans pour autant avoir découvert quelque chose. »
« Vous auriez sans doute fait mieux », répondis-je, pincé.
« Il n’y a aucun doute à ce sujet. J’ai fait mieux. Voici l’identité de votre suspect : il s’agit de l’honorable Philip Green, qui loge avec vous dans cet hôtel, et qui est le point de départ de nouvelles investigations davantage fructueuses. »
Une carte venait de nous être apportée sur un plateau, suivie du même individu barbu qui m’avait précédemment molesté dans la rue. Il eut un sursaut en m’apercevant.
« Que signifie ceci, Monsieur Holmes ? », demanda-t-il. « Je viens répondre à votre dépêche, mais j’aimerais au préalable que vous me disiez ce que cet individu a à faire dans cette affaire. »
« Je vous présente mon vieil ami et associé, le docteur Watson, qui nous apporte son soutien dans notre enquête. »
L’étranger me tendit une main épaisse à la peau brûlée par le soleil en balbutiant quelques mots d’excuse.
« J’espère que je ne vous ai pas blessé. Je suis sorti de mes gonds lorsque vous m’avez accusé de lui avoir fait du mal. Je ne suis plus moi-même ces temps-ci. Mes nerfs sont à vif. Cette situation dépasse mon entendement. Mais ce que je voudrais par-dessus tout savoir, Monsieur Holmes, c’est comment, par ma barbe, vous avez eu vent de mon existence. »
« Je suis mandaté par Miss Dobney, la femme de charge de lady Frances. »
« La vieille Susan Dobney, à la charlotte ? Je me la rappelle très bien. »
« Et elle se souvient bien de vous. Avant que vous ne décidiez de vous embarquer pour l’Afrique du Sud. »
« Ah, je vois qu’elle vous a raconté toute l’histoire. Je n’ai rien à cacher, Monsieur Holmes. Je vous jure qu’aucun homme au monde n’avait jamais aimé une femme comme j’aimais lady Frances. Mais j’étais jeune alors, d’un tempérament fougueux – pas davantage que ceux de mon âge. Mais le cœur de lady Frances était d’une telle pureté, qu’il ne pouvait tolérer la moindre imperfection de caractère. En conséquence, lorsque certains faits de mon passé furent portés à sa connaissance, elle ne voulut plus entendre parler de moi. Et pourtant elle m’aimait – voilà le plus fort ! –, elle m’aimait assez pour refuser un autre mari pour le restant de ses jours. Le temps passa. M’étant enrichi à Barbeton, je songeai que peut-être, je pourrais la rechercher et la persuader. J’avais entendu dire qu’elle ne s’était pas mariée, je retrouvai sa trace à Lausanne et fis tout ce qui était en mon pouvoir pour la décider, mais, bien que je sentis sa volonté faiblir, il lui en restait semble-t-il suffisamment pour m’éconduire. Le lendemain lorsque je cherchais à la joindre à l’hôtel elle s’en était envolée. J’appris qu’elle avait quitté la ville. Je la suivis jusqu’à Baden, où je perdis sa trace. J’appris que son ancienne femme de chambre résidait ici. Je suis un homme au caractère rude, forgé par un rude mode de vie, et quand le docteur Watson s’est adressé à moi en m’accusant, j’ai perdu mon sang-froid. Mais pour l’amour de Dieu dites-moi ce qui est arrivé à lady Frances. »
« C’est bien là ce que nous devons découvrir », dit Holmes d’un air grave. « Quelle est votre adresse à Londres, Monsieur Green ? »
« Le Langham Hotel garde ma correspondance. »
« Puis-je vous conseiller de retourner à Londres et de vous tenir à notre disposition en cas de besoin ? Il n’est pas dans mon intention de vous donner de faux espoirs, mais soyez assuré que je ferai tout ce qui est mon pouvoir pour assurer la sécurité de lady Frances. Je ne suis pas en mesure d’en dire davantage pour le moment. Permettez-moi de vous laisser notre carte afin que vous puissiez également en cas de besoin de votre côté rentrer en contact avec nous. A présent, Watson, ayez l’obligeance de faire votre sac, je vais quant à moi télégraphier à Mrs Hudson afin qu’elle fasse grande diligence pour deux voyageurs affamés pour sept heures trente demain matin. »
Un télégramme nous attendait à Baker Street à notre arrivée. Holmes le parcourut, eut une exclamation d’intérêt, puis me le tendit.
Le message disait :
Découpée ou déchiquetée.
La provenance du message était Baden.
« Qu’est ceci ? », demandai-je.
« Notre réponse », répondit Holmes. « Peut-être vous souvenez-vous de la question que je vous avais adressée alors que vous veniez de quitter Baden, à propos de l’oreille gauche du docteur Shlessinger. Vous ne m’aviez pas répondu. »
« J’avais déjà quitté Baden et n’étais plus en mesure de me renseigner. »
« Exactement. C’est pour cette raison que j’ai adressé un duplicata de ma demande au manager de l’Englisher Hof, dont la réponse gît sur ce morceau de papier. »
« Que démontre-t-elle ? »
« Elle démontre, mon cher Watson, que nous sommes aux prises avec une crapule des plus rusées et dangereuses. Le révérend docteur Shlessinger, missionnaire d’Afrique du Sud, n’est en réalité autre que Holy Peters, de triste mémoire, le plus sombre bandit que la terre d’Australie ait jamais porté – fait en outre fascinant pour une contrée si jeune. Sa spécialité criminelle réside en l’aveuglement et la tromperie de voyageuses riches et solitaires au moyen d’une dévotion religieuse feinte. Sa femme, une Anglaise du nom de Fraser, lui est une complice redoutable. Je retrouvai en la personne du docteur Shlessinger un mode opératoire similaire, qui éveilla mes soupçons. Sa particularité physique – il fut violemment mordu à l’oreille lors d’une bagarre de saloon à Adélaïde en 89 – confirme mes craintes. Cette pauvre lady Frances est entre les mains d’un couple infernal, qui ne recule devant rien, Watson. Le fait qu’ils l’aient déjà assassinée est même une supposition très probable. Dans le cas contraire, elle est certainement si soigneusement recluse qu’elle se trouve dans l’impossibilité d’écrire à Miss Dobney ou à quelque autre de ses relations. Il est tout aussi probable qu’elle ne soit jamais parvenue à Londres, ou qu’au contraire elle s’y trouve encore. Dans le premier cas, parce que les bandits n’ignorent pas qu’il est d’autant plus difficile à des étrangers de berner la police londonienne, et dans le second car ils n’ignorent pas que Londres est sans conteste le meilleur et le plus sûr endroit pour séquestrer quelqu’un. Mon instinct me dit que lady Frances se trouve à Londres, mais nous n’avons pour le moment aucun moyen de savoir où. Aussi n’avons-nous plus qu’à faire ce qui nous reste à faire, c’est-à-dire prendre un copieux dîner afin de restaurer notre énergie et nous armer de patience. Plus tard dans la soirée j’irai à pied m’entretenir avec notre ami Lestrade de Scotland Yard. »
Ni le déploiement des forces de police de Londres ni celles – plus modérées certes, mais infaillibles – de Holmes n’eurent raison du lieu de réclusion de lady Frances. Au beau milieu d’une foule de plusieurs millions d’habitants, nos trois individus étaient aussi introuvables que s’ils n’avaient jamais existés. On placarda des avis de recherche, sans succès. On suivit des pistes qui ne menèrent à rien. On surveilla les repaires habituels de brigands que Shlessinger était susceptible de fréquenter, mais il ne s’y montra pas. On fila ses anciens acolytes, en vain. Enfin, après une semaine d’infructueuses recherches, une faible lueur d’espoir brilla. Un précieux pendentif espagnol d’argent vieilli fut mis en gage chez Bovington, sur Westminster Road. Le boutiquier décrivit le gageur comme un homme imposant, à l’apparence soignée et cléricale. Bien que les nom et adresse communiqués soient indubitablement faux, et que l’oreille gauche ait échappé à l’attention du boutiquier, la description du gageur correspondait sans conteste à celle de Shlessinger.
Par trois fois notre connaissance à la barbe hirsute du Langham Hotel avait pris contact avec nous pour avoir des nouvelles – la dernière étant survenue à peine une demi-heure après ce nouveau rebondissement dans notre affaire. Les vêtements qu’il portait devenaient lâches, il semblait fondre sous le coup d’une angoisse qui ne le quittait plus. « Si seulement vous me donniez quelque chose à faire pour m’occuper ! », était l’une de ses récurrentes prières. Holmes accéda enfin à sa demande.
« Ils ont commencé à gager les bijoux. Nous allons peut-être pouvoir mettre la main sur ces criminels. »
« Mais est-ce que cela signifie qu’ils n’ont fait aucun mal à lady Frances ? »
Holmes hocha gravement la tête.
« En supposant qu’ils aient maintenu lady Frances prisonnière jusqu’à maintenant, ils ne peuvent plus la relâcher sans causer leur propre perte. Nous devons, je crois, nous préparer au pire. »
« En quoi puis-je vous être utile ? »
« Ces bandits ne vous ont-ils jamais vu ? »
« Non, jamais. »
« Il est probable que notre homme tente de gager d’autres bijoux. S’il se rend dans une autre boutique, tout sera à recommencer. Cependant, il a tiré un bon prix du premier pendentif, et le boutiquier ne lui a créé aucun embarras. Il est donc fort probable qu’il retourne à nouveau chez Bovington. Je vais vous communiquer une note que vous communiquerez au boutiquier, et il vous laissera attendre avec lui dans sa boutique. Si notre homme revient, vous le suivrez discrètement jusqu’à sa retraite. Mais surtout faites bien en sorte qu’il ne s’aperçoive de rien, et ne recourez en aucun cas à la violence. Donnez-moi votre parole d’honneur que vous n’entreprendrez rien sans m’avoir consulté auparavant. »
Durant deux jours l’honorable Philip Green (il était, je dois le dire, le fils du célèbre amiral du même nom, commandant de la flotte de la mer d’Azof pendant la Guerre de Crimée) ne nous apporta aucune nouvelle. Mais au soir du troisième jour il pénétra essoufflé dans notre salon, pâle et tremblant, chacun des muscles de son imposante charpente tressaillant d’émotion.
« Nous le tenons ! Nous le tenons ! », cria-t-il.
Son agitation rendait ses propos incohérents. Holmes apaisa son émotion en quelques mots et l’invita à s’asseoir dans un fauteuil.
« A présent, relatez les événements dans leur ordre d’apparition », dit-il.
« Elle est venue il y a une heure à peine. C’était la femme, cette fois, mais le pendentif qu’elle a amené était la réplique exacte de l’autre. Elle est de grande taille, pâle, avec des yeux fureteurs. »
« C’est bien la femme », dit Holmes.
« Elle a quitté la boutique et je l’ai suivie le long de Kennington Road, bien soigneusement à quelques pas derrière. Là elle est entrée dans une boutique. Monsieur Holmes c’était un magasin de pompes funèbres. »
Mon ami eut un tressaillement.
« Et ensuite ? », demanda-t-il d’une voix vibrante au travers de laquelle transparaissait l’émotion et qui trahissait le masque impassible du visage.
« Elle s’est entretenue avec la dame derrière le comptoir. Finalement je suis entré. « C’est tard », a-t-elle dit en ces termes – ou en d’autres qui voulaient dire la même chose. La femme derrière le comptoir s’est excusée. « Cela aurait déjà dû être prêt », répondit-elle, « cela a demandé davantage de temps parce que c’est un modèle qui sort de l’ordinaire. » Là, leur conversation s’est interrompue et elles se sont toutes deux tournées vers moi. J’ai adressé quelques questions à la femme derrière le comptoir, puis je suis ressorti. »
« Vous avez agi comme il convenait de le faire. Que s’est-il passé ensuite ? »
« La femme est ressortie. Elle ne m’a pas vu, car je m’étais dissimulé sous un porche. Ses soupçons avaient cependant été éveillés car elle regarda tout autour d’elle. Elle arrêta un fiacre et y monta. Je fus assez chanceux pour en héler un immédiatement à sa suite et lui ordonnai de suivre le premier. Il la déposa au numéro 36 de Poultney Square, à Brixton. Je la dépassai, tournai le coin et me fis déposer par mon fiacre, puis je revins sur mes pas, et surveillai la maison. »
« Avez-vous observé quelque chose ? »
« Les pièces de la maison étaient toutes plongées dans l’obscurité. Seule l’une d’elle au rez-de-chaussée était éclairée d’une lumière. Les stores étaient cependant baissés, et je n’ai rien pu voir. Je me tenais là, à m’interroger sur ce que j’avais à faire, quand un chariot couvert s’est arrêté devant la maison. Deux hommes en descendirent, déchargèrent quelque chose qu’ils portèrent jusqu’à la porte la maison. Monsieur Holmes, c’était un cercueil. »
« Ah ! »
« Je fus sur le point de me ruer dans la maison. La porte s’était ouverte pour laisser entrer les deux hommes avec leur marchandise. La femme se tenait sur le seuil. Elle m’aperçut et je suis certain qu’elle me reconnut. Elle eut un sursaut, et referma promptement la porte. Alors je me suis rappelé la promesse que je vous avais faite, de ne pas agir sans votre consentement, et ainsi je suis revenu vous remettre mon rapport. »
« Vous avez fait de l’excellent travail », dit Holmes, en gribouillant à la hâte quelques mots sur une demi-page de papier. « Nous ne pouvons rien faire légalement sans un mandat, et vous ferez au mieux en vous emparant de cette feuille et en la portant aux autorités compétentes afin d’en obtenir un. Peut-être vous feront-elles quelques difficultés, mais je suppose que l’argument du recel des pendentifs sera suffisant. Lestrade négociera. »
« Mais un meurtre pourrait se produire pendant ce temps ! Que peut signifier ce cercueil, si ce n’est que l’on va enterrer quelqu’un ? »
« Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir, Monsieur Green. Soyez assuré que nous ne perdrons pas un seul instant pour agir. Vous pouvez compter sur nous. »
« A présent, Watson », ajouta-t-il alors que Philip Green s’était rué hors de la chambre pour exécuter les ordres de Holmes, « les forces régulières ne vont pas tarder à entrer en action. Constituant pour notre part les forces irrégulières, il nous faut adopter un plan de bataille. La situation est critique, Watson, la fin justifiera les moyens. Nous n’avons pas un instant à perdre, partons à l’assaut de Poultney Square. »
« Récapitulons la situation », dit-il alors que notre fiacre, ayant dépassé avec la plus grande rapidité le Parlement, franchissait le pont de Westminster. « Nos coquins sont parvenus à entraîner cette infortunée lady à Londres, après l’avoir privée des soins attentionnés de sa femme de chambre. Ils ont pris soin, si la dame a écrit, d’intercepter sa correspondance. Ils ont loué par l’intermédiaire d’un complice un meublé et y séquestrent lady Frances, sur les bijoux de valeur de laquelle ils ont mis la main – ce qui était leur motivation première. Ils ont commencé à en tirer le profit escompté par le biais de ventes. Ils sont persuadés que pas âme qui vive ne se soucie du sort de cette voyageuse solitaire ; ils ne peuvent prendre le risque de la libérer, craignant à juste titre qu’elle ne les dénonce par la suite. Ne pouvant cependant la séquestrer indéfiniment, leur unique alternative est le meurtre. »
« Cette extrémité me paraît inéluctable. »
« Mais imaginons le dilemme auquel ils sont confrontés sous un autre angle. En suivant deux lignes de pensée, Watson, l’esprit aboutit toujours à une intersection à proximité de laquelle se trouve la vérité. Raisonnons, non plus à partir de la dame, mais à partir de l’élément cercueil. La commande et la livraison de cette bière suggèrent, je le crains, que lady Frances est morte. Elles suggèrent également l’arrangement d’un enterrement orthodoxe, qui implique pour sa réalisation la production d’un certificat médical et d'autres documents officiels. Auraient-ils maladroitement assassiné la dame, qu’ils l’auraient probablement enterrée dans un trou au fond de leur jardin. Mais dans leur préparation tout est ostentatoire et réglementaire. Que pouvons-nous en déduire ? Qu’ils sont parvenus à l’assassiner en déguisant le meurtre, déguisement qui a trompé le médecin qui a examiné le corps lui-même et lui a suggéré une mort survenue naturellement – un empoisonnement, peut-être. Et cependant n’est-il pas ô combien étrange qu’ils aient pris le risque de laisser un médecin s’approcher du corps, à moins que celui-ci n’ait été leur complice – ce qui est une hypothèse bien invraisemblable ?
« N’auraient-il pas pu contrefaire un certificat médical ? »
« Risqué, Watson, très risqué. Je ne les imagine guère prenant un tel risque. Arrêtez-vous, cocher ! Voici sans aucun doute l’entrepreneur de pompes funèbres en question, puisque nous venons de dépasser la boutique du prêteur sur gage. Voudriez-vous y entrer, Watson ? Votre mine inspire confiance. Entrez et demandez à quelle heure auront lieu les funérailles du 36 Poultney Square demain. »